13 octobre 1972. Un avion transportant 45 personnes s’écrase dans la cordillère des Andes. Cinquante ans plus tard, l’un des rescapés nous raconte comment il a survécu à près de 4 000 mètres d’altitude pendant 72 jours…

C’était un vendredi 13. Il y a cinquante ans, en octobre 1972, le biturbopropulseur Fairchild-Hiller FH-227 assurant le vol 571 de la Fuerza Aérea Uruguaya (FAU 571) s’écrase dans la cordillère des Andes.

À son bord, 45 personnes, dont de jeunes étudiants appartenant à une équipe de rugby de la banlieue aisée de Montevideo (Uruguay). Les recherches, terriblement difficiles en raison de la météo et du lieu du crash, sont abandonnées au bout de huit jours.

Pour survivre dans des conditions climatiques extrêmes pendant 72 jours et à près de 4 000 mètres d’altitude, les rescapés vont être contraints de briser l’un des tabous les plus absolus de notre société : recourir à l’anthropophagie. L’ancien rugbyman Gustavo Zerbino, âgé aujourd’hui de 69 ans, est l’un des rares survivants. Il revient pour nous sur cette terrible expérience.

France Dimanche : Vous rappelez-vous des minutes qui ont précédé le crash ?

Gustavo Zerbino : Oui, j’ai des images encore très précises ! J’étais un tout jeune homme. Je voyageais avec mon équipe de rugby, le Old Christians Club de Montevideo. Nous survolions les Andes en route vers Santiago, au Chili, afin d’y jouer dans un championnat. Il y avait 40 passagers à bord – des coéquipiers, ainsi que des amis et de la famille –, et 5 membres d’équipage. J’étais assis près de la fenêtre et je regardais les sommets des montagnes tout en bas quand, peu à peu, ils ont commencé à se rapprocher. J’ai demandé à mon ami, qui était assis côté couloir, de me laisser passer et je suis allé parler aux pilotes. Ils m’ont dit de ne pas m’inquiéter, mais ensuite ils ont regardé dehors et ont vu les hauts sommets et m’ont ordonné d’aller me rasseoir.

FD : Êtes-vous resté les bras ballants ?

GZ : Non ! Quelques instants avant que l’avion ne s’écrase, j’ai enlevé ma ceinture de sécurité. Je me suis levé et je me suis accroché au plafond. Ma réaction a été la bonne. Le Fairchild FH-227 a percuté la montagne et s’est brisé exactement là où j’étais assis ! L’ami qui était à côté de moi a eu moins de chance, il a été éjecté de l’avion et en est mort. Nous avons su plus tard que le copilote avec fait des erreurs de calcul. La vitesse de l’appareil était plus faible à cause du vent de face et le temps habituel de la traversée avait été rallongé. L’avion était descendu trop tôt et a percuté un premier pic qui lui a arraché l’aile droite. Celle-ci a été projetée et a emporté à la dérive tout l’arrière du fuselage et quelques passagers. L’aile gauche s’est à son tour désolidarisée lors d’une collision avec un second sommet. L’avant de l’appareil a, lui, terminé sa course folle dans la neige d’un glacier, à 3 600 mètres d’altitude, dans une zone reculée vers la frontière entre l’Argentine et le Chili… Après le choc, j’ai ouvert les yeux. À moins de trente centimètres de moi se trouvait un corps ! Pour sortir, j’ai dû marcher dessus…

Une dizaine de personnes ont péri immédiatement dans le crash. Les survivants ont alors dû affronter, dans ce qui restait de la carcasse déchiquetée de l’avion, des nuits avec des températures glaciales, et même une avalanche, le 29 octobre, qui emporta huit d’entre eux.

FD : Le Service chilien de recherche et de sauvetage aérien (SARS) a immédiatement été informé de la disparition de l’appareil et quatre avions vont effectuer des recherches tout l’après-midi du 13 octobre jusqu’à ce que la nuit tombe… Pourquoi les sauveteurs ne vous ont-ils pas trouvés ?

GZ : Parce qu’un fuselage blanc sur fond de neige, c’est impossible à distinguer. Les conditions topographiques et climatiques difficiles n’ont donné aux sauveteurs que peu d’espoir de retrouver des vivants. Les recherches ont donc été abandonnées au bout de huit jours. Le samedi 21 octobre, ils ont conclu que nous étions tous morts !

“Le monde nous avait abandonnés et notre seul but était de vivre.”

FD : Comment avez-vous su que les recherches avaient été abandonnées ?

GZ : Dans la queue de l’appareil, nous avions récupéré une petite radio. En l’écoutant, nous avons appris qu’en désespoir de cause les recherches pour retrouver le vol 571 avaient été interrompues par les autorités. Le monde nous avait abandonnés, alors nous avons construit une solidarité où le seul but était de vivre. Nous avons compris que l’important dans l’existence, ce n’est pas ce qui nous arrive, mais ce que nous faisons pour ne pas subir la fatalité. Nous savions que nous étions livrés à nous-mêmes et que notre survie dépendait de nous seuls. Dès lors, nous avons fait fonctionner nos neurones à 1 000 % ! Par exemple, nous avons commencé à utiliser du rouge à lèvres récupéré dans les bagages pour inscrire les lettres « SOS » sur le toit de l’avion, mais nous avons dû arrêter parce que nous n’avions plus assez de maquillage ! On a aussi dessiné une grande croix à l’aide des valises, mais elle ne pouvait pas être visible des rares avions qui passaient trop haut dans le ciel. Le plus ironique dans cette histoire, mais ça, nous l’avons appris bien plus tard, c’est que l’appareil s’est écrasé à une vingtaine de kilomètres d’un hôtel abandonné d’une ancienne station thermale ! Si nous l’avions su, nous aurions pu trouver un abri bien moins exposé que la carcasse de l’avion !

FD : Qu’avez-vous ressenti lorsque vous vous êtes retrouvé au milieu de ces débris, de ces blessés, de ces dépouilles ?

GZ : Tout de suite après le crash, je me suis dit « Alors c’est donc vrai ! Les morts peuvent encore penser… » Je n’arrivais pas à croire que j’étais toujours en vie. Tous les sièges étaient empilés les uns sur les autres. Il y avait des morts, des blessés, des gens qui luttaient pour sortir. Nous nous étions écrasés sur un glacier. Nous n’avions pas de nourriture. Les seuls vêtements que nous avions étaient ceux que nous portions en partant : des chaussures en cuir, des chaussettes en nylon, un pantalon, une chemise, un blazer, une cravate. Si une autre personne mourait, vous preniez ses vêtements et vous aviez deux pantalons ou deux paires de chaussettes. Les températures pouvaient tomber à moins – 40 °C la nuit quand il avait neigé et qu’il y avait du vent. En revanche, le jour, lorsque le ciel était dégagé et que le soleil était directement au-dessus de nos têtes, il faisait très chaud. Nous étions très jeunes et nous nous sommes adaptés rapidement car nous n’avions pas le choix.

FD : Quand avez-vous pris conscience que vous alliez vers une mort certaine ? Quel a été le point de basculement ?

GZ : Dès les premiers jours. C’est pour cette raison que certains d’entre nous ont proposé de partir à la recherche de secours. Mais l’altitude, le froid qui vous pénètre jusqu’aux os, les gelures, la malnutrition, la déshydratation, le mal aigu des montagnes, le risque de scorbut, et, enfin, l’ophtalmie des neiges ne nous permettaient pas d’entreprendre une mission d’ampleur. Nous avons finalement décidé que les mieux préparés pouvaient traverser la cordillère vers l’ouest, en direction du Chili. Fernando Parrado, Roberto Canessa et Antonio Vizintin étaient de loin les meilleurs grimpeurs, mais leur équipement était bien dérisoire ! Je les revois partir avec leurs chaussures de rugby au pied, des paires de chaussettes superposées, un simple pantalon et plusieurs couches de pulls. Antonio a dû rebrousser chemin. Mais, grâce aux deux autres, une expédition de secours a été immédiatement organisée par les autorités chiliennes, avec nos héros qui ont insisté farouchement pour en être afin de les guider.

FD : Comment avez-vous trouvé la force de vous battre ?

GZ : Chaque soir, on priait à haute voix. D’abord pour remercier Dieu de nous avoir permis d’être toujours en vie, mais aussi pour lui demander de l’être encore les jours suivants ! Et puis, le fait de rester éveillés nous évitait de geler comme des statues lorsque les températures chutaient !

“Avec des éclats de hublots, nous avons taillé des morceaux dans les dépouilles de nos amis morts.”

FD : Et est arrivé l’impensable, le moment où vous comprenez que, pour survivre, il vous faut, vous et les autres rescapés, manger la chair des corps des personnes décédées, conservés par le froid. Que se passe-t-il dans vos têtes à ce moment-là ?

GZ : Nous étions tenaillés par une faim insupportable. Nous avons alors brisé l’un des pires tabous de l’humanité : se nourrir de chair humaine. Ce n’était pas évident à accepter au début, car la majorité d’entre nous étaient catholiques… Mais, avec ce crash, nous avons compris que nous étions progressivement en train de nous éloigner du monde que nous avions connu. Nous avons été obligés de faire des choix que nous n’aurions jamais pensé avoir à effectuer. Une nouvelle société se développait, dans laquelle l’argent n’était plus que du papier, du rouge à lèvres et des valises, des moyens de signaler notre présence. L’eau était de la glace fondue et un cadavre pouvait devenir une source de protéines non négligeable. Avec des éclats de hublot ou des lames de rasoir, nous avons taillé des morceaux de chair dans le cadavre du pilote, puis dans les dépouilles de nos amis morts. Je me souviens de ma première bouchée de chair humaine. J’ai eu des haut-le-cœur, puis j’ai avalé. À ce moment-là, nous faisions un saut dans l’inconnu, dans l’incertitude. Nous avions conclu un pacte selon lequel, si nous mourions, nos amis auraient le droit d’utiliser notre corps pour qu’ils puissent vivre. Nous l’avons compris comme quelque chose de logique. Nous ne voulions pas que cela se produise, mais le moment est arrivé, et nous avons dû l’accepter avec bravoure et foi. C’est quelque chose qui, finalement, nous rend fiers, car nous avons choisi la vie et non la mort : seize d’entre nous ont survécu pour raconter notre histoire…

Arrivés le 22 décembre, les secours ne trouvent que seize rescapés exténués.

“Aujourd’hui, je suis un homme heureux, père de six enfants.”

FD : Votre relation avec Dieu a-t-elle changé après ce que vous avez subi, vous et vos compagnons d’infortune ?

GZ : Aujourd’hui, je ne cesse de lui dire merci. Je suis un homme heureux. J’ai six enfants, quatre garçons et deux filles. Ces dernières années, j’ai aussi survécu au Covid, et je pense souvent à toutes ces personnes contaminées qui, elles, n’ont pas eu cette chance. Pendant les épisodes les plus meurtriers de la pandémie, je me suis rappelé chacun de ces matins où je découvrais le corps de mes collègues inanimés, mes frères prisonniers des glaces, mes compagnons de route morts dans la nuit. C’est grâce à eux que je suis en vie…

FD : Pensez-vous que ce que vous avez enduré à fait de vous un homme meilleur, plus fort, plus résiliant ?

GZ : Ce crash – et le fait d’y survivre – a décuplé mon amour de la vie ! Avant, j’étais un gars autoritaire et rebelle. Je n’avais jamais été confronté ou même préparé aux coups durs. J’étais étudiant en médecine et ma spécialité était la biologie cellulaire. Dans les Andes, j’avais juste besoin d’agir en tant que médecin. J’ai donc appliqué ce que l’on m’avait appris, méthodiquement. J’ai réalisé des points de suture, cautérisé des plaies, immobilisé des membres, réduit des fractures, etc.

FD : Et la montagne, est-ce un environnement que vous appréhendez depuis l’accident ?

GZ : J’ai toujours aimé la montagne. Je suis retourné une quinzaine de fois sur les lieux du crash avec ma famille et avec les rescapés. J’y suis allé en février dernier, j’ai marché 50 kilomètres, j’ai dormi quatre nuits dans les Andes, car j’aime la montagne et, pour moi, c’est un endroit merveilleux. Me rendre sur place, c’est une sorte de pèlerinage pour remercier mes amis, qui reposent en paix dans la Cordillère. Nous avons construit un autel là-haut afin d’honorer les morts de l’accident. Nous l’avons bâti avec les ailes de l’avion.

Les miraculés se rendent régulièrement sur les lieux de l’accident qui a bouleversé leurs vies, comme ci-dessus, en octobre 2012. Depuis cinquante ans, de nombreux livres, documentaires et même films de cinéma ont retracé cette histoire dramatique.

Frank ROUSSEAU

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