Contrairement à une idée reçue, le jazz n’est pas qu’une musique libre. Comme bien d’autres formes d’arts, il est fait de contraintes techniques et théoriques dont les musicien·nes choisissent ou non de s’affranchir. La carrière de Miles Davis est bourrée de contre-pieds et de positionnements par rapport aux modes de ses époques. Pour ces dernières, il nourrissait une véritable aversion. Pourtant, incarner le son de son temps et être un porte-étendard de sa culture a presque toujours été son objectif.
Afin d’atteindre ce but et de satisfaire ce besoin viscéral d’être actuel tout en ne cédant pas aux sirènes des tendances jazz, il lui a fallu innover en allant puiser l’inspiration ailleurs qu’au sein de son propre milieu. Son album Bitches Brew, sorti il y a tout juste cinquante ans, est certainement l’illustration la plus claire de cette démarche. C’est ce qui en fait un disque incontournable, qui influencera certes le jazz, mais aussi bien d’autres musiques comme bien d’autres courants.
Le grand album de Miles Davis, souvent considéré comme la plus fameuse des productions jazz de l’histoire, c’est Kind Of Blue, sorti en 1959. Il se pose comme un oasis de tranquillité (héritée de l’école de Saint-Louis, dont il est originaire) en pleine fin du règne be-bop, par un musicien qui avait presque toujours rejeté une exubérance alors de mise. Depuis plus de dix ans son jeu de trompette était avant tout axé sur la mélodie plutôt que sur la performance. Si Kind Of Blue fut un succès colossal et a facilité l’accès au jazz à des publics qui en étaient jusque-là éloignés, Bitches Brew est certainement celui qui a renversé le plus de barrières.
Le free jazz et l’électrique comme bases
Cet album trouve ses origines dans deux démarches principales: d’abord, l’influence du free jazz, qui s’affranchit des règles musicales et des carcans établis par la rythmique, l’harmonie et la mélodie. Ce style changera bien des mentalités chez des musiciens tels que John Coltrane ou Ornette Coleman, qui en sera l’un des grands artisans. L’album Sketches Of Spain de Miles Davis, sorti en 1960, est déjà une ébauche de cette recherche de transe qui caractérisera Bitches Brew dix ans plus tard. Il faut compter aussi avec les instrumentations électriques, déjà grandement utilisées sur l’album précédent, le superbe In A Silent Way, sorti en 1969 et enregistré en une journée seulement. Car oui, sur Bitches Brew, le piano et la seule contrebasse laissent place aux claviers électriques comme le Rhodes Fender et aux basses, branchées également. Un changement radical.
Les musiciens qui entouraient Miles Davis ont énormément tourné. Au fil des besoins du leader sont nées des envies de carrières solo des sidemen, des clashs aussi parfois ou des indisponibilités. Cette fois, ils seront treize à participer aux sessions, une quantité énorme comparée aux standards jazz des années 1960 qui viennent de s’achever. On dénombre deux batteurs (le jeune Lenny White et Jack DeJohnette), deux percussionnistes (Don Alias et Juma Santos), un contrebassiste (Dave Holland), un bassiste (Harvey Brooks), un guitariste (John McLaughlin), trois pianistes de Rhodes Fender (Joe Zawinul, Chick Corea et Larry Young), un clarinettiste basse (Bennie Maupin), un saxophoniste (Wayne Shorter) et Miles Davis à la trompette, bien sûr. En résulte un amas –certes orchestré– de thèmes, de mélodies, de solos, de rythmiques éreintantes et de prises de libertés folles.
Utiliser le studio à sa juste valeur
Comme l’explique Matthieu Thibault dans son livre Bitches Brew ou le jazz psychédélique, la naissance de cet album mythique s’inscrit dans plusieurs volontés de Miles Davis. Il cherche à reconquérir un public noir qui l’a délaissé pour d’autres canons musicaux, son audience étant, à son grand désarroi, devenue de plus en plus blanche au fil des ans. Mais il est également avide des musiques qui l’entourent, se sentant en décalage avec le jazz de la fin des années 1960. À déjà 40 ans passés, il peine à incarner la nouveauté.
Le jazzman s’inspire d’une part des artistes noirs comme Jimi Hendrix, Sly Stone ou James Brown mais aussi de l’immense liberté qui règne alors dans la musique rock, laquelle vient de connaître la vague du Flower Power, des Beatles, des Doors, de Pink Floyd; un mouvement hippie qui, s’il s’éteint, laisse des traces musicales indélébiles. Un autre jazzman, Charles Lloyd, fait déjà le pont entre les deux publics, notamment grâce à son album live Love-In sorti en 1967. Jack DeJohnette y tenait d’ailleurs la batterie. Le groupe allemand Can ou Frank Zappa opérait déjà cette fusion à leur façon. Même si la démarche de Miles Davis n’est pas de conquérir le public rock à tout prix, il va s’inspirer du psychédélisme ambiant. Surtout, il va puiser dans la capacité de ces artistes à utiliser le studio comme un atout et non plus comme un simple moyen de capter des sessions live –comme c’est souvent le cas dans le jazz. Le producteur et ingénieur du son Teo Macero aura un rôle capital dans l’élaboration de Bitches Brew.
L’improvisation est toujours collective
Dans ce contexte, il s’agir de jouer. L’indication principale de Miles Davis à ses musiciens durant les sessions d’enregistrement est d’ailleurs: «Joue!» Avec, toujours, le souci qu’ils conservent leur liberté. Chacun tient son rôle: une rythmique en locomotive constante, une basse qui marque strictement la mesure (Harvey Brooks, issu du rock et de la folk, est chargé de maintenir un jeu simple qui fait office de repère au milieu des envies de solistes multiples), une guitare qui alterne entre enrichissement harmonique et solos dissonants, des cuivres qui se basent sur des thèmes répétés à l’avance. Cette structure permet aux virtuoses de broder autour.
Dans une interview donnée au Guardian John McLaughlin expliquait: «Il était clair que Miles ne savait pas exactement ce qu’il voulait. Mais il savait ce qu’il ne voulait pas. Il ne voulait pas sonner comme quelque chose qui avait déjà été fait. Nous n’avions pas vraiment de partition, à la rigueur quelques accords qu’il avait écrits sur une feuille trouvée dans le sac avec lequel il transportait son café. Il définissait un tempo, et nous commencions. Quand nous atteignions un groove, un super beat, il était heureux et se mettait à jouer. Nous passions juste d’une expérimentation à une autre. […] Miles peignait sa musique, et nous étions ses pinceaux.»
Sur Bitches Brew, on retrouve cet aspect électrique tellement ancré dans son époque, cette transe particulièrement palpable sur le premier morceau de l’album, «Pharaoh’s Dance», avec ses touches orientales et bruitistes auxquelles il faut ajouter ses variations de volume.
Des relents blues évidents s’expriment sur «Miles Runs The Voodoo Down».
Bitches Brew bénéficie d’une énergie rock folle et d’une agressivité héritée de John Coltrane.
L’influence des musiques de films sur «Feio» écrit par Wayne Shorter ne laisse pas l’ombre d’un doute.
Même si Miles Davis reste bien le leader puisque sa trompette est mise en avant dans le mixage et qu’il est le véritable chef d’orchestre, il n’y a plus de réelle hiérarchie entre les musiciens, un peu à la manière d’un groupe de rock homogène comme Led Zeppelin. L’improvisation demeure collective –la rupture dans le jazz est sans commune mesure.
«Le plus écœurant des chaos»
Le rock progressif de King Crimson ou de Soft Machine, mais surtout le jazz fusion piocheront beaucoup dans Bitches Brew. Les musiciens qui entouraient Miles Davis lors de ces trois journées d’enregistrement ont également grandement réutilisé les intentions de leur leader dans leurs projets solos suivants, à commencer par John McLaughlin, qui fondera The Mahavishnu Orchestra (les premiers albums, s’ils portent aussi la volonté de transformer le guitariste en guitar-hero, en sont directement inspirés), mais aussi Brian Eno pour l’approche du studio, ou encore Carlos Santana, dont le live en 1974, «Lotus», est empli de variations jazz en grande partie façonnées par des heures d’écoute du fameux album.
En 2013, Thom Yorke, le leader de Radiohead, confiait au grand remix: «La première fois que j’ai entendu cet album, j’ai pensé que c’était le plus écœurant des chaos.» L’influence de Bitches Brew sur le groupe est gigantesque, notamment sur l’album OK Computer, sorti cette même année. Plus dans la manière de travailler que dans la musique elle-même, d’ailleurs. Cette méthode, Thom Yorke l’appliquera aussi douze années plus tard, lors de l’élaboration de sa nouvelle formation, Atoms For Peace. «Nous avons pensé les choses d’une manière très proche du jazz, dans la façon d’utiliser des collages et de gros blocs de musique pour créer les arrangements. Une des choses qui nous excitait le plus, c’était de boucler un album où vous ne saviez pas très bien où l’humain commence et la machine finit.» Certes, chez Miles Davis, pas de machines, mais une désincarnation des individualités transformées en un collectif extrêmement homogène.
Au croisement des genres et des époques charnières pour la musique, Bitches Brew a contribué à redéfinir le rôle du musicien dans une formation jazz, ouvrant des portes qui étaient alors restées entrouvertes. C’est le début d’une nouvelle influence du genre sur les autres chapelles, une ouverture engendrée par la nouveauté, une audace exacerbée et un besoin élémentaire de perturber l’audience. L’album recevra d’ailleurs des critiques sévères de la presse jazz et dithyrambiques du côté du rock, ouvrant Miles Davis à un public plus large tout en achevant de construire un pont entre les tribus musicales qui influencent encore aujourd’hui un nombre incroyable d’artistes. Ça n’est pas rien, loin de là.
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