En fille cannibale, c’est comme ça qu’on a découvert, complètement fasciné et un chouïa révulsé, la Franco-suisse Ella Rumpf sur les écrans.
Elle déployait dans Grave, film sanguinolent signé Julia Ducournau, choc de Cannes cru 2017, des noirceurs et des vénénosités qui donnait à son second rôle des saveurs qu’on n’oubliait pas. Depuis, elle a côtoyé Niels Schneider dans Sympathie pour le diable (de Guillaume de Fontenay), a picoré dans le cinéma germanophone, tandis que des séries américaines comme Tokyo Vice ou Succession ont révélé son visage à plus grande échelle.
Aujourd’hui, c’est en normalienne surdouée, lunettes de première de la classe et look passe-muraille, qu’elle revient sur la Croisette : Le théorème de Marguerite d’Anna Novion, en sélection officielle catégorie Séances spéciales, fait d’elle une mathématicienne qui ne vit que pour les théories et les nombres. Alors cette Marguerite, aussi revêche qu’attendrissante, aussi bulldozer que sur le fil, vous saisira par toute la densité que l’actrice lui insuffle. Par la défiance, aussi, dans laquelle elle tient les autres – son directeur de thèse (Jean-Pierre Daroussin), sa mère (Clotilde Courau), son concurrent (Julien Frison). Sur une terrasse du Palais des festivals, on a rencontré, à la fois timide et directe, une comédienne de 28 ans qui défend là son plus beau premier rôle.
Un rôle a priori « improbable »
Marie Claire : Êtes-vous une matheuse, à la base ?
Ella Rumpf : Absolument pas ! À l’école, je détestais ça, alors c’était complètement improbable pour moi de jouer un tel personnage. J’avais même une vraie peur de ne pas en être capable. Je disais à Anna Novion, la réalisatrice, « mais t’es complètement dingue de prendre une meuf comme moi ». Et puis, peu à peu, quelque chose s’est ouvert en moi quand j’ai compris que les mathématiques faisaient partie intégrante de notre monde et que leur complexité pouvait expliquer celle de l’univers dans lequel on vit.
C’est la mathématicienne Arianne Mézard qui m’a fait prendre conscience de la poésie qu’il y avait là-dedans.
Le film porte en lui une vraie sensualité, avec ces formules compliquées que vous tracez à la craie, de façon très sonore, sur des tableaux noirs, des murs, ces feuilles volantes que vous remplissez de chiffres…
Oui, il fallait qu’on ait l’impression que Marguerite fasse de la peinture. Ses formules, ses chiffres, elle a de l’amour pour eux. C’est la mathématicienne Arianne Mézard, avec qui j’ai beaucoup discuté, qui m’a fait prendre conscience de la poésie qu’il y avait là-dedans. Pour Ariane, les nombres premiers, sur lesquels travaille mon personnage, sont comme des coquillages que tu chercherais sur une plage. Pour Ariane, travailler sur un problème mathématique, c’est comme gravir une montagne, épreuve pour laquelle tu ne disposes d’abord que d’un vélo, qui se transforme peu à peu en vélo électrique, puis en bagnole, à mesure que tu cherches. J’aime beaucoup la simplicité avec laquelle elle parle de choses si compliquées.
Comment avez-vous construit le langage corporel de Marguerite ? Elle est d’abord un peu voûtée, raide, ne regarde pas trop en face, pour finalement se déployer un peu plus.
Avec Anna, on a beaucoup parlé d’architecture : Marguerite est au début rigide, premier degré, très linéaire, et puis elle va s’arrondir, comme si elle prenait conscience des 360 degrés qu’il y a autour d’elle, et du coup de sa propre empathie, de sa propre tendresse…[Jean-Pierre Daroussin passe, elle s’arrête de parler puis reprend plus bas]… Il me rend timide, Jean-Pierre. Et pourtant il est trop sympa, d’une bienveillance exceptionnelle. Le regard qu’il a eu sur moi m’a porté.
Passion cinéma
Est-ce que la dévotion de Marguerite aux maths est comparable à celle que vous avez pour le cinéma et le jeu ?
Définitivement oui. J’ai moi aussi une fascination de nerd pour le cinéma. Quelque chose dont on a presque honte tellement la passion qu’on a pour ça est forte.
Comment est né votre désir de devenir actrice ?
Au début, quand j’étais ado, je me disais juste que ça devait être une vie cool que de jouer dans des films. C’est plus tard que j’ai compris combien actrice était un métier de recherche et de découverte. Quand tu joues, tu touches à la sociologie, à l’anthropologie, à la littérature, aux grandes questions existentielles, et ça t’ancre dans le présent, dans la politique, dans l’air du temps.
Je n’imaginais pas, alors, le voyage qu’allait faire Grave, à qu’elle point il allait rester dans l’esprit des gens.
La première fois que vous êtes venue à Cannes, c’était en 2017 pour Grave de Julia Ducournau, ce film électrisant sur deux sœurs cannibales. Quel souvenir avez-vous de ce premier festival ?
À l’époque, j’avais juste fini mon école et n’avais tourné que deux films dont l’un en allemand. Je ne connaissais rien au monde du cinéma, j’étais une nobody, et bing, je me retrouvais là. Alors j’avais une trouille folle, j’étais énormément intimidée, je ne comprenais rien. Je n’imaginais pas, alors, le voyage qu’allait faire Grave, à qu’elle point il allait rester dans l’esprit des gens.
Vous jouez en français, anglais, allemand. Quelle actrice êtes-vous dans chaque langue ?
En français, j’ai un jeu à la fois très détaillé, à la fois romantique. En anglais, il y a une simplicité que j’adore, presque terre-à-terre. Quant à l’allemand, c’est une langue qu’il me faut, pour la rendre jouable, me réapproprier à chaque fois, car j’ai été élevée en suisse-allemand, un dialecte qui est encore plus différent de l’allemand que le québécois l’est du français
Vous avez, depuis, tourné dans les séries Freud, Tokyo Vice et êtes apparue dans la saison 3 de Succession. En quoi le rythme particulier de la série vous stimule ?
Faut être au taquet tout le temps. Être ready dès qu’on te demande « are you ready ? ». Mais ça s’apprend. Quand je suis arrivée sur Succession, je venais de finir Tokyo Vice, qui est aussi une série américaine, alors j’étais déjà bien dans le rythme. Mais Succession c’est encore une autre dimension. C’est une grosse machine hallucinante, un vrai cirque, avec un casting où tout le monde est trop fort, avec ces acteurs aux personnalités très construites, alors j’étais là encore très intimidée. Quand je me suis enfin détendue, je me suis sentie comme une invitée à un mariage, quelqu’un qui ne fait que passer mais qui passe un trop bon moment.
Le théorème de Marguerite d’Anna Novion. Avec aussi Jean-Pierre Daroussin, Clotilde Courau, Julien Frison…
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