Interview.- L’authenticité est devenue le mantra de l’époque, le leitmotiv contemporain. De la culture à l’économie, de l’intime au politique. Dans Le Sacre de l’authenticité, le sociologue décrypte les paradoxes de cette obsédante soif de singularité.
«Authentique», mantra de l’époque, est convoqué aussi bien pour décrire une conversation profonde, un permaculteur engagé, un restaurant familial, un leader ne craignant pas d’exposer sa face vulnérable ou une mode venue de la rue… Mais que veut-il dire au juste ?
Madame Figaro. – C’est un paradoxe : chez la plupart des penseurs, l’idée d’«authenticité» est moquée : notre société vivrait plutôt sous le règne du spectacle. Mais dans la tête des gens, constatez-vous, cet idéal d’authenticité n’a jamais été aussi puissant qu’aujourd’hui !
Gilles Lipovetsky. – À écouter nombre d’intellectuels, nous vivrions à l’ère du fake : un simulacre généralisé qui disqualifierait toutes références à la réalité, l’authenticité, la vérité. Pourtant, si nous regardons autour de nous, c’est bien l’authenticité qui est de plus en plus exigée en toute chose : notre nourriture ou nos destinations touristiques en passant par la mode, la décoration ou même le monde du travail qui, désormais, valorise les «managers authentiques» en phase avec leurs émotions. Plus sérieusement, chacun aspire à être «lui-même» dans sa vie personnelle, familiale, sexuelle, professionnelle, et bien sûr, dans son rapport aux ordres politiques et religieux. Mener une existence conforme à sa vérité propre est un droit subjectif fondamental et bénéficie en ce sens d’une reconnaissance quasi généralisée.
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Quelle est l’histoire de cette prise de pouvoir de la valeur d’authenticité ?
Cet idéal est récent : il s’affirme avec éclat en Occident au XVIIIe siècle, sous la plume de Jean-Jacques Rousseau. Lui est le premier à ériger la sincérité envers soi en idéal moral suprême. Avant Les Confessions, jamais un homme ne s’était exposé de manière si intime et grandiloquente. «Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi», écrit-il. À sa suite, les grands penseurs des deux derniers siècles, tels Emerson, Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger ou Sartre, en appellent à une vie personnelle affranchie du conformisme, des catéchismes moraux et de la tyrannie de l’opinion.
L’idéal est d’être inconditionnellement soi-même en menant une existence conforme à la seule vérité intérieure de soi. Cette éthique est inédite dans l’histoire des civilisations. Depuis le fond des âges, il s’agissait non d’exalter la singularité du moi, mais d’honorer les commandements divins, assumer l’héritage de sa lignée, se conformer à un modèle imposé du dehors par l’ordre collectif. C’est bien ce dispositif millénaire qui s’effondre avec les Modernes. Parce qu’elle consacre l’idéal d’auto-gouvernement de soi, l’éthique de l’authenticité accompagne la naissance de notre individualisme démocratique.
Cette éthique n’a été longtemps partagée que par une poignée de penseurs et d’artistes…
Oui, jusqu’à ce que la génération du baby-boom en fasse le mot d’ordre de la secousse libertaire des années 1960. L’authenticité se jouait en solitaire, elle s’impose comme un phénomène de génération, un mouvement social et une expérience communautaire ayant pour but de «changer la vie». Après la phase morale héroïque de l’authenticité s’est affirmé son moment utopique, transpolitique, anticonstitutionnel. Mais voici qu’on est témoin de l’essor d’une troisième phase.
Désormais, cet idéal d’authenticité imprègne les mœurs communes : les femmes, les seniors, les jeunes, les LGBT, mais aussi le management, le marketing, les consommateurs revendiquent à leur tour le principe du be yourself. L’authenticité est sacralisée et par là même, elle se transforme. Des Confessions à la téléréalité, des utopies de la contre-culture à l’institutionnalisation du mariage gay, voilà un fait qui saute aux yeux.
En quel sens notre vision de l’authenticité a-t-elle changé ?
Nous vivons le temps de l’authenticité normalisée, généralisée, post-héroïque. Les Modernes avaient célébré l’authenticité individuelle comme un devoir, éthique et tragique, de se diriger selon sa conscience propre. Mais ce combat pour être soi n’était en aucun cas mené en vue du bonheur ! Au contraire, ce qui était visé, c’était la liberté, la dignité humaine, l’élévation morale. Aujourd’hui, l’idéal d’authenticité a cessé de s’arrimer à un désir de vérité : le but est plus prosaïquementle mieux-être subjectif. «Se réaliser», ce n’est plus s’employer à être au clair avec soi et accéder à une existence plus élevée, mais vivre en phase avec nos désirs, goûts et envies.
Un état d’équilibre
On est passé de l’arrachement douloureux à soi à l’accompagnement par un coach…
Chez Sartre, l’authenticité consistait en effet à se jeter dans le vide : à ne pas se réfugier dans le confort des solutions toutes faites mais se choisir dans l’angoisse. Au lieu de quoi, les gourous du développement personnel professent les moyens censés nous faire atteindre un état d’équilibre, de paix, d’accord heureux avec nous-mêmes.
Cette «quête de sens» posthéroïque n’est-elle pas un simple simulacre ? Une authenticité si superficielle qu’elle en devient fausse ?
Il est difficile de ne pas partager ce jugement devant l’essor du marketing de l’authenticité : du greenwashing des grandes entreprises à certaines manifestations expressives sur les réseaux sociaux, en passant par la vague des néobistrots «authentoc». Mais cela ne doit pas conduire à affirmer que la quête d’authenticité est un épiphénomène sans force ni effet réel. Prenons au contraire la mesure des changements fondamentaux qu’autorise l’exigence de conduire sa vie selon son gré. Se choisir un nouveau métier, « refaire » sa vie, se marier avec une personne de même sexe : tout cela ne relève pas du simulacre !
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Ce qui vous intéresse, ce sont les conséquences d’une telle idéologie…
Depuis les années 1970, l’idéal d’authenticité s’impose comme un puissant opérateur de changement. Car être pleinement soi implique autonomie, respect et reconnaissance sociale. On peut considérer en ce sens, que des phénomènes aussi divers que la famille à la carte, l’essor des conversions religieuses, le coming out, la reconnaissance sociale des transgenres sont des manifestations de l’idéal «authenticitaire». Prenez l’exemple massif de MeToo. Jusqu’à récemment, les femmes se disaient : «On ne peut pas refaire les hommes.» Elles acceptaient de gré ou de force leurs comportements parfois humiliants, contraignants, violents. Il n’en va plus ainsi : ce qui était accepté comme «naturel» hier ne l’est plus aujourd’hui. Cette remise en question radicale de la relation entre hommes et femmes est sous-tendue par la culture de l’épanouissement de soi.
L’authenticité consiste parfois à jouer un rôle : n’est-ce pas ce que les transsexuels nous apprennent ?
Depuis Rousseau, le sujet authentique était celui qui rejette les mensonges du paraître et la fausseté des artifices. Or le phénomène transsexualiste conduit à reconsidérer le problème. La trans née mâle, en effet, porte maquillage, robes et talons. Pour elle, l’apparence est tout sauf opposée à la vérité de soi. C’est bien le paraître qui lui permet d’être «authentique» : en accord avec son identité de genre. La question trans fait sauter tous les repères : le corps naturel y apparaît comme mensonge et le corps «artificiel» comme le lieu de la vérité subjective. Cela nous rappelle que l’artifice est parfois la condition pour être soi. Cela éclaire des pratiques plus banales comme celles du maquillage ou même de la chirurgie esthétique qui, dans certains cas, sont mobilisées afin d’être mieux en accord avec soi. Oscar Wilde le disait déjà : «C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même ; donnez-lui un masque et il vous dira la vérité.»
Pour autant, précisez-vous, nous devons nous prémunir des excès de l’authenticité. Quelles sont les limites de cet idéal ?
Notre époque est dominée par une défiance grandissante envers la technoscience, les institutions et les élites. L’authenticité y est parfois présentée comme la solution capable de remédier miraculeusement aux maux qui nous affligent. Gardons-nous de cette illusion. Notre conversion à un mode de vie écologique plus sobre est certes souhaitable, mais ne sera pas suffisante pour relever avec succès les défis du réchauffement climatique, de la pollution, de l’appauvrissement de la biodiversité. «Sauver la planète» exige moins l’engagement vertueux des consommateurs que de nouveaux modes de production, des innovations technoscientifiques, des politiques publiques ambitieuses. De même, on ne sortira pas de la crise de l’éducation par les voies de la spontanéité expressive de soi. Nous avons à réhabiliter des méthodes pédagogiques fondées sur l’effort, le travail et la discipline intellectuelle.
Une certaine dose d’acceptation de la frustration est nécessaire à tout apprentissage…
On ne peut pas toujours être dans un accord euphorique à soi. Faire des gammes de piano, ce n’est pas authentique. Et pourtant, il n’y a pas d’autre méthode pour apprendre à jouer de la musique. Cela vaut aussi pour la formation de sa raison.
Fétichisme de l’authenticité
Et que penser des appels à un «leadership authentique» ?
Soyons sérieux : le mantra du leader d’entreprise «authentique» est loin d’être suffisant pour bâtir des économies performantes, justes et solidaires. Quant à la «sincérité» des dirigeants populistes, tel Trump, elle ne fait que dresser les groupes les uns contre les autres, susciter le mépris des institutions, intensifier les peurs et exacerber les passions nationalistes.
Quelles valeurs opposez-vous à l’hégémonie de l’authenticité ?
Elles ne manquent pas : la justice, la solidarité, la création, la formation, le travail, la recherche scientifique. L’authenticité est une valeur, non une valeur suprême. Entre être opéré par un chirurgien désintéressé, passionné par son travail, donc authentique, mais dont la compétence est «moyenne», et un chirurgien qui demande d’importants émoluments, mais hypercompétent, que choisissez-vous ? Gardons-nous du fétichisme de l’authenticité : tout ce qui est authentique n’est pas nécessairement bon, et tout ce qui est inauthentique n’est pas à rejeter.
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