- « Toï Toï », le premier album de la chanteuse Suzane sort ce vendredi.
- Aujourd’hui âgée de 29 ans, l’artiste originaire d’Avignon a claqué la porte du conservatoire à 17 ans et a pris du temps avant de se remettre à la chanson.
- « Je me sens surtout concernée avant d’être engagée », affirme l’artiste à « 20 Minutes ». Suzane écrit principalement sur des sujets de société (la crise environnementale, le sexisme, le traumatisme du 13-Novembre…) et puise l’inspiration dans son observation du quotidien.
On ne prend aucun risque à parier que 2020 sera l’année Suzane. En 2019, déjà, elle était à l’affiche de (presque)
tous les festivals français. En faisant claquer sa voix assurée, teintée d’un accent avignonnais, sur des rythmes électros imparables, elle s’est mis le public dans la poche. Aussi, Suzane – Océane Colom à l’état civil – semble la seule surprise de se retrouver en lice aux prochaines
Victoires de la musique, en catégorie « révélation scène ». « Cette nomination, c’est la grosse cerise sur le gâteau, c’est une vraie reconnaissance », glisse-t-elle.
Son premier album sort ce vendredi et devrait lui permettre d’élargir davantage son auditoire. Il s’intitule Toï Toï, en référence à sa formule porte bonheur, une expression allemande, synonyme d’encouragement. Pendant une demi-heure, attablée dans un bar du 15e arrondissement de Paris, la chanteuse a discuté à bâtons rompus avec 20 Minutes de ses années cauchemars au conservatoire, de son goût de l’écriture ou de ses chansons qu’elle appelle à plusieurs reprises des « films ».
« Derrière ton bar en bois/Sauf pendant les heures creuses/Tu rêves de l’Olympia/D’exister devant la foule curieuse » – extrait de « Suzane »
Quand vous avez écrit « Suzane », il y a plusieurs années, alors que vous êtiez serveuse, vous imaginiez en arriver là aujourd’hui ?
Ces derniers temps, je me dis vraiment que cette chanson a des paroles prémonitoires. Au moment où je l’ai écrite, je venais de passer la serpillière, comme tous les matins, dans le restaurant où je travaillais. J’en rêvais juste. C’était un fantasme qui était très loin de la réalité. J’avais envie d’écrire des chansons, de monter sur scène. Le temps d’ancrer tout ça dans le réel, cela a mis du temps et je ne pensais même pas que ça pouvait se réaliser.
Dans la même chanson, vous chantez « t’as pas fait le jeu de la plus belle voix », une référence à « The Voice ». Vous avez envisagé de participer à des télé-crochets ?
Bien sûr. Pour se lancer dans ce métier, c’est un chemin qu’on peut prendre. On me mettait beaucoup la pression par rapport à ça. Quand je disais que je voulais être chanteuse, on ne comprenait pas pourquoi je n’allais pas écumer tous les castings de Paris. Je n’en ai pas fait beaucoup. Les seuls que j’ai passés, c’était par pression, pour qu’on me lâche. Je sentais que ce n’était pas l’endroit où je pourrais m’exprimer en étant vraiment moi-même. J’ai des copains qui ont fait ce genre d’émissions et qui, aujourd’hui, travaillent et vont très bien. Chacun a son chemin et doit choisir sa porte. Je savais que la mienne n’était pas celle-ci, parce que, ce que j’aime faire, c’est écrire des chansons, imaginer le visuel, le clip, créer chaque bout de chaque détail de ce projet.
A quand faites-vous remonter votre goût pour la musique ?
J’ai rencontré la musique via la danse. Ma mère m’a amené un peu par hasard – il n’y avait pas de nounou ce jour-là – dans un cours de danse classique de ma grande sœur, un mercredi après-midi. Je me suis retrouvée à voir des filles danser, j’ai trouvé ça fascinant. La prof m’a laissé entrer, même si j’étais trop jeune, et je ne suis jamais ressortie. Deux ans après, à l’âge de 7 ans, je me suis inscrite au conservatoire d’Avignon. S’en sont suivis dix ans de danse-études. Mon premier instrument, c’est le corps. Vers 13 ans, j’ai commencé à chanter par hasard dans les vestiaires entre deux cours. Au départ, c’était juste pour décrocher un petit peu mais je me suis vite mise à aller chercher de la chanson française, avec Piaf, Brel, Barbara, Balavoine, Renaud… Je me suis rendu compte que j’aimais m’exprimer avec la voix. Aujourd’hui, j’ai l’impression que tous les arts que j’aime pratiquer s’assemblent et je trouve ça super de pouvoir emmener ça sur scène.
Vous avez pourtant claqué la porte du conservatoire. Pourquoi ?
La routine me pesait beaucoup et j’avais oublié la notion de plaisir. Pourquoi aller au conservatoire, à la même barre, tous les jours ? A ce moment-là, j’ai perdu un ami dans un cours de danse, ça a été un peu violent [à une journaliste de L’Obs, elle avait expliqué qu’un de ses camarades est décédé d’une rupture d’anévrisme en plein cours]. J’ai arrêté du jour au lendemain. Cela a été le début d’une période un peu floue puisque je m’étais toujours dit que je serai danseuse et là, tout à coup, je me rendais compte que la danse me dégoûtait et que je n’étais pas sur le bon chemin. Ensuite, cela a été une période… d’errance, je dirais. Je pense que j’ai fait un petit burn-out, à l’époque, en plaquant tout du jour au lendemain. Vouloir être toujours la meilleure partout, à l’école, à la danse et garder le cap, ça m’a bouffé. J’ai commencé à faire des jobs alimentaires. On me disait que faire un métier artistique, ce n’était basé que sur du fantasme, que j’allais me casser la gueule, que ça pouvait être violent d’avoir de trop grands rêves. Mes proches étaient inquiets. Je les ai écoutés. Au fur et à mesure, ils ont réussi à me faire perdre cette confiance et mon envie de faire ce métier. Cela n’a pas été une période si inutile puisque je puise beaucoup dedans aujourd’hui.
Comment avez-vous retrouvé le goût de la musique et de la danse ?
Un jour j’ai décidé de monter à Paris, d’écrire mes chansons, d’arrêter de jeter tout ce que j’écrivais. J’ai repris confiance en moi. Retrouver un peu de liberté après le conservatoire, aller danser dans des clubs, ne plus avoir la prof de danse classique qui me dit que mon pied n’est pas assez tendu, que je ne souris pas assez, que mes cheveux ne sont pas assez tirés… ça m’a permis de débloquer plein de choses dans ma tête. J’ai commencé à écouter Daft Punk, Vitalic, Justice, Mr Oizo, Miss Kittin… c’est une musique qui m’a parlé tout de suite, je me suis pris une vraie claque. En club, j’avais envie de bouger, le conservatoire m’avait paralysée et tout d’un coup, cette musique s’est mise à fonctionner sur moi. J’en avais marre que les adultes décident à ma place. Quand on est ado, mine de rien, on est vachement influencés par ce que disent et pensent les adultes et on a du mal à écouter son instinct.
Comment écrivez-vous ? Quel est le processus ?
Il faut d’abord que mon œil s’accroche sur un thème, sur un personnage, sur une discussion que je vais entendre ou sur quelque chose qui, en tant que femme ou que citoyenne, va me chambouler. Je me dis rarement : « Bon, ben aujourd’hui, tu écris une chanson. » En revanche si, dans ma semaine, j’ai vécu quelque chose… Par exemple, j’ai écrit SLT alors que j’étais serveuse.
Le mouvement #MeToo prenait de l’ampleur, j’entendais beaucoup de débats autour de moi, des choses assez violentes et je ne pouvais pas participer à ces discussions, donc mon seul moyen de m’exprimer était d’écrire une chanson. J’ai pris le temps de l’écrire, d’y mettre mon ressenti, d’aller parler à mes amies, à ma mère, à ma grand-mère…
« Sois prudente/Marche sur le trottoir d’à côté/ »T’es une pouf »/C’est devenu courant/de l’entendre trois fois par journée » – extrait de « SLT »
J’essaye qu’il y ait, dans mes chansons, mon vécu et mes pensées, de partir d’une anecdote et de faire en sorte que des gens puissent se reconnaître dedans. J’écris lorsque j’ai le film en tête. J’aime comparer les mots à la nourriture. On sent quand une phrase est fluide, qu’on l’a bien en bouche. Quand on récite quelque chose, il y a alors une mélodie naturelle qui se dégage.
Dans vos chansons, vous parlez du harcèlement de rue, de la crise environnementale, de l’homophobie…
Des choses qui représentent la société, oui.
En France, les artistes ont parfois du mal avec le terme « engagé ». Quel est votre rapport à l’engagement ?
Les gens pensent que quelqu’un d’engagé est quelqu’un qui n’est pas content, qui a plein de choses à revendiquer. Moi, je me sens surtout concernée avant d’être engagée. Quand j’écris mes chansons, je suis dans la vraie vie. Je me dis qu’on vit à une époque où on est un peu obligé d’être concernés, parce que tout va vite, trop vite et il y a beaucoup de choses sur lesquelles on perd le contrôle. Là, j’ai sorti récemment Il est où le SAV ? et je reçois beaucoup de retours de jeunes qui me disent avoir l’impression d’être nés au mauvais moment, que le monde part en fumée, qu’ils n’ont pas d’avenir. Forcément, ça me touche.
« On a cassé la planète/Il est où le SAV ?/On a cassé la planète/Et ça tout le monde savait » – extrait d’« Il est où le SAV ? »
Paradoxalement, vos mélodies sont dynamiques, donnent envie de danser…
J’aime parler des choses qui donnent l’impression d’être un peu paralysantes mais que l’on se dise qu’il est possible de lâcher prise. Je me rends compte que, en concert, je peux raconter la vie d’Insatisfait, qui est dans la noirceur, mais qu’avec les sons électros, il y quelque chose qui invite à la danse. Je me dis qu’on n’est jamais bloqué dans des situations, qu’il y a toujours une porte de sortie. C’est ce que j’essaie de faire passer à travers cette musique, qu’elle contraste fortement avec des paroles parfois frontales.
« J’veux pas d’un type comme toi/Je veux pas d’une tapette sous mon toit/Dégage, va te faire soigner/Surtout ne reviens pas » – extrait de « P’tit gars »
Les paroles de « P’tit gars » sont effectivement très frontales. Pourquoi avoir choisi de raconter un coming out à travers le point de vue d’un garçon ?
J’ai un petit peu vécu ce film personnellement mais de façon beaucoup moins violente parce que j’ai eu la chance d’être dans une famille ouverte d’esprit. En revanche, des copains à moi n’ont pas eu cette chance. J’en ai beaucoup parlé avec eux. Ressentir le rejet, c’est très dur, pour n’importe qui, mais quand ce rejet vient de la famille ou des gens qui font partie de notre univers, ça peut être encore plus violent et destructeur. J’avais envie que n’importe quelle personne qui écoute cette chanson puisse ressentir ce rejet, même sans être concerné. J’aimerais que cela puisse faire changer d’avis à des parents, qu’ils se rendent compte qu’avec les mots qu’ils disent à leurs enfants, ils les broient. C’est dur, après, de se relever de ce genre de trucs. Je voulais que le p’tit gars qui écoute cette chanson se sente moins seul.
« Anouchka » permet également d’aborder l’homosexualité, mais de façon plus douce, plus heureuse…
Anouchka est une chanson qui compte beaucoup pour moi. J’ai mis longtemps à l’écrire. Anouchka est quelqu’un que je connais. Je n’avais pas envie d’abîmer cette histoire. Je reçois pas mal de messages de personnes se reconnaissant en elle et me disant que cela a été plus facile pour elles de s’assumer. Dans ma jeunesse, il n’y avait pas de de livre, de films ou de séries, à part The L Word, dans lesquelles je m’identifiais. C’était toujours très hétéronormé. L’homosexualité féminine existe. J’essaye d’expliquer qu’on ne choisit pas son orientation sexuelle, qu’on peut être très féminine en étant homosexuelle, ou pas, de faire en sorte qu’il y ait moins de clichés autour de ça.
« Ce matin à l’arrêt de bus/à croire que j’ai un truc en plus/elle me regarde moi/Anouchka » – extrait d’« Anouchka »
Rien que ça, c’est engagé, d’une certaine manière…
Je ne m’en rends pas compte. Je me dévoile aussi en chanson, je n’ai aucun problème à parler de moi et je pense que ce n’est pas le plus important. Ce qui l’est, c’est que les gens se reconnaissent dans ces chansons, qu’on ne fasse pas comme si cela n’existait pas. J’aime bien montrer la différence et que ça parle à tout le monde. Je parle aux « différents » et à ceux qui les entourent aussi, à tout le monde.
En parlant d’universalité, vous vous êtes produite en Asie. Comment cela s’est fait ?
Oui, c’est un peu foufou tout ça. J’ai fait un concert à Tokyo (Japon) dans le cadre d’un festival. Avec l’Alliance française, qui m’a appelée pour représenter la culture et la langue française, j’ai pu me rendre en Mongolie, faire une tournée en Chine. Je suis allée en Pologne, en Allemagne… Grâce à la musique, j’ai beaucoup voyagé, je ne m’y attendais pas. Je ne pensais pas en écrivant mes petites chansons dans mon salon ou derrière mon comptoir qu’elles m’emmèneraient au fin fond de l’Asie. C’est complètement dingue. Ce qui est cool, c’est que je chante en français mais que la langue n’est pas une barrière. Sur scène, j’ai une gestuelle qui permet d’appuyer mon propos et je pense que les gens ont pu comprendre ce dont je parlais.
« Je te présente ma copine la flemme/Je la connais depuis le lycée/On dit que c’est une fille à problèmes/Qu’elle ne fout rien de ses journées » – extrait de « La flemme »
Et avec tout ça, vous pensez vraiment être flemmarde ?
(Elle rit) On m’a toujours collé cette étiquette au conservatoire où il fallait être toujours très productif, avoir constamment la goutte au front. Adolescente, au moment où j’étais en train de décrocher, on avait tendance à me dire que je ne travaillais pas assez, que je me reposais sur mes lauriers, que j’étais flemmarde. On m’a tellement dit ça, alors que ce n’était pas vrai – c’est surtout que l’on m’en demandait trop. La flemme, c’est une façon de me révolter, de dire non.
Redoutez-vous qu’en devenant de plus en plus grand public vous soyez amenée à faire des concessions pour plaire au plus grand nombre ?
Jusqu’à présent, on m’a vue sur des scènes, sur des plateaux télé. Je découvre tout ça et les gens me découvrent aussi. J’ai l’impression que la rencontre se fait sans que j’aie besoin de me moduler ou de me montrer comme quelqu’un que je ne suis pas afin de m’adapter au plus grand nombre. Je prendrais beaucoup moins de plaisir à tenter de plaire à tout le monde.
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