L’une écrit sur les coulisses des services de renseignement ; l’autre a enquêté pendant cinq ans sur les espionnes impliquées durant la guerre froide. Entretien croisé avec Camille de Castelnau, scénariste du Bureau des légendes, et la journaliste Chloé Aeberhardt.

Dans les coulisses des services secrets. Guillaume Debailly (alias Malotru) et de Marina Loiseau (alias Phénomène) reprennent du service, avec la diffusion de la saison 5 du Bureau des légendes ce lundi 6 avril. Pour coller à la réalité du terrain, le réalisateur Éric Rochant et son équipe n’ont pas hésité à rencontrer des agents de la DGSE. «On les voit environ trois fois par an, pas plus. Malheureusement ou heureusement pour la sécurité du pays, ils ne nous ont pas raconté d’anecdotes secrètes», glisse la scénariste de la série Camille de Castelnau. Tiraillée entre la quête de réalisme et les joies de la fiction, elle partage à Madame Figaro sa vision du quotidien des agentes secrètes. Nous avons aussi interrogé Chloé Aeberhardt, auteure de Les Espionnes racontent (1). Au terme de plusieurs années d’enquête entre Paris, Washington, Moscou et Tel-Aviv, la journaliste a retrouvé la trace des espionnes des principaux services de renseignement engagés dans la guerre froide. Leurs témoignages viennent d’ailleurs d’être adaptés en une websérie documentaire, illustrée et réalisée par Aurélie Pollet. Une manière de mettre à l’honneur ces retraitées de la CIA, du KGB, du MI5, de la DST ou du Mossad, trop souvent restées dans l’ombre.

Madame Figaro. – Le quotidien d’une espionne française, cela ressemble à quoi aujourd’hui ?
Camille de Castelnau. – Ce serait plutôt à une espionne de vous le dire… Mais elle ne vous répondrait pas ! (Rires) Dans Le Bureau des légendes, on a fait appel à notre imagination tout en essayant de coller au plus près de la réalité. Dans le cas d’une agente comme Marina Loiseau, le quotidien c’est d’être sur le terrain en couverture, en immersion complète, à l’occasion d’une mission clandestine. Mais encore en 2020, être une femme et être espionne peut être difficile. Il y a plein d’endroits dans le monde où il est difficile d’avoir accès à certaines informations en tant que femme. Typiquement en Arabie Saoudite, vous n’allez pas pouvoir participer à des conseils d’administration.
Chloé Aeberhardt. – Derrière le mot «espionne», il y a en réalité tout un tas de métiers. Pour schématiser, on pourrait classer les officiers de renseignement selon deux catégories : ceux sur le terrain et ceux dans les bureaux. La mission des premiers, c’est d’aller chercher l’information par des moyens divers et variés, comme traiter des sources ou mener des filatures. Dans les bureaux, les analystes sont chargés de relire les notes transmises par leurs collègues de terrain, de croiser les informations brutes et de les transformer en renseignements exploitables. Depuis la fin de la guerre froide, le métier a évolué, car le contexte a changé. À l’époque, le monde était bipolaire, il y avait le bloc de l’ouest d’un côté, l’est de l’autre. Avec le développement du terrorisme international, qui est souvent le fait d’organisations non étatiques, de groupuscules, voire d’individus isolés, la grille de lecture est beaucoup plus complexe. Et puis, il y a eu le développement des technologies. Pendant longtemps, le renseignement reposait avant tout sur le traitement des sources, ce que les Anglo-Saxons appellent HumInt pour «human intelligence» (renseignement humain). Certains regrettent d’ailleurs qu’il soit négligé aujourd’hui au profit du SigInt (Signals Intelligence) ; ce ne sont pas des écoutes téléphoniques, ni des vidéos par satellite, mais bien du renseignement humain, qui a permis d’identifier le messager de Ben Laden.

Marina Loiseau (alias Phénomène) en mission en Iran.

Comment recrute-t-on les agentes ?
C.C. –
Cela peut se faire dans les écoles. Mais il faut garder à l’esprit qu’il y a différents types d’espionnes. On peut recruter une geek pour la former au cyber-espionnage. Il peut s’agir de femmes qui ont fait de grandes écoles (Polytechnique, Centrale…) mais pas que. Tant qu’elles sont douées, qu’elles savent bien coder, ça peut le faire. De toute manière, pour être espionne, il faut un certain nombre de compétences. Dans Le Bureau des légendes, Marina Loiseau apprend le farsi lors de la saison 1. Maîtriser une langue ou une culture est un réel atout si cela permet de se fondre naturellement dans une société. On peut très bien imaginer que certaines recrues soient repérées après avoir fréquenté l’Inalco.

Et avant, comment procédait-on ?
C.A. –
Pendant longtemps, le recrutement s’est surtout fait par cooptation : les services embauchaient les épouses de leurs officiers. À la DST (c’est l’ancienne DGSI) comme au MI5 (le service de renseignement responsable de la sécurité intérieure du Royaume-Uni, NDLR), on considérait qu’on évitait ainsi les tensions au sein du couple, et que les épouses allaient mieux comprendre le rythme de travail de leur mari. Parmi les pionnières, un certain nombre étaient filles de policiers ou de militaires. Elles avaient envie de servir les intérêts de la nation et possédaient déjà un background qui favorisait leur entrée dans les services de renseignement.

Les femmes ont-elles toujours été impliquées dans les agences du renseignement ?
C.A. –
Dans l’absolu, il y avait très peu de femmes mais cela dépend de quelles années on parle. En France, dans les années 1970, les femmes des services de renseignement étaient surtout secrétaires. La DST comme le SDECE (devenu la DGSE en 1982) étaient des mondes très masculins. Parmi les anciennes officiers de renseignement que j’ai pu rencontrer, aucune n’est entrée par envie d’être espionne, certaines ignoraient jusqu’à l’existence des services secrets ! Il n’y avait pas les romans et les films d’espionnage que l’on connaît aujourd’hui, et de toute façon ces messieurs considéraient que le renseignement était une affaire sérieuse, qui ne concernait pas les femmes. On les a sous-estimées. De fil en aiguille, les femmes ont trouvé une place à prendre. À la DST par exemple, on a d’abord fait appel à elles pour les filatures car on s’est rendu compte qu’elles passaient plus inaperçues. Une femme ressemble moins à l’idée qu’on se fait d’un espion. En revanche, je ne suis pas convaincue que les femmes aient des prédispositions pour ce métier ou plus d’intuition que les hommes. Mais tant qu’elles seront minoritaires, on se méfiera moins d’elles.

La qualité indispensable pour être une bonne espionne ?
C.C. –
L’intelligence et le fait de savoir avancer masqué.
C.A. – De ne pas en avoir l’air. L’autre atout, qui tient à leur genre plus qu’à de prétendues qualités féminines, c’est qu’elles offrent des profils différents. Je me souviens d’une campagne de recrutement du MI6 (le service de renseignement extérieur britannique, NDLR) en 2018, on voyait une femme métisse, fleuriste, qui menait une vie totalement normale. La conclusion ? «La personne que vous voyez ne travaille pas pour le MI6 mais elle pourrait.» Le message sous-jacent, c’est que les services ont besoin de plus de mixité et de diversité sexuelle, et ethnique. Cette prise de conscience est récente mais indispensable.

Marie-Jeanne Duthilleul dans la série Le Bureau des légendes.

Dans Le Bureau des légendes, depuis la saison 1, on suit le parcours de Marina Loiseau, de ses premiers pas d’espionne à ses missions en Iran, en Azerbaïdjan ou en Russie. Être une femme est-il un avantage dans l’espionnage ?
C.C.
– Très certainement. Encore aujourd’hui, de nombreux clichés sexistes demeurent. On leur prête moins le goût de l’aventure, du risque, du voyage. Par défaut, les femmes sont des anti-James Bond. En revanche, on leur attribue volontiers l’art du mensonge. Encore un cliché ! Dans la série, la fragilité apparente et la féminité de Marina Loiseau font qu’on ne se méfie pas d’elle. Sa candeur lui permet d’avancer masquée. Elle me fait penser à Jeanne d’Arc, figure mythique de la femme soldate. Ce qui est intéressant avec ce personnage, c’est ce balancement entre sa fragilité et sa force de caractère.

Dans la fiction, l’arme secrète des espionnes c’est souvent de coucher avec l’ennemi pour obtenir des informations sur l’oreiller, à l’instar des James Bond Girls…
C.A. –
Quand on est professionnel du renseignement, on ne couche pas. On peut chercher à plaire pour gagner la confiance d’une source. C’est tout simplement de la manipulation et cela suppose une grande intelligence des relations humaines.
C.C. – La représentation des espionnes change. Elles sont dorénavant davantage représentées comme seules contre tous, en minorité dans un monde d’hommes. C’est le cas de Maya (interprétée par Jessica Chastain dans Zero Dark Thirty) ou Carrie Mathison (jouée par Claire Danes dans Homeland), deux personnages qui m’ont beaucoup inspirée. Celles-ci sont a priori plus fragiles et sont finalement plus intelligentes. Elles ont raison sur toute la ligne et ne sont pour autant pas écoutées. Peut-être parce que les femmes ont eu tardivement une place à prendre et qu’elles doivent désormais faire leurs preuves.

Concilier sa vie perso quand on est espionne, n’est-ce pas une mission quasi impossible ?
C.C. –
Dans la série, il y a quelque chose que je ne m’explique pas : qu’il s’agisse de Marina Loiseau, Marie-Jeanne Duthilleul ou Nadia El Mansour, ces trois femmes n’ont pas d’enfants. Ce choix qu’on a fait m’intéresse et m’interroge en même temps. Pourquoi ne pas avoir mis en scène des espionnes mères de famille ? Peut-être était-ce une manière de les éloigner du domestique et du familial ? Ou de montrer que la vie était passionnante même sans enfant ? Mais en dehors de la fiction, les espionnes ont une vie privée et familiale comme tout le monde. Leur vie sentimentale est sans doute moins transgressive que dans la fiction.
C.A. – Les analystes que j’ai rencontrées, dans les bureaux, avaient une vie privée normale. C’est sur le terrain que cela se complique, quand on est infiltré ou clandestin comme Malotru ou Phénomène dans Le Bureau des légendes. La famille peut aussi permettre de se construire une couverture. L’ancienne officier de la CIA, Amaryllis Fox, racontait par exemple dans son autobiographie avoir caché des documents secrets dans les couches de son bébé. C’est certain, on risque moins de soupçonner la mère de famille ou la femme enceinte. Néanmoins, sa famille peut aussi très bien devenir une vulnérabilité. Surtout quand on menace de s’en prendre à elle.

(1) Les espionnes racontent, Robert Laffont, 304 pages, 20€.

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