Quand on vit une rupture amoureuse doublée d’un déménagement, on appelle ses ami·es à la rescousse.
Ilaria Gaspari, jeune Italienne docteure en philosophie, a eu l’idée lumineuse de convoquer Pythagore, Parménide, Épictète, Pyrrhon, Épicure et Diogène, qui lui ont offert une boussole existentielle et des pistes concrètes pour retrouver le goût de la vie.
De cette expérience, elle a fait un livre intitulé Six philosophes dans mon salon, mélange de sagesse et d’érudition bourré d’humour. Publié au printemps 2019 en Italie sous le titre Leçons de bonheur**, son essai est devenu, un an plus tard, un guide de survie en pleine crise du Covid-19.
Rien de plus propice, en effet, à l’expérimentation philosophique qu’une pandémie. Dans cette période hors-norme où le temps est suspendu et l’horizon incertain, la philosophie grecque antique se révèle être un outil précieux pour mieux affronter ce qui ressemble à une mise à l’épreuve grandeur nature. Installée face à son écran dans son salon romain, Ilaria Gaspari, à la joie communicative, nous montre via Zoom ses murs repeints en bleu ciel et son chien, « adorable bâtard » adopté à la Spa locale, baptisé Emilio – et non Diogène.
Deux décisions très stoïciennes pour celle qui aura réussi à être présente dans le présent. Comment surmonter nos peurs, conserver sa joie de vivre et sa légèreté malgré le repli sur soi, l’enfermement et l’absence de perspectives ? Entretien.
Marie Claire : Avec les progrès des sciences et de la médecine, notre culture occidentale vivait dans l’illusion d’un prolongement infini de l’existence. Cette pandémie est un rappel brutal de notre condition mortelle, comment affronter notre angoisse de la mort ?
Ilaria Gaspari : J’ai vécu avec la pandémie ce que nous vivons tous aujourd’hui, une rupture de vie, un changement qui nous oblige à sortir de notre habitus, de mécaniques dont nous n’avons même plus conscience. Épicure est le philosophe le plus utile aujourd’hui. Il a fondé l’École du jardin à Athènes, une école révolutionnaire car ouverte aux femmes et aux esclaves, à une période de crise – les citoyens et citoyennes deviennent alors des sujets et la géographie de la terre s’élargit avec les conquêtes d’Alexandre jusqu’en Inde.
Et la réaction face à la crise est toujours la peur. L’idée d’Épicure est de donner aux hommes le tetrapharmakon : on ne doit craindre ni des dieux ni du surmoi. La peur de la mort est la peur de quelque chose que je ne sentirai même pas, je ne serai pas là, je ne la sentirai pas comme je sens aujourd’hui la vie. Cela semble être une vérité de La Palice, mais c’est un discours rationnel face à ce qui réveille nos peurs les plus irrationnelles. Pour les dissoudre, il nous faut les confronter malgré notre vulnérabilité et savoir que nous pouvons en être libéré·es par notre raison. J’ai suivi Épicure, j’ai essayé de ne pas raisonner avec la peur, d’éclaircir mes pensées, d’être plus concentrée sur mes désirs : de quoi ai-je besoin aujourd’hui ?
Il est impératif de garder en soi ses moments de bonheur, cela nous rend plus fort dans ce monde terriblement anxiogène.
Autre chose, le véritable épicurien fait, au réveil, une liste de tous les maux dont il ne souffre pas. Meilleure est notre condition, plus longue sera notre liste, franchement cela marche bien… Et il est impératif de garder en soi ses moments de bonheur, cela nous rend plus fort dans ce monde terriblement anxiogène. La peur est ce que l’on projette dans le futur. Entrons dans le présent avec les souvenirs de bonheur du passé, sinon il devient impossible de poursuivre notre vocation, qui est celle d’être heureux·ses.
Il est devenu difficile de se projeter dans un futur proche, mais comment trouver l’équilibre quand on est plongé dans l’incertitude ?
L’enfant dit : « Quand je serai grand… » Nous vivons dans l’espoir, or ce temps suspendu nous force à raisonner sans envisager le futur. L’exercice de stoïcisme que nous pouvons réaliser est d’être très présent dans le présent. Le manuel d’Épictète aide à faire du ménage dans notre vie : « Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. »
Il faut stopper la pensée « je vais… » pour s’enraciner là où nous sommes. S’occuper de plantes est d’ailleurs une bonne idée : les plantes, elles, vivent dans leur temps.
Inutile de s’acharner à essayer de changer ce qui est hors de notre portée. Mieux vaut aller vers ce sur quoi on peut agir. Je m’y exerce tous les jours, c’est parfois difficile mais très libérateur de se concentrer sur ce que nous avons le pouvoir de changer, nos routines, notre regard sur les choses et les autres, grâce à des actions réalistes.
Un exemple : toute ma vie j’ai projeté de prendre un chien, un futur lointain jusqu’au renversement de perspective. Cet acte ne dépendait que de moi, j’en ai adopté un. Il faut stopper la pensée « je vais… » pour s’enraciner là où nous sommes. S’occuper de plantes est d’ailleurs une bonne idée : les plantes, elles, vivent dans leur temps.
Dans cette vie rétrécie, aux interactions sociales limitées, il faut plus que jamais conserver nos liens d’amitié…
La philosophie antique, celle des écoles que j’ai étudiées, était fondée sur la vie communautaire. Les Grecs anciens ont certes connu la peste d’Athènes mais pas le confinement, leurs maisons ne s’y prêtaient pas. Épicure toujours : « De tous les biens que la sagesse nous procure pour le bonheur de toute notre vie, celui de l’amitié est de beaucoup le plus grand. »
Les Grecs anciens prenaient l’amitié très au sérieux, la « phi-lia », sentiment de générosité et d’ouverture envers tous les hommes et toutes les femmes du monde dans une relation paritaire.
Moi, pour me sentir et rester proche de mes ami·es malgré l’éloignement, je fais une chose très simple : j’achète en ligne puis je leur envoie des cadeaux surprises comme un livre ou une plante, pour leur exprimer ma gratitude sans rien attendre en retour.
Confiné·es, contraint·es à une certaine immobilité, comment pouvons-nous lutter contre le sentiment d’enfermement ?
L’enfermement que nous vivons n’est pas naturel. J’aime cette métaphore de Pythagore : Une fois sorti de tes couvertures, roule-les et efface ton empreinte. »
Le confinement, expérience pénible en soi, est aussi l’occasion de réfléchir à la façon dont on occupe notre espace.
Cette idée de refaire son lit en ne laissant pas de traces de son passage peut s’appliquer à la philosophie écologiste : privilégier au quotidien le développement durable. Le confinement, expérience pénible en soi, est aussi l’occasion de réfléchir à la façon dont on occupe notre espace et aux traces qu’on choisit d’y imprimer en laissant libre cours à sa créativité.
J’ai créé sur ma petite terrasse un faux restaurant, avec les menus écrits sur une ardoise, j’ai repeint certains de mes murs avec le bleu du ciel de Rome, à l’image de celles que j’avais dans la tête.
Le taux d’anxiété des Français·es a doublé en raison du confinement, la déprime aussi. Avez-vous des solutions pour échapper à la rumination ?
Je suis championne de la rumination. (Rires.) Aristote et les péripatéticiens de son école marchaient. Le contact avec la terre, le mouvement mécanique de la marche me libère de la rumination.
Une autre règle de Pythagore m’a aidée : celle de ne pas emprunter la voie principale mais des chemins de traverse. C’est une métaphore, bien sûr, c’est trouver ses propres solutions, ne pas choisir la facilité, dériver et se laisser porter, découvrir des lieux nouveaux et s’en émerveiller. Marcher, c’est sortir de soi-même. L’examen de conscience, pour nous, est lié à la tradition religieuse.
Pour les Grecs anciens, cette philosophie est pensée comme un exercice spirituel mais sans la transcendance. Les pythagoriciens, quant à eux, nous enseignent qu’il faut se coucher en s’interrogeant sur ce qu’on a fait de sa journée, et se réveiller avec des propositions pour la suivante. Cette prise concrète sur nos actions nous empêche de ressasser.
Cette période de repli sur soi n’est-elle pas finalement propice au lâcher-prise ?
Oui, ce confinement peut être libératoire, surtout pour les femmes qui subissent une charge mentale encore plus pesante. Le lâcher-prise n’est pas dépressif. C’est, dans ce monde devenu un peu fou, comprendre qu’il est vain de vouloir tout contrôler. Et que ce qu’on appelle le temps perdu est parfois du temps gagné. On grandit en pensant qu’il faut le capitaliser, aujourd’hui, le télétravail chronophage nous rend plus avare de notre temps.
Pour les Grecs, l’attitude naturelle à adopter est celle de la skholè, dont dérive le mot école. Pour nous, cela signifie l’obligation d’étudier, pour eux, c’était le temps où on ne faisait rien d’utilité immédiate, où on ne travaillait pas ni ne gagnait d’argent, le meilleur des temps.
À nous, les femmes qui travaillons double pour permettre à nos compagnons d’avoir la skholè, de la revendiquer. Pour les épicuriens, elle est aussi le temps de l’amitié, le temps dédié à nos passions, le temps que l’on habite en étant soi-même.
- Comment les penseurs antiques peuvent sauver notre santé mentale
- Charles Pépin, philosophe : « Même si le présent est entravé, il faut continuer à se représenter l’avenir »
(*) Six philosophes dans mon salon, collection Champs Éd. Flammarion.
(**) Paru en France en 2020 aux éd. PUF. Également auteure, en 2017, du roman L’éthique de l’aquarium, éd. de Grenelle.
Article publié dans le magazine Marie Claire n°825, juin 2021
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