“Je ne souviens plus vraiment ce qui m’a poussée à m’inscrire à cet atelier d’écriture, au fond. Je ne fraye pas vraiment avec le monde culturel, si ce n’est le soir, dans mon lit, avec la pile de livres qui se trouve à côté de moi et n’en finit plus de grandir au fil des années.
Le reste du temps, je vis plutôt entourée de technocrates qui discutent beaucoup des territoires. Après avoir lu son roman Juvenia1, qui parlait de manière hilarante et très bien pensée d’une société – fictive – où les hommes ne pouvaient partager leur vie avec des femmes plus jeunes car c’était interdit par la loi, je me suis mise à faire des recherches sur l’écrivaine Nathalie Azoulai.
Son style me plaisait, j’en voulais plus encore. Parmi ses différentes publications – que j’ai toutes aussitôt commandées –, j’ai découvert qu’elle animait un atelier d’écriture intitulé “Le réel comme territoire de fiction”, ou “La fiction au plus près de l’intime”, je ne sais plus, chez Gallimard.
Deux soirs par mois, pendant un trimestre
Cela se déroulait deux soirs par mois pendant un trimestre. Ça me permettrait peut-être de la connaître. Et puis, qu’est-ce que j’avais à faire de plus intéressant les lundis d’hiver de 20 heures à 22 heures ?
Pour être honnête, je n’avais pas vraiment besoin de grand-chose et cet argent – un peu plus de mille euros – serait mieux dépensé là que dans un énième sac que je ne porterais pas.
Je me suis acheté un beau carnet, un beau stylo, et je me suis rendue au premier cours un peu comme une étudiante.
Je gagnais bien ma vie, ma fille s’en foutait que je ne sois pas là un soir par semaine et mon mari aussi, quand j’y pense. Quand je leur ai dit que je m’étais inscrite, ça ne les a pas vraiment surpris : je lisais beaucoup et, finalement, mon métier c’était d’écrire aussi. Des notes que personne d’extérieur à mon cabinet ne lisait, certes, mais peut-être ne faisaient-ils pas la différence ?
Je me suis acheté un beau carnet, un beau stylo, et je me suis rendue au premier cours un peu comme une étudiante. J’étais replongée plus de vingt ans en arrière avec des gens que je ne connaissais pas, qui venaient de tous les milieux et que je n’aurais certainement pas croisés autrement.
Là, un peu par hasard
Il y avait très peu de personnes qui avaient fait métier de l’écriture, nous étions presque tous débutants dans ce domaine et tout le monde était extrêmement bienveillant.
Je ne pouvais pas m’empêcher de les regarder en me disant : qu’est-ce qu’ils viennent bien chercher ici ? Alors que moi-même je n’aurais pas eu de réponse. J’étais là par hasard, pourquoi pas eux ? Le premier soir, je suis rentrée avec des devoirs à faire pour la semaine suivante et une certaine légèreté.
J’ai d’ailleurs marché jusque chez moi en regardant tout d’un œil neuf. Ça m’a fait rire, je me suis même foutue de moi qui me voyais en écrivaine. Puis j’ai passé la semaine suivante, à chaque fois que j’en avais le temps, à penser à ce que j’allais écrire.
Il ne faut pas croire que le personnel ne devient pas universel pour toucher un maximum de gens. Au contraire !
Je prenais des notes dans mon téléphone et je me souvenais d’un des conseils de l’auteure : “Ne vous éloignez pas trop de vous pour que ce soit sincère et donc touchant. Il ne faut pas croire que le personnel ne devient pas universel pour toucher un maximum de gens. Au contraire !”
Un travail d’imagination révélateur
Je me suis mise à faire les exercices basiques qu’on devait réaliser, puis à réfléchir au thème de la nouvelle qui serait notre “travail final” réuni et publié ensuite dans un recueil édité qu’on conserverait chez nous.
J’ai tout de suite imaginé le pseudo que je prendrais pour signer ce texte : on ne savait pas vraiment où finissaient ces trucs et je n’avais pas envie que des stagiaires de mon équipe puissent retrouver ma prose sur Internet en faisant des recherches sur moi pour voir si une directrice de cabinet d’un ministère avait une gueule sympa.
J’ai d’ailleurs commencé par là, par raconter l’allure d’une femme qui me ressemblait à travers les yeux d’un nouvel arrivant au ministère. Il se mettait à imaginer quelle pouvait être sa vie, dans son intimité, chez elle.
Rien ne dépassait du cadre. Je ne savais pas bien de quoi ce vertige était le révélateur mais, au fil des séances, il s’accentuait.
En dépeignant cette femme qui arrivait tôt au bureau après avoir couru les dix kilomètres qu’elle s’imposait chaque matin, les vingt pages qu’elle s’obligeait à lire chaque soir pour bien dormir, les vacances scolaires bookées des mois à l’avance, souvent au même endroit et les conversations avec les copines de toujours qui se retrouvaient, à 50 ans, larguées par leur mari, j’ai commencé à ressentir un léger vertige.
Pas de peur que mon mari ne me quitte : nous étions la famille absolument parfaite, c’était impossible. Je savais exactement où il était en temps réel et lui aussi, nos enfants étaient beaux, en bonne santé, bons à l’école. Le premier venait d’entrer dans une université anglaise, la deuxième allait passer son bac, sûrement avec mention, et intégrer une très bonne école de commerce.
Rien ne dépassait du cadre. Je ne savais pas bien de quoi ce vertige était le révélateur mais, au fil des séances, il s’accentuait.
L’écriture comme outil thérapeutique
Ce qui était d’autant plus étrange, c’est que les moments où j’écrivais avaient lieu chez moi, le soir après dîner, quand le reste de la famille était dans sa chambre. Et moi, à la lumière de mon salon, je racontais cette vie qui pouvait être la mienne et sentais monter en moi l’angoisse.
L’angoisse au milieu de l’endroit le plus rassurant pour moi pourtant. J’avais fait une psychanalyse, terminée dix ans plus tôt, donc je considérais que tout était bien en ordre, bien net, qu’il n’y avait pas de déni, de non-dit. La psy avait bien dit : “C’est bon, je crois que nous avons fini.”
D’où est-ce que ça pouvait venir cette boule ? À la dernière séance d’écriture, quand j’ai dû lire devant tout le groupe le texte que je venais de finaliser comme certains venaient de le faire avant moi, je me suis mise à pleurer au milieu d’un paragraphe. J’étais extrêmement gênée car il n’y avait rien de grave et tout le monde autour de la table avait un regard compatissant.
En rentrant chez moi, j’ai compris qu’il y avait un problème : cette bourgeoise qui s’ennuyait que j’avais dépeinte dans mon texte, c’était moi.
Nous avons été complices pendant trente ans, mais aujourd’hui, qu’était-on encore ? Qu’avions-nous encore en commun en dehors de la belle image que l’on renvoyait ?
C’était moi qui allais me retrouver seule dans six mois avec mon mari dans cet appartement magnifique et sans vie. Nous avons été complices pendant trente ans, mais aujourd’hui, qu’était-on encore ? Qu’avions-nous encore en commun en dehors de la belle image que l’on renvoyait ?
J’ai laissé passer les vacances, que nous avions déjà réservées, et à la rentrée je lui ai parlé. Je lui ai dit que je pensais qu’on ne s’aimait plus et qu’il fallait peut-être que l’on se sépare. Il n’y a pas eu de drame, rien, c’était assez apaisé, en fait. Je me suis souvenue d’une scène d’un film des années 2000 avec Édouard Baer, Alice Taglioni et Marie-Josée Croze qui s’appelait Mensonges et trahisons et plus si affinités2.
Quand les personnages de Marie-Josée Croze et Édouard Baer se rencontrent, elle est folle amoureuse mais lui dit : « Si un jour tu veux me quitter, dis-le moi. Je ne crierai pas, je ne pleurerai pas, je ne ferai pas de drame et ce sera comme ça. »
Ce jour-là arrive, il a rencontré une femme, il l’appelle et elle dit : “D’accord”, avant de raccrocher.
“Les ateliers d’écriture, ça dessille”
Je n’ai pas eu d’amant. Je n’ai pas de raison précise mais j’ai vu sous mes yeux, en croyant décrire un personnage de fiction, la lente érosion que je ne voulais pas vivre.
Nous avions encore la vie devant nous pour connaître autre chose, la passion et des tas de choses oubliées. Nous avons parlé à nos enfants, qui ont été assez compréhensifs et se sont surtout inquiétés pour moi qui prenais pourtant la décision.
Dans leurs yeux, je pouvais lire : est-ce qu’elle fait une crise, est-ce qu’elle le regrettera ? Mais aussi quand même un peu : pourquoi maintenant ? Je ne savais pas trop quoi leur répondre, à part : « Les ateliers d’écriture, ça dessille ».
Depuis, ils sont tous les deux partis, j’ai déménagé et je me suis réinscrite à un cours. Il commence dans quelques semaines, j’espère que je ne vais pas quitter mon job ! »
1. Éd. Stock
2. De Laurent Tirard (2004).
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Témoignage publié dans le magazine Marie Claire n°836, daté mai 2022 – paru en avril 2022
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