• Jokari, Mille Bornes ou Petit Bac… L’été et ses longues plages de temps libre sont propices aux jeux : de plage ou de voiture, solitaires ou de société.
  • Toute la semaine, avec sa série d’articles « A quoi tu joues ? », 20 Minutes explore les tendances de ces jeux estivaux.
  • Aujourd’hui, nous nous intéressons aux mots croisés, qui triturent l’esprit des cruciverbistes de génération en génération. Des mordus de petites cases blanches qui s’attachent à leurs auteurs ou s’en agacent.

Les mots croisés, c’est parfois une histoire de famille. « Ma maman, c’était toujours la première chose qu’elle faisait en ouvrant son journal. J’y ai pris goût aussi », raconte avec tendresse à 20 Minutes Cécile, une retraitée octogénaire adepte de ce jeu d’esprit. Une bonne grille, ça peut aussi se dévorer entre amis, lors d’un apéro estival qui étire les heures, par exemple. Cela peut être aussi un plaisir solitaire, un rendez-vous quotidien avec ses méninges, son journal et son stylo.

Dans tous les cas, les mots croisés, c’est toujours une histoire d’amour – ou de désamour – entre ceux qui les créent et ceux qui les résolvent. Si une grande majorité des grilles en France sont élaborées par des robots, une poignée d’entre elles, le nec plus ultra, sont le fruit de professionnels de la case blanche : les verbicrucistes. « Avant qu’Yves Cunow lui succède à L’Obs, mon auteur préféré c’était Jacques Drillon. C’était lumineux d’intelligence, des définitions qu’on aurait aimé écrire », estime Didier Thierry, ancien journaliste à la retraite et cruciverbiste averti. Parmi les rock stars des mots croisés, citons également Robert Scipion, Michel Laclos, Max Favalelli mais aussi l’écrivain Georges Perec, tous disparus depuis.

D’autres leur ont emboîté le pas. Dans les pages qui leur sont consacrés, les verbicrucistes font chaque jour ou chaque semaine le bonheur des cruciverbistes, ou parfois les agacent et déchaînent leurs foudres.

« J’aime énormément sa façon de « griller » »

Parmi les noms qui comptent aujourd’hui, il y a notamment Alain Dag’Naud, dit « ADN », qui régale chaque mercredi les fidèles du Canard Enchaîné. Ou encore Philippe Dupuis, « le vieux monsieur des mots croisés » du Monde, comme il se décrit lui-même, avec près de 6.000 grilles au compteur. Du côté de L’Obs, c’est Gaëtan Goron, fraîchement débarqué de Libé après sept années de bons et loyaux services dans les mots croisés. Ce verbicruciste de 36 ans s’amuse avec les définitions, y met un peu d’absurde, y glisse aussi des opérations mathématiques ou des symboles. Ses nombreux fans, dont certains se sont abonnés au magazine spécialement pour le suivre, ne tarissent pas d’éloge pour qualifier la créativité de son travail et ses traits d’humour notables. « Il a apporté quelque chose qu’on ne connaissait pas dans les mots croisés : le jeu, explique Didier Thierry. Les mots croisés de Goron sont très ludiques. Tous les étés, il fait des grilles géantes et c’est une performance remarquable. Cette année il en a fait une en forme de la carte de France… C’est quelque chose ! » Pour Henri Houdebert, ancien professeur agrégé d’anglais et mordu de mots croisés, ce verbicruciste est « l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur ». « Il est d’une grande inventivité et j’aime énormément sa façon de « griller » », ajoute-t-il.

Mais dans ce domaine comme ailleurs, on ne peut pas plaire à tout le monde. Et ce qui fait le bonheur des uns, fait le malheur des autres. Pour Cécile, les définitions des Gaëtan Goron sont trop « tarabiscotées ». « J’ai un cousin agrégé de français, il est pourtant très intelligent et il n’arrive pas à comprendre cet auteur ! », fulmine cette grand-mère retraitée. Hermétique aux grilles de L’Obs, elle apprécie pourtant les mots croisés qui lui donnent du fil à retordre. Mais cela ne fait pas tout. Comme on apprécie la plume d’une écrivaine ou d’un romancier, on aime ou non le style d’un verbicruciste.

« Ce qui est amusant, c’est quand on s’habitue à la tournure d’esprit d’un auteur, explique-t-elle. Au bout d’un moment on arrive à savoir ce qu’il veut dire, à comprendre le sens qu’il attribue aux mots. Chacun a sa façon de définir les choses. »

« Il y a quelque chose de très affectif entre l’auteur et les lecteurs »

« Malgré tout, il y a une répétition dans la construction des mots croisés et une démarche que votre lecteur comprend très vite. Il rentre dans votre système », confirme Philippe Dupuis, qui signe les mots croisés du Monde depuis plus de 20 ans. Selon lui, une sorte « d’identification » se produit. « Le lecteur se pénètre de vous et il est très content de faire partie de votre famille, entre guillemets », analyse-t-il. Et d’ajouter : « Il y a quelque chose de très affectif entre l’auteur des mots croisés et les lecteurs. Il y a automatiquement un attachement à l’auteur qui doit correspondre à son journal ».

A L’Obs, Gaëtan Goron nourrit ce lien et encourage ce dialogue. Pour cela, il personnalise ses grilles ou n’hésite pas à y mettre des bribes de sa vie par petites touches. Il raconte : « Un jour mon fils de trois ans m’a dit « papa je veux peinturer ça ». J’ai trouvé ça trop mignon. Le mot existe vraiment au Québec mais dans ma grille j’ai préféré mettre la définition « peindre, pour mon fils de 3 ans » ».

« Plus on incarne et plus cela crée de la proximité, estime-t-il. En retour, plus les gens s’ouvrent et plus l’échange est riche et les grilles intéressantes. » Par mail, sur les réseaux sociaux ou par courrier, il discute très régulièrement avec ses lecteurs. Certains le félicitent, d’autres apportent quelques critiques. « Je ne reçois pas beaucoup de messages de gens qui ne sont pas contents mais quand ils le sont, le simple fait de leur répondre les assagit. Je leur explique ma vision, au pire ça se termine sur deux visions différentes », dit-il.

Philippe Dupuis reçoit lui aussi des lettres de ses lecteurs, du courrier « bien plus souvent gentil que méchant ». « Ils écrivent pour plein de raisons. Comme le jour où il y a une coquille dans les mots croisés, ce qui peut arriver », reconnaît-il. Certains lui demandent aussi parfois des éclaircissements ou lui font part de divergences. « L’autre fois dans une grille, j’avais mis « AB » pour « assez bien ». La définition était : « Peut mieux faire ». Un professeur de mathématiques m’a écrit pour me dire qu’en classe préparatoire, « AB » c’est déjà très bien », se souvient-il.

« C’est une quête perpétuelle d’arriver à équilibrer la grille »

Aux mots croisés comme en amour, il y a des hauts et des bas. Parfois cela mène jusqu’à la rupture. Mais que ressent-on quand un cruciverbiste vous quitte ? Philippe Chapuis ne se formalise par pour ça. « Il y a ceux qui disent que c’est trop difficile, mais ce ne sont pas ceux qui les font régulièrement. Et il y a ceux qui vous disent que c’est trop facile, là c’est une réalité. J’ai comme consigne de mon rédacteur en chef de faire des mots croisés pas trop difficiles. Ils sont le reflet du journal et de ses lecteurs, donc ils peuvent être difficiles pour ceux qui n’en font pas, faciles pour ceux qui en font régulièrement », développe-t-il.

Toute la complexité se cache donc là : contenter et fidéliser ses convaincus tout en faisant de l’œil aux petits nouveaux. « A chaque grille, de nouvelles personnes arrivent quand d’autres me suivent depuis 8 ans. Il faut arriver à satisfaire les deux. C’est une quête perpétuelle d’arriver à équilibrer la grille. Il faut y mettre des petites portes d’entrée assez faciles pour que les gens qui arrivent ne se frustrent pas et abandonnent. Il faut aussi y mettre des mots et des registres de définitions plus compliqués pour encore surprendre les personnes qui me suivent depuis longtemps », dévoile Gaëtan Goron.

Les cruciverbistes parlent aux verbicrucistes et ces derniers leur répondent. Mais est-ce que les auteurs échangent aussi entre eux ? Oui. « De temps en temps je fais un petit clin d’œil, explique avec malice le verbicruciste du Monde. Par exemple, en mettant dans mes mots croisés les trois lettres « OBS » avec cette définition : « Pour ceux qui veulent faire les grilles de Goron ». Comprendra qui voudra. »

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