En amour, certaines personnes endossent, sans forcément le vouloir, le rôle de l’infirmière ou du sauveur, et se tournent vers des partenaires en situation difficile. Explications et témoignages.

Sur la check-list de Chloé, les tâches se succèdent et s’accumulent. Certaines d’entre elles sont agrémentés d’un petit «N».«N» pour Nathan, l’homme avec lequel elle partage sa vie depuis trois ans. Nous sommes en mai 2019 et il recherche un emploi. La jeune femme de 27 ans l’aide, mais pas que. Elle lui rédige des CV, dépose elle-même des candidatures. Il lui arrive même de régler les amendes dont son partenaire ne peut s’acquitter, faute de moyens. Un rôle que la jeune femme endosse par «amour», mais aussi pour soulager un conjoint qui présente tous les symptômes d’une dépression.

Soulager, soigner, sauver. Chloé ne connaît que trop bien ce protocole, elle qui est toujours attirée par des partenaires qui vont mal. Infirmière aussi bien dans la vie professionnelle que personnelle, son comportement est caractéristique du syndrome éponyme, aussi appelé syndrome du «sauveur» ou syndrome de «l’enfant sauveur», dans le jargon psychologique. Aimanté(e) par la détresse de l’autre, le «sauveur» ou «l’infirmière» éprouve le besoin irrépressible de lui venir en aide à tout prix, quitte à reléguer au second plan ses propres besoins.

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La satisfaction de l’autre en ligne de mire

Contrairement aux idées reçues, cet état n’est pas qu’une affaire de femmes. Philippe peut en témoigner. Ce psychothérapeute de 58 ans a nourri durant des années ses relations de cette bienveillance exagérée. «Dans mon couple, tous mes besoins étaient dénaturés. La ligne de mire était : satisfaire ma partenaire, confie-t-il. Il me fallait à chaque fois la rassurer sur son potentiel, son physique, restaurer l’image qu’elle avait d’elle-même. Je ne m’autorisais pas à revendiquer une quelconque place au sein du couple.»

Voilà bien le problème, selon Christophe Fauré, psychiatre et auteur de Maintenant ou jamais ! La transition du milieu de vie (1). «Être réceptif à la détresse d’un proche est humain et plus que nécessaire au sein d’un couple, où les deux protagonistes se choisissent pour souder une équipe. Mais ce qui est problématique, c’est quand le besoin d’aider devient si compulsif qu’il infiltre la dynamique de ce couple, pour devenir une finalité à part entière», signale-t-il.

«Il y avait toujours insatisfaction des deux côtés, se souvient Philippe. D’un côté, il y avait ma partenaire, que je confrontais indirectement à des difficultés qu’elle s’appliquait peut-être à faire taire. De l’autre côté, il arrivait toujours un moment où je me disais : « et moi, alors ? »». Et de conclure : «Petit à petit, je me faisais à l’idée qu’il existait des gens qui, de par leur passif, n’étaient pas programmés pour être heureux.»

Un traumatisme familier

Selon la psychothérapeute Béatrice Demon, cette attirance vers le traumatisme n’est pas une coïncidence. «On a tendance à aller vers des gens qui nous renvoient un reflet de nous-mêmes. Ce qu’on appelle « coup de foudre », ce sont donc deux inconscients qui s’emboîtent à la perfection», décrit-elle. «Il y avait toujours à l’intérieur même du sentiment amoureux que j’éprouvais pour mes partenaires, quelque chose de très familial, maternel ou fraternel», se rappelle Chloé.

En braquant les projecteurs sur les traumatismes des autres, c’est finalement un peu de leur histoire personnelle que le sauveur ou l’infirmière tente de travestir. «Dès le plus jeune âge, on ressent le besoin vital d’être en sécurité, d’être aimé et d’avoir une place dans l’existence. Si les parents y répondent naturellement, il arrive qu’un événement malencontreux – divorce ou maladie par exemple – vienne bousculer les repères et la configuration de ce schéma familial», souligne le psychiatre Christophe Fauré. Pour y faire face, et empêcher son univers entier d’en être ébranlé, l’enfant élabore alors «une stratégie d’affront».

Après la séparation de ses parents lorsqu’elle avait 6 ans, Chloé a dû prendre sur elle pour s’occuper de son père. «Quand ma mère est partie, il était constamment angoissé, et en voyant l’allure chaotique que prenait notre train de vie, j’avais l’impression qu’il était débordé», se remémore la jeune femme. Vaisselle, lessive, préparation des repas… Malgré son jeune âge, elle se transforme en «petite femme de la maison», comme aime la surnommer son père.

«Ce sont des mots qui resteront profondément gravés, notamment car ils magnifient le rôle porté par la jeune personne, observe le psychiatre. Et cette valorisation en devient d’autant plus aliénante qu’elle pose l’enfant comme bastion du bien-être et de l’équilibre de la famille. Or les épaules d’un enfant seront toujours trop menues pour supporter des problèmes d’adultes.»

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Faire le deuil du passé

Des années plus tard, à l’épreuve du couple, une nouvelle défaite paraît inenvisageable pour celles et ceux qui souffrent de ce syndrome. «Une fois adulte, on rejoue le même schéma pour, quelque part, le faire évoluer, souligne Béatrice Demon, psychothérapeute. Le but premier étant d’enfin crier victoire face à cette ambition passée, alors qu’en réalité, il faudrait plutôt en faire le deuil».

Philippe a fait cette démarche, notamment via une psychothérapie. «Je me rends compte aujourd’hui que s’engager à soulager une tierce personne n’est pas un acte de générosité, juge-t-il. En jouant les sauveurs, j’avais l’impression d’être indispensable. C’était une manière de dresser un rempart autour de notre relation, de la protéger.» Et d’ajouter : «C’était aussi une façon de me donner le beau rôle. En voyant des femmes qui avaient essuyé des expériences malencontreuses avec les hommes, j’entendais aussi restaurer une image masculine souillée».

Retrouver la liberté

Ces relations ainsi construites sont-elles forcément vouées à l’échec ? Béatrice Demon considère qu’il est en effet impossible de sauver l’autre, mais qu’il «est possible de se sauver soi-même», soutient-elle. Plus nuancé, le psychiatre Christophe Fauré considère l’amour comme une «terre fertile», à condition qu’il soit entretenu par des personnes saines et clairvoyantes. Il insiste : «Des mots justement choisis par le partenaire peuvent changer cette perspective que la personne infirmière a d’elle-même et de la relation. Ceux-ci peuvent être très simples, comme par exemple « Je t’aime pour ce que tu es, et tu n’as pas besoin de te plier en quatre pour mériter cet amour »».

(1) Christophe Fauré est l’auteur de Maintenant ou jamais ! La transition du milieu de vie, Éd. Albin Michel, 336p., 18 euros.

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