Avec le changement climatique, c’est tout un écosystème qui est menacé, estime la biologiste Françoise Gaill (1). Des rivages aux abysses, elle écume pour nous cet immense réservoir de ressources vitales, dont notre avenir dépend.
Madame Figaro. – En quoi l’océan est-il précieux ?
Françoise Gaill. – Sans cet écosystème complexe, le plus grand sur Terre, il n’y aurait pas de vie. Au cœur de la machine climatique, il joue un rôle-clé dans la fourniture d’oxygène et d’eau douce. Il nous offre des ressources énergétiques, minérales ou vivantes. L’océan fait aussi partie de notre imaginaire, c’est une source d’inspiration poétique. Et c’est le dernier espace naturel qu’il reste à explorer : on a cartographié à peine 5 à 10 % de la surface du plancher océanique et identifié 250.000 espèces marines, alors qu’il y en aurait de 1 à 5 millions. Il représente donc une possibilité d’ailleurs, d’invention.
Françoise Gaill à la Cop21.
Vous êtes spécialiste des écosystèmes profonds océaniques. Est-ce là que subsistent les plus grands secrets ?
Oui. Le fond des océans, l’abyssal, au-delà de 200 mètres, est ce qu’on connaît le moins. Au-delà de 2000 mètres, c’est presque l’inconnu. Jusqu’aux années 1980, on pensait qu’il ne s’y passait rien ou presque, que les animaux y étaient minuscules. Et puis, des géologues sont descendus le long des dorsales formant la colonne vertébrale de l’océan (les dorsales sont des chaînes de montagnes sous-marines, présentes dans tous les bassins océaniques et formant une chaîne continue, NDLR). Ils ont découvert les sources hydrothermales profondes, des sortes de petits volcans immergés. Ils décrivaient des jardins d’Éden, des écosystèmes extraordinaires.
Nous avions du mal à y croire, nous, les biologistes. Mais quand nous sommes descendus à 2500 mètres dans le Pacifique, au large des Galapagos, nous avons trouvé de nouveaux organismes extravagants. Des poissons roses très bizarres, moches comme tout, à la peau fripée comme celle de l’extraterrestre E.T. ; des palourdes de 40 cm ; des créatures tubiformes de deux mètres sans bouche ni tube digestif, dotées d’un éblouissant panache rouge ; des bestioles vivant près des cheminées hydrothermales, qu’on a appelées vers de Pompéi, si belles avec leur chevelure blanche hirsute. C’était une époque merveilleuse, la plus grande découverte du XXe siècle pour l’océan.
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C’est-à-dire ?
Nous avons découvert que pour se développer dans un milieu où il y a très peu de nourriture, ces organismes utilisent un processus jusqu’alors inconnu : la chimiosynthèse. Alors que les plantes emploient la photosynthèse (en captant du carbone grâce à l’énergie solaire), ils se servent, eux, de l’énergie de la Terre, à partir de l’oxydation des sulfures émis par les volcans. Ils utilisent aussi des bactéries qu’ils prélèvent dans le milieu, avec lesquelles ils vivent en symbiose, et qui leur fournissent de la matière nutritive.
Et ces animaux supportent tout ce qu’on pourrait connaître si on n’avait pas de régulation climatique. À commencer par des températures insensées : celle des cheminées oscille entre 100 °C et 250 °C, et les vers de Pompéi vivent entre 20 °C et 80 °C. Ils résistent aussi à de fortes concentrations de gaz carbonique, à une eau très acide, contenant très peu d’oxygène et énormément de métaux et de molécules polluantes… Un modèle pour comprendre comment le vivant peut s’adapter à des conditions extrêmes.
Cela a-t-il ouvert des perspectives à la recherche ?
Bien sûr ! Près de 80 % des brevets de biotechnologie marine sont liés aux organismes des sources hydrothermales. J’ai travaillé sur leur peau, pour comprendre comment elle peut résister à de pareilles températures. Les applications sont nombreuses. Par exemple, du collagène résistant à 60 °C ou 80 °C, qui permet de faire des peaux artificielles pour les grands brûlés, ou de renforcer la résistance des crèmes cosmétiques aux rayons solaires et à la chaleur. Les bactéries associées à ces animaux sont aussi une mine pour concevoir des matériaux résistants aux milieux acides.
D’où vous est venu le goût de la mer ?
De la Bretagne. Lors d’un stage à la station biologique de Roscoff, dans les années 1970, j’ai adoré partir en bateau pour récolter des bestioles. Et, en regardant une goutte d’eau de mer sous le microscope, l’extraordinaire beauté des formes marines m’a subjuguée. Cela bouge tout le temps, et à chaque fois que vous grossissez, vous voyez toujours plus de monde. J’ai saisi le côté infini de la vie marine.
L’océan, c’est donc l’infiniment grand et l’infiniment petit…
Absolument. Il représente aussi l’infiniment grand dans le temps. Une goutte d’eau met mille ans pour faire le tour de l’océan et revenir à son point de départ, portée par les courants ! C’est très loin de la temporalité de la vie humaine.
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Cet océan, nous l’agressons…
Hélas !… Tous les déchets, toutes les pollutions finissent dans l’océan via les rivières. La pollution chimique ou aux métaux lourds s’accumule dans les fosses marines et la graisse des cétacés. Cela se fait silencieusement, à de faibles concentrations, c’est invisible, très lent, sournois. On risque d’avoir de très mauvaises surprises à terme, avec des perturbations majeures des écosystèmes océaniques. La pollution chimique pourrait, par exemple, gêner la communication des animaux marins, comme le fait la pollution sonore. Car certaines espèces utilisent des capteurs chimiques pour communiquer à des centaines de kilomètres de distance.
Quid de la pollution plastique ?
Pour que le plastique ne termine dans l’océan, la seule solution est de réduire sa production et son usage. On a beaucoup parlé du 7e continent pour désigner l’immense masse de déchets flottant dans l’océan. C’est une image qui frappe les esprits, sensibilise. Comme les plastiques obstruant les tubes digestifs des mammifères ou des oiseaux marins. On ne connaît pas encore leurs conséquences pour l’alimentation et la santé humaines. Mais on sait que bactéries et autres pathogènes se fixent sur les déchets plastiques et sont ainsi transportés dans l’océan. Comme les espèces invasives, qui sont aussi disséminées par les transports maritimes. Cela a été le cas de l’algue caulerpe à Monaco, des mollusques crépidules en Bretagne ou du poisson-lion, venu d’Asie, qui perturbe les écosystèmes des Antilles.
L’océan est aussi victime du changement climatique…
Le premier impact est la hausse de la température de l’eau. Elle entraîne la fonte des glaces, mais aussi une dilatation de l’eau, donc une élévation du niveau de la mer. Elle perturbe les écosystèmes, provoquant la pullulation des méduses en Méditerranée ou la migration des poissons. Elle rend l’eau plus acide et moins oxygénée, ce qui contribue à la multiplication de zones où il n’y a plus de vie. Sur les plages de Californie, on retrouve de plus en plus souvent des tonnes de poissons morts, asphyxiés. La perte de salinité de l’eau de mer due à la fonte des glaces provoquera aussi des stress énormes pour les écosystèmes : par exemple, en perturbant le krill (nom générique des petits crustacés des eaux froides, NDLR), cela perturbera l’alimentation des baleines. Le risque de réactions en chaîne est réel. Et les conséquences d’une concomitance de tous ces paramètres (acidité, oxygène, etc.) ne seront sans doute pas linéaires mais exponentielles.
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Quelle est la conséquence la plus immédiate pour nous, les hommes ?
Le recul du trait de côte. Le niveau de la mer s’est déjà élevé de 3 cm depuis un siècle, avec déjà des impacts, comme à Soulac-sur-Mer, en Gironde, où il a fallu évacuer l’immeuble Le Signal, devenu un symbole. Il devrait encore grimper de 60 cm à 1 mètre d’ici 2100. C’est énorme. En France, cela menace la Nouvelle-Aquitaine, certains endroits en Bretagne, dans le Nord, des villes comme Le Havre … Les digues ne suffiront pas, il faudra déplacer des populations.
Bonne nouvelle, l’océan offre des solutions…
Oui ! Sans lui, l’atmosphère se serait déjà réchauffée de 3 à 4 °C, cela changerait tout, nous aurions du mal à vivre sur Terre. Car il absorbe plus de 90 % de la chaleur de l’atmosphère et 30 % du CO2 produit par l’homme. L’océan est donc notre espoir, notre assurance-vie. Mais nous ne savons pas jusqu’à quand il parviendra à absorber la chaleur et le carbone que nous émettons. Il faut donc absolument le protéger, cesser de l’agresser, réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, car nous avons intérêt à ce qu’il fonctionne bien, qu’il soit en bonne santé. Notre futur en dépend. On l’a vu avec l’épidémie de Covid-19, en partie due à la déforestation : modifier un environnement nous revient en boomerang. Évitons que ce soit le cas avec l’océan. Et faisons-en au contraire un allié.
(1) Françoise Gaill est aussi directrice de recherche au CNRS, vice-présidente de la Plateforme Océan et Climat, et membre du comité scientifique de la Fondation Tara Océan.
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