Le premier jour, on l’a briefée. Tous les matins en arrivant au bureau, Bae Soyeon devrait faire la vaisselle. Et nettoyer le frigo ou les bureaux. Au cours de la journée, elle aurait à servir le thé aux clients des chefs masculins.
C’était le premier job de Bae Soyeon après la fac, employée au service export d’une entreprise de transport maritime. Cette diplômée en commerce international et administration des affaires s’est pliée sans broncher à ces tâches, en plus de ses 65 à 70 heures hebdomadaires de travail. « Pendant qu’on faisait le ménage, nos collègues masculins fumaient ou discutaient. »
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Être une femme indépendante est "très mal vu"
Chez Angel-in-us, genre de Starbucks coréen où nous discutons, la trentenaire nous raconte le quotidien de milliers de jeunes femmes diplômées en Corée du Sud. Autour de nous, la génération Z pianote sur Kakao Talk, le WhatsApp coréen.
Désormais directrice de contenu chez NomadHer, une application qui met en relation des voyageuses en solo dans le monde entier, la jeune femme affirme sans crainte être féministe. « Les Coréens du Sud ne comprennent pas le sens du mot féminisme. Être une femme indépendante est très mal vu », raconte la globe-trotteuse.
En presque trois générations, la Corée du Sud est passée de la pauvreté la plus extrême – 4 dollars de PIB par habitant·e en 1955 – au rang de dixième économie mondiale. Au sud du fleuve Han, les tours étincelantes de Gangnam District proclament la victoire économique conquise à marche forcée. La station Sindang, sur la ligne 2, raconte la contre-histoire du miracle sud-coréen. Un écriteau en plexiglas « Women Friendly Seoul » (« Séoul respecte les femmes ») est accroché en face des toilettes publiques.
Sur la photo : Bae Soyeon, 34 ans, directrice de contenu chez NomadHer.
Le "molka", outil patriarcal pour harceler les femmes
Ici, le 14 septembre 2022, une employée chargée du nettoyage de 28 ans a été poignardée par un ancien collègue. Des bouquets de fleurs ont été déposés autour d’un autel de fortune. Un mur de post-it multicolores gronde de rage. « Pardon de n’avoir pu te protéger », »Stop aux féminicides », « Ma sœur a été assassinée ». Malgré deux plaintes de la victime et une enquête de police en cours, le stalker de 31 ans n’avait pas été arrêté. Elle refusait ses avances, il l’a harcelée, l’a filmée à son insu puis l’a tuée.
Dans le pays le plus connecté du monde – toutes les générations maîtrisent la technologie –, le cyberharcèlement est un fléau mortel pour les femmes. Les « molka » y font des ravages. Ces vidéos voyeuristes sont tournées avec des caméras miniatures cachées dans les toilettes, les cabines d’essayage, les dortoirs de lycée, et revendues à des sites ou mises en ligne sur des forums par des voyeurs.
Si toutes les femmes sont ciblées, les féministes et les minorités le sont encore plus.
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Les hommes se considèrent comme « victimes des femmes »
Depuis 2021, une loi punit les voyeurs-harceleurs de trois à cinq ans de prison. « Malheureusement, les femmes évitent de porter plainte pour ne pas s’exposer à une vengeance encore pire », explique Lee Eun-eui, une célèbre avocate qui défend les victimes de crimes sexuels. « Dont quelques célébrités. »
Cette petite femme intrépide et joyeuse nous reçoit dans son antre minuscule, où les dossiers s’empilent. « Les hommes sont persuadés que les féministes veulent les priver de leurs droits, ils se considèrent comme victimes des femmes », analyse l’avocate.
L’un des nerfs de la guerre des sexes qui se joue est le service militaire de dix-huit mois, obligatoire pour les hommes. Pendant qu’ils défendent la patrie, elles prennent les bons postes, et engrangent un an et demi de revenus en plus. Squid Game, la série d’anticipation dystopique, n’est pas né en Corée du Sud par hasard.
60% des hommes coréens du Sud sont antiféministes
La lutte de tou·tes est la norme. Les femmes, des subalternes qui réclament leur part, sont des adversaires à éradiquer. Les études montrent que 60 % des hommes coréens du Sud de 20 à 35 ans se déclarent antiféministes. Et presque autant quitteraient leur compagne si elle était féministe. Les blogs et les chaînes masculinistes totalisent des millions de vues.
Dans une première vie, Maître Lee était commerciale chez Samsung. Pendant un an, elle a été sexuellement harcelée par un supérieur hiérarchique. Elle a porté plainte. Le surnom donné à la République de Corée est « République de Samsung ». En termes d’impact, une plainte contre Samsung équivaut à s’attaquer à l’Élysée. Le conglomérat a finalement été condamné à verser l’équivalent de 28 400 euros à la combattante solitaire.
Un plafond de verre difficile à briser
Dans ce quartier chic près du tribunal, les millenials mieux habillés qu’ailleurs traversent à grandes enjambées la post-modernité. Gracieux, efficaces, bosseurs. En colère. Kim Jin-a était une publicitaire sûre d’elle, promise à un gros poste. « Mon patron m’a dit que je le méritais. Mais il a promu un collègue, au motif qu’il était père de famille. »
Mes copains me disent que je ressemble à un mec, que je ne pourrai pas me marier.
Le lendemain, elle démissionnait. En mars dernier, The Economist a publié son « indice plafond de verre », qui mesure l’évolution de l’influence et du rôle des femmes dans l’économie des pays de l’OCDE entre 2016 et 2021. La Corée du Sud arrive en dernière position du classement, derrière le Japon.
Sur la photo : l’avocate Lee Eun-eui, 48 ans, spécialisée dans la défense des victimes de crimes sexuels.
Kim Jin-a, victime de "misogynie digitale"
Cette femme, qui se décrit comme introvertie, a raconté dans un livre son cheminement vers le féminisme. Traduit, le titre Je suis ici pour sauver ma part, pas pour sauver l’humanité résonne comme un manifeste. « J’ai ouvert les yeux en 2016, après l’assassinat d’une jeune fille dans les toilettes d’un karaoké de Gamgnam. »
Désormais le mantra de Kim Jin-a est : « Rendez-nous la part du gâteau ! ». On accuse les féministes de haïr les hommes : « Est-ce les haïr que de dire que l’égalité dans le mariage n’existe pas ? Pendant des années, j’ai gagné plus d’argent que mon mari. Je le nourrissais et je devais aussi nourrir ma belle-famille. Oui, ça me posait un problème. »
En 2020, cette intello déterminée a été la candidate du Parti des Femmes aux élections municipales de Séoul. Un scrutin anticipé à la suite du suicide du maire sortant, mis en cause pour viol par une collègue. Sur dix-sept candidats, elle est arrivée quatrième. »Plus de 50 % des femmes vingtenaires ont voté pour moi. Mais une avalanche de misogynie digitale m’est tombée dessus, ça a duré des mois. C’était d’une violence indescriptible. Ici, la haine en ligne est une activité à plein temps. »
Le Woolf Social Club, café-librairie féministe
Jin-a a quitté l’arène politique pour de bon, et retrouvé son café-librairie, le Woolf Social Club, nommé en référence à Virginia Woolf. Dans ce sanctuaire féministe du quartier de Hannam, on peut lire We should all be feminist (Éd.Vintage) de Chimamanda Ngozi Adichie, Le bleu est une couleur chaude (Éd.Glénat BD) de Jul Maroh ou Une chambre à soi (Éd.Denoël) de Virginia Woolf, en dévorant les meilleurs sandwiches bios de Séoul.
Quand je vais à des manifestations pour le climat, ma mère trouve ça super, mais dangereux quand je participe à des marches féministes.
Beaucoup de femmes aux cheveux courts, à l’image de la patronne, considèrent cet endroit comme un safe space. Car si la démocratie de Corée du Sud n’a rien à voir avec la république des mollahs iraniens, l’un des symboles de la résistance des femmes y est aussi capillaire.
Sur la photo : Kim Jin-a, 48 ans, candidate du Parti des Femmes en 2020 à l’élection municipale de Séoul, dans sa librairie The Woolf Social Club. Un sanctuaire féministe nommé en hommage à l’écrivaine Virginia Woolf.
Le féminisme, un mouvement jugé "extrémiste" en Corée ?
Lee Yeun, étudiante en droit et sciences politiques à l’université pour femmes Ewha, s’est coupé les cheveux il y a deux ans. « Quand je suis devenue féministe ! Ma mère s’est fâchée : « Trop c’est trop ! » Si je cherche un boulot, on me le fait remarquer. Mes copains me disent que je ressemble à un mec, que je ne pourrai pas me marier. »
Porte-parole du mouvement féministe Haiel, la jeune femme de 26 ans est fatiguée de la masculinité toxique qui imprègne la moindre relation sociale. Un poison qui tue. Chez les moins de 40 ans, le suicide est la première cause de décès. En 2019, Sulli et Goo Hara, deux stars de K-pop (musique pop coréenne), se sont suicidées. Sulli a été victime de harcèlement misogyne pour s’être déclarée féministe et avoir soutenu une campagne contre le port du soutien-gorge et posé en T-shirt sans soutien-gorge.
Yi Haegang doit cacher ses engagements féministes
Les trois réalisatrices du collectif Feminist Filmmakers Forever (FFF) ont les cheveux longs mais leurs idées sur l’égalité sont arrêtées. L’industrie du film est de façon écrasante masculine. « Réalisatrices, nous sommes confrontées à des mecs qui n’aiment pas recevoir d’ordre de la part d’une femme, explique Eom Ji-hyo. Ils discutent nos décisions de façon purement sexiste. »
Le collectif compte quatre-vingt-quatre membres. Sur les tournages, Yi Haegang cache qu’elle est féministe pour ne pas nuire à sa carrière. Dans sa famille, on ne la comprend pas. « Quand je vais à des manifestations pour le climat, ma mère trouve ça super, mais dangereux quand je participe à des marches féministes. Le féminisme, c’est pas gagné. » Elle ajoute en se marrant : « Attention, j’adore mes parents ! ».
Aucune des trois réalisatrices ne veut d’enfant. Pour préserver leur corps et leur carrière, à l’image de milliers de Coréennes du Sud. « Après un congé de maternité, tu ne retrouves jamais le poste que tu as quitté », précise Ji-hyo. Les horaires de travail et les frais de garde sont tels que la plupart des mères surdiplômées deviennent femmes au foyer.
750 euros pour se faire avorter
Le gouvernement a annoncé le démantèlement du ministère de l’Égalité des sexes et de la famille, qui aurait « échoué à faire respecter l’égalité des genres et traite les hommes comme des criminels potentiels ». Pour le président conservateur Yoon Seok-youl, le féminisme est responsable de la baisse des mariages et l’effondrement du taux de fécondité – désormais le plus bas du monde. Si l’IVG a été dépénalisée en 2019 pour inconstitutionnalité, elle est peu accessible.
Choi Ye-hoon est gynécologue, membre de Share, une association qui milite pour la justice reproductive. « On a toujours pratiqué des avortements en Corée, malgré l’interdiction. Mais, aujourd’hui, aucune loi ne l’encadre. Ce n’est pas couvert par le système de santé. » La médecin, cheveux courts et non maquillée, s’étonne qu’on lui demande si elle est féministe. « Oui, bien sûr ! Mais c’est presque un mot interdit ici. »
Certaines féministes sont trop radicales. Si tu ne te coupes pas les cheveux, si tu portes du make-up, si tu fais de la chirurgie, tu es une alliée du patriarcat.
En sortant de notre entretien, nous appelons des hôpitaux, une dizaine, Haien, la traductrice, se faisant passer pour une jeune femme qui doit avorter. Neuf répondent ne pas « faire ça ». Le seul qui le fait indique le prix : l’équivalent de 750 euros.
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Les injonctions des standards de beauté coréens
Le jour Hyemi you est menuisière. La nuit, elle est DJ Seesea. Souvent, elle prête son visage à Amnesty International pour des campagnes contre les discriminations LGBTQIA+. Féministe depuis l’adolescence, elle a grandi auprès d’une mère conservatrice qui l’obligeait à serrer les jambes et d’un père progressiste.
« À 25 ans, j’ai décidé de ne pas suivre les codes bullshit de la beauté coréenne : sourcils épais, longs cheveux lisses et grands yeux. J’ai épilé mes sourcils et frisé mes cheveux. » Seesea marque une pause. « Certaines féministes sont trop radicales. Si tu ne te coupes pas les cheveux, si tu portes du make-up, si tu fais de la chirurgie, tu es une alliée du patriarcat. C’est compliqué… »
Elle confie : « J’ai de l’acné et je la cache. Plus jeune, j’avais le sentiment de trahir la cause des femmes. Évidemment, je devrais m’en foutre, mais ça fait 36 ans que je vis dans cette culture, je fais comme je peux. » Dans cette « culture », où l’apparence relève de l’obsession, les femmes utilisent en moyenne douze produits de beauté par jour.
Park Jinhyun, longboardeuse et mannequin
En 2018, le mouvement féministe #EscapeTheCorset avait vu des milliers de femmes se couper les cheveux en live et détruire leurs produits de maquillage. Ces rebelles aux diktats de la beauté ne courent pas les allées du Dongdaemun Design Plaza, le bâtiment dessiné par l’architecte Zaha Hadid qui, cette semaine, accueille la Fashion Week de Séoul.
De jeunes beautés aux yeux ronds et nez refait posent dans les allées. Au premier rang des défilés, des influenceur·euses, des idoles de K-pop et du cinéma, un joli monde fardé sans distinction de genre. Des businessmen en costume rappellent sans fard qui détient le pouvoir.
Sur la photo : Park Jinhyun, 16 ans, longboardeuse, lycéenne et mannequin, a défilé sur sa planche à la Fashion Week de Séoul.
Au skate-park, le genre ne fait pas de différence
Sur le podium, une longboardeuse ouvre le show, « ridant » en tenue d’écolière. Park Jinhyun a 16 ans. Une énergie folle. Quelque chose de pas encore corseté. Au skate park, il n’y a pas de différences filles-garçons. C’est le meilleur qui gagne. Jinhyun veut devenir célèbre.
Elle aime bien son nez, dont la forme, dit-elle, apporte la chance. Le refaire lui a été suggéré. « Je demanderai à mes parents, mais s’il le faut, je le ferai. »
À l’issue de ces rencontres, on ne peut penser qu’à Parasite, le chef-d’œuvre oscarisé de Bong Joon-ho, qui met en scène des familles aux antipodes du spectre social. Dans la vraie vie aussi, la colère des Coréennes du Sud monte, s’infiltre, gagne la surface. Réussiront-elles à braquer le château où les hommes règnent sans partage ?
Cet article a été initialement publié dans le numéro 844 de Marie Claire daté janvier 2023.
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