Le confinement a été instructif. S’il a mis en évidence les failles du système éducatif, il a aussi ouvert des pistes de réflexion. Atouts du numérique, vertus de la «coéducation» profs-parents… À l’heure de la réouverture progressive, analyse en compagnie du philosophe Edgar Morin.
Pour une fois, à Bégrolles-en-Mauges, on aura entendu l’écho des rires d’enfants plutôt que l’échappée des voitures sur la départementale. Lové au bout d’une impasse de ce village choletais (Maine-et-Loire), le jardin de la famille Verger s’est transformé en cour d’école, Covid-19 oblige. Pendant deux mois, Timothée et Adeline, parents de trois filles âgées de 8, 6 et 4 ans et d’un nourrisson de 3 mois, auront fait contre mauvaise fortune bon cœur. Entre le français, le matin, et les maths, l’après-midi, la famille a ressorti gommettes et Playmobil, confectionné quiches et cookies…
Sans réveil ni routine, leur quotidien est devenu prétexte à apprendre quelque chose, ailleurs que sur le tableau noir. Une situation cocasse pour la mère de famille, elle-même prof d’anglais au collège, et qui reconnaît combien «c’est une épreuve de faire bosser ma fille de CP sans me décourager». Arrivée à la fin de son congé maternité, la jeune femme sait qu’avec la reprise des cours elle aura à jongler entre télétravail, école à la maison et gestes barrières en classe… Et à réinventer son métier.
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Les enseignements du confinement
Selon un sondage YouGov pour le magazine Society, publié le 30 mars, 40 % des Français souhaitent voir un changement radical pour la France de demain. L’école, qui a concentré une grande partie des inquiétudes, ne fera pas exception. Se sont succédé révolutions abruptes et révélations brutales. D’ordinaire à la marge, le recours au numérique est devenu l’usage, et l’inégalité des chances à l’école a rarement été aussi criante. Les examens sacralisés ont été bouleversés. Avec l’irruption du Covid-19, le fameux «mammouth» a pris un coup dans les défenses.
Au début de l’année 2020, le philosophe Edgar Morin avait dialogué avec le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, dans un ouvrage commun, Quelle école voulons-nous ? (Éditions Odile Jacob), où pouvait s’exprimer le désaccord. Le penseur, que l’on a pu interroger pendant le confinement, prône depuis longtemps une école plus égalitaire, qui enseigne la vie et la pensée. Que serait pour lui une école de l’après ? « »Apprendre à vivre » selon Rousseau, c’est se préparer à affronter les problèmes de sa vie personnelle et civique, composer avec l’incertitude, résume Edgar Morin. Plus que jamais l’école doit accomplir cette mission, introduire les thèmes de l’empathie, de l’humanité et de l’écologie dans les programmes. Il faudra réellement penser l’école du point de vue des jeunes.» Voici quatre chantiers prioritaires et autant de perspectives d’avenir.
Une communauté parents-profs renforcée
Platon disait qu’il fallait enseigner avec l’Éros, avec passion. À Lille, Catherine Kerbrat, professeure d’allemand, cultive depuis ses débuts le lien avec ses élèves et leurs parents. «À chaque voyage scolaire, je crée des groupes WhatsApp avec mes élèves de quatrième et de troisième. Avec le confinement, je les ai ouverts aux sixièmes. Ils me parlaient de leurs angoisses, et je répondais comme je pouvais.» Comme beaucoup de ses collègues, elle a adapté ses cours au contexte en fabriquant des vidéos et des projets transdisciplinaires, en instaurant des rendez-vous autour de la musique ou des séries. Malgré quelques désagréments techniques, le confinement lui a permis de radiographier les situations particulières de ses élèves.
Coordinatrice d’une classe ULIS (scolarisation d’élèves en situation de handicap), dans l’académie de Nantes, Florence C. a distribué des «carnets d’expériences» aux familles : «On demande aux parents d’être là pour leurs enfants, or beaucoup sont déjà en grande difficulté, dépassés par le quotidien. Notre rôle, c’est aussi de rendre la situation moins anxiogène pour eux.»
«Le confinement a permis à la trinité enseignants-enfants-parents de mieux se comprendre, observe Fabienne Serina-Karsky (auteure de Bien être scolaire : des clés pour demain, Éditions L’Harmattan), maître de conférences en science de l’éducation à l’Institut catholique de Paris. Jamais on n’aura autant échangé. Pour la première fois, les parents ont eu un accès direct au matériel pédagogique. Et confrontés aux incompréhensions de certains adultes face à leurs fiches, des enseignants ont dû les repenser».
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Un lien élève-professeur renouvelé
Selon Edgar Morin, «avec le poids des années, certains pratiquent leur métier de façon mécanique et routinière. Dans ces circonstances, le dévouement, la générosité et le sentiment d’être utile – qui dormaient – ont éclaté et ont permis d’explorer des terrains nouveaux. Il faudra garder le souvenir de cette période.» Ce réinvestissement du lien est signe d’espoir, selon Solenne Roland-Riché (coauteure, avec Bénédicte Péribère, des 50 règles d’or de l’éducation positive, Éditions Larousse), qui forme des enseignants de l’académie d’Amiens à l’éducation positive. Depuis le début du confinement, elle encourage les enseignants à instaurer avec leurs élèves des moments de parole ouverte et des «tours de fierté», mais aussi à montrer leurs vulnérabilités d’adultes.
Une philosophie que partage Edgar Morin : «La jeunesse s’autonomise, revendique, les élèves forment des communautés, créent des chaînes de solidarité… Il faut comprendre la culture juvénile pour enseigner.» La reprise devrait se faire par petits groupes – une procédure salutaire plus que sanitaire, selon le penseur, qui prône la réduction du nombre d’élèves par classe. L’école d’après-demain en finira sans doute avec les classes de 35 élèves : après les CP et les CE1 dédoublés, le président de la République avait promis, il y a juste un an, de réduire à 24 élèves par classe les grandes sections, les CP et les CE1 avant la fin de son mandat…
Un rythme devenu celui des enfants
Dans la famille Ait Bouali, à Montreuil, on a éteint le réveil pendant deux mois. C’est à leur rythme qu’Eloen (14 ans) et Maely (10 ans) se sont mis au travail, sous le regard attentif de leurs parents, grâce à deux sessions par jour, ponctuées de temps libres : Maely s’est mise au jardinage, et son frère a conçu pour elle des leçons d’histoire-géo, son dada. Un programme plus light, qui laisse de la place à autre chose.
L’Académie de médecine recommande, depuis longtemps, un emploi du temps en accord avec le rythme biologique. L’Institut Montaigne considère même que les journées chargées plombent le classement PISA de la France. Même sans relire l’Émile, de Jean-Jacques Rousseau, ou les méthodes Steiner, on a relégué le cours magistral au placard, et les familles ont relié apprentissages et vie quotidienne. Les parents ont dévalisé les supermarchés en farine et ont posté des images de leurs cookies sur Instagram, ils ont raconté leurs leçons d’histoire avec des Playmobil, ont imaginé des ateliers botaniques… Ils ont expérimenté «l’apprendre par le faire».
Beaucoup de profs en témoignent : passée cette période d’école sans férule – mais pas sans farine -, l’enseignement en classe devra être un peu plus ludique, davantage connecté à la vie des enfants. Selon Fabienne Serina-Karsky, l’intérêt de l’élève sera remis au centre de l’instruction, et «tout ce qui aura été tenté par les profs et les parents va apporter une certaine fraîcheur.» Le gouvernement s’ouvrira-t-il à d’autres horizons pédagogiques ? Par petites touches sans doute. En janvier 2018, Jean-Michel Blanquer expliquait dans un entretien pour Sciences Humaines : «L’école est un sanctuaire qui s’ouvre. Il existe des élèves qui n’ont jamais vu la mer… Dans les temps futurs, je vais donc prendre des initiatives pour systématiser le voyage scolaire.»
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Un numérique au service de l’humain
Face au confinement, le lycée privé laïque Edgar Poe, à Paris, a relevé le défi. Depuis plusieurs mois, l’école s’était tournée vers le numérique pour offrir à ses élèves, tablettes à l’appui, de meilleures chances de réussir. Dès la fermeture des écoles, l’établissement a mis en place un «lycée virtuel» et toutes les bonnes habitudes ont été maintenues : classe en visioconférence, échanges via des groupes WhatsApp, tutorats entre élèves, soutien scolaire, cours de théâtre… Edgar Poe s’est même lancé dans la production de podcasts (350 à ce jour), en s’associant avec l’agence OneTwo OneTwo, pour permettre aux enseignants d’enregistrer leurs leçons.
Fidèles à la philosophie de l’établissement – l’intérêt pour l’élève développe l’intérêt de l’élève -, Christian et Évelyne Clinet, président et présidente d’honneur, l’affirment : «La continuité pédagogique fonctionne mieux si les enfants entendent la voix de leurs professeurs et gardent le contact de façon très active.» Une démarche vertueuse, malheureusement encore trop rare, qui démontre l’importance du rapport interpersonnel prof-élève.
De son côté, l’institutrice bretonne Marie-Solène Letoqueux a lancé avec son mari la chaîne YouTube La maîtresse part en live, avec des vidéos amusantes pour garder le lien en attendant mieux. Les écoles de France se sont officiellement ouvertes au digital en 2006 avec la généralisation des Espaces numériques de travail (ENT) pour les enseignants, puis, après 2010, avec la création des «collèges connectés». Mais face à la réalité de la rupture numérique, la continuité pédagogique est restée très dépendante des bonnes volontés humaines. «La technologie doit être un auxiliaire pour empêcher la déshumanisation de l’instruction, explique Edgar Morin. Rien ne peut remplacer la présence physique, le contact humain qui ne transparaît pas en vidéo.»
Une école publique plus égalitaire
Sans aide aux devoirs, sans bibliothèques ouvertes, la situation est passée de compliquée à catastrophique pour certaines familles précaires. Le confinement a permis de sonder la fracture sociale en matière d’accès à l’éducation, et le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, s’est inquiété de «perdre 5 à 8 % des élèves à l’issue du confinement.»
Amélie D., professeure de français dans un quartier sensible d’Angers, s’est retrouvée face à un mur quand l’arrêt des cours a été décrété. Faute d’outils numériques, 30 de ses élèves ont reçu au compte-gouttes leur travail par courrier. À la troisième semaine, elle déplorait n’avoir de retour que de 50 % des élèves. «Certains tentent de se connecter sur Pronote avec un smartphone et un forfait de 20 gigas et ne peuvent rien télécharger. Je ne peux décemment pas demander aux parents de dépenser des timbres pour me renvoyer les travaux scolaires. Faudra-t-il en conclure que ces enfants ne sont pas assidus ? Ce serait injuste !» La prof est en colère : «L’objectif affiché, c’est de ne laisser aucun élève sur le bord du chemin, pourtant beaucoup d’entre eux – toujours les mêmes – vont se retrouver sur le carreau.»
Ces inégalités ne sont pas nouvelles, mais soulignées. Laure Arto milite depuis huit ans à la Fédération de conseil des parents d’élèves (FCPE). À Montreuil, elle tente avec d’autres parents de maintenir le contact avec des familles hébergées en hôtel social ou avec des familles roms. La militante salue les démarches individuelles : «Certains décuplent d’initiatives. Une directrice d’école maternelle a distribué pour chaque famille une boîte avec des activités et de la pâte à modeler.»
«L’école est le reflet de la société. Des réformes générales seront nécessaires pour lutter contre la précarité», commente Edgar Morin. Jean-Michel Blanquer a d’ores et déjà promis pour cet été la mise en place de sessions de rattrapage pour sécuriser la rentrée des jeunes en difficulté. Et le gouvernement a décidé de soutenir, à hauteur de 5 millions d’euros, les actions solidaires pour limiter la fracture numérique dans les quartiers sensibles, en fournissant des ordinateurs portables et en assurant une connexion wifi aux familles qui n’y ont pas accès.
Les médias en soutien pédagogique
La chaîne était promise à la disparition… Elle a sans doute inventé sa survie : France 4, depuis le 23 mars, avec les professeurs de La Maison Lumni, a ingénieusement proposé des cours aux écoliers, aux collégiens et aux lycéens, les profs défilant devant un tableau numérique, dynamisés par la bonne humeur d’Alex Goude. Une vraie mission de service public.
La radio, aussi, a ouvert ses ondes aux enfants : sur RTL, le podcast très malin Lis-moi une histoire, monté en quatre jours à l’initiative du chroniqueur Laurent Marsick, diffusé tous les matins, a vu le jour grâce aux auteurs jeunesse d’Albin Michel – Marie Darrieussecq, David Foenkinos, Michel Piquemal, Marie-Aude Murail… Des histoires simples, pour s’évader et réfléchir. Là encore, un riche effort collectif.
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