And just like that… j’ai décidé de ne plus rien faire.”

Quand elle débarque à Paris à l’aune de ses 30 ans et trouve un emploi presque immédiatement dans une régie publicitaire, Amélie* a conscience qu’elle doit faire ses preuves. « Parce que j’étais Américaine, je voulais prouver que j’étais tout aussi capable », se souvient la jeune femme.

Et c’est ce qu’elle fait. Biberonnée à la « hustle culture » (culture de l’agitation, ndlr) et à « l’American dream » d’outre-Atlantique, elle redouble d’efforts (et de nuits passées derrière son ordinateur) pour remplir les objectifs qui lui sont assignés. Résultat ? Elle les remplira à plus de 160%.

« Aucun de mes collègues n’était allé aussi haut ! Du coup je m’attendais à être promue ou à être augmentée. » Elle le sera… d’une prime unique de 200€. « J’étais dégoutée. Vraiment. Tous ses efforts pour rien ! Je comprenais pourquoi les autres glandaient toute la journée derrière leur ordinateur et partaient à 18h tapantes ».

Ni une, ni deux, Amélie décide donc de les imiter. Et sans le savoir, d’opter pour ce qu’on appelle aujourd’hui communément le quiet quitting. 

Une tendance née sur Tik Tok 

Sobrement traduit en français par “la démission silencieuse”, ce terme qui semble tout droit sorti d’un thriller produit par Linkedin en partenariat avec le MEDEF a fait en réalité sa première apparition dans l’univers parallèle 3.0 au sein duquel naissent 95% des nouvelles tendances contemporaines : Tik Tok.

Et c’est plus particulièrement la courte vidéo du jeune Hunter Kaimi, 22 ans et 800 000 followers au compteur, qui a mis le feu au poudre, l’influenceur expliquant en substance qu’il ne veut plus sacrifier son temps et son énergie à un travail au management déshumanisant et au salaire dérisoire.

Tous ses efforts pour rien ! Je comprenais pourquoi les autres glandaient toute la journée derrière leur ordinateur et partaient à 18h tapantes.

Il se résout donc au quiet quitting, soit le fait de s’en tenir strictement aux horaires et aux missions telles qu’elles sont stipulées par son contrat de travail, sans excès de zèle, ni autre forme d’implication supplémentaire.

« Votre travail, ce n’est pas votre vie », avait déclaré au préalable Zaid Khan un autre tiktoker américain en juillet dernier, lançant le débat sur le réseau plébiscité par les tenants de la génération Z.

Aujourd’hui, le hashtag #QuietQuitting cumulerait plus de 30 millions de vues sur le célèbre réseau.

Certains articles sur le sujet ont même avancé que le Quiet Quitting était une extension américaine du Tang Ping, un mouvement défendant la stratégie du moindre effort face au surmenage encouragé par les entreprises.

Apparu sur les réseaux sociaux chinois, il aurait été rapidement condamné et censuré par le gouvernement en place, généralement peu enclin à voir son modèle socio-économique productiviste pointé du doigt. Qu’à cela ne tienne, le cri de guerre était donné : arrêtons de travailler plus qu’on ne le devrait.

Quiet quitting : la fin de la grande illusion

Car c’est en filigrane ce que désigne le quiet quitting : faire exactement ce qui est décrit par sa fiche de poste et ce pour quoi on est payé. Ni plus, ni moins.

C’est, par exemple, ne plus rester systématiquement tous les soirs au-delà de ses horaires pour se faire bien voir ou de peur de se faire accuser de “prendre son aprem” parce qu’on part à 18h. C’est aussi, face au départ d’un collègue de travail qui ne serait pas remplacer immédiatement, de ne plus accepter de nouvelles tâches sans augmentation de salaire.

Ou ne plus se porter volontaire pour prendre en charge une mission laissée de côté par le reste de l’équipe. Bref, arrêter d’en faire plus pour ne (presque) jamais gagner plus.

Un manque d’ambition ? Un aveu de paresse ? Si certains tenants du patronat n’ont pas manqué de vilipender cette ôde au strict minimum, d’autres experts du travail se sont au contraire appliqués à la justifier.

« Faire le strict minimum est une réponse courante aux emplois de m****, aux patrons abusifs et aux bas salaires. Lorsqu’ils ne se sentent pas pris en charge, les gens finissent par cesser de se soucier des autres. Si vous voulez qu’ils fassent un effort supplémentaire, commencez par un travail significatif, le respect et un salaire équitable », twittait Adam Grant, psychologue organisationnel à la Wharton School, l’école de commerce de l’Université de Pennsylvanie, qui voit dans le quiet quitting, une réaction saine à un monde du travail devenu profondément toxique pour ses salariés.

Si tu ramènes mon salaire au nombre d’heures travaillées… je suis payée à peine plus que le smic horaire.

Longtemps bercées d’illusions quant à la perspective d’un avenir meilleur, ces derniers ont arrêté de croire qu’un « énième petit effort” ou que jouer le jeu de “l’esprit d’équipe” leur apporterait plus de bénéfices que de préjudices.

« Certes, je suis très bien payée mais si tu ramènes mon salaire au nombre d’heures travaillées… je suis payée à peine plus que le smic horaire », confie Carole, cadre dans un grand groupe de luxe, qui a décidé de lever le pied après que son conjoint, las de la voir flirter avec le burn-out, lui ait fait poser cette simple division.

« Si je dois bosser gratuitement ou terminer tard le soir, je préfère le faire pour les Restos du Coeur, et pas pour mon milliardaire de patron », ironise-t-elle, rappelant que les salaires de son entreprise n’ont pas été réévalués l’an dernier alors qu’elle affichait des bénéfices en net hausse. « Je crois qu’on en a tous juste marre qu’on nous prenne pour des pigeons », conclut-elle.

Travailler moins pour vivre mieux

Pour d’autres, ce désengagement professionnel vise surtout à redéfinir les limites entre vie professionnelle et vie privée, cet équilibre ayant été profondément bouleversé par deux années de pandémie qui n’ont pas manqué de questionner la place qu’occupait le travail dans nos vies.

« C’est bête mais avec la pandémie, les confinements, je me suis rendue compte que c’était quand même peut-être plus important de voir mes gosses grandir que de les voir 2h en speed entre l’heure du bain et l’heure du dodo », commente Justine*, directrice artistique dans une agence de publicité.

Un renversement de l’échelle de valeurs en faveur d’un mode de vie moins productiviste qu’hédoniste, alimentée en parallèle par une libération de la parole autour de thématiques autrefois stigmatisées comme la santé mentale et le rôle que joue l’entreprise dans sa détérioration.

Dans une étude récente, Malakoff Humanis avance en effet que 23% des jeunes Français jugent négativement leur santé mentale, avec des arrêts de travail qui explosent chez les vingtenaires. C’est du moins ce que rappelle Sandra Fillaudeau, fondatrice du podcast Les Equilibristes dans une tribune publiée sur Welcome To The Jungle.

« [Le quiet quitting], c’est mettre des limites plus fermes à la place que prend le travail dans la vie, mettre un terme au fameux “tout est urgent” et plus globalement, refuser de laisser le travail créer un stress qui pollue la vie dans son ensemble », commente-t-elle, soulignant un phénomène moins générationnel que conjoncturel, les multiples crises – économiques, sociales, sanitaires ou environnementales – contribuant à redéfinir collectivement nos notions de « réussite » ou d’ambition.

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Un ralentissement qui renforce les inégalités et les discriminations

Difficile en effet de concentrer son temps et son attention sur une énième réunion Zoom ou un énième powerpoint rempli d’inepties quand les fils d’info en continu font état d’inflation record, de catastrophes climatiques dévastatrices, de nouvelles vagues pandémiques ou d’une potentielle 3e guerre mondiale.

« Vous avez eu le privilège de grandir dans un monde plein d’espoir, pas nous », rappelait le tiktokeur Hunter Kaimi dans sa vidéo virale. « Il y a une évolution possible de la tendance des modes de vie vers une économie de la suffisance, qui repose sur une répartition équitable des ressources et des bénéfices et des salaires équitables, en rapport avec le coût de la vie », note dans le quotidien El Pais Alejandra Nuño, sociologue spécialiste de la croissance des entreprises.

« C’est un non à une vie qui ne place pas le personnel au centre de notre quotidien », conclut-elle. Encore faut-il pouvoir se le permettre.

C’est juste impossible pour les personnes racisées. On est beaucoup plus micro-managé que la plupart des autres employés.

Comme le souligne un article de The Insider, le quiet quitting resterait un privilège que seules certaines catégories de travailleurs peuvent s’autoriser. « C’est juste impossible pour les personnes racisées. On est beaucoup plus micro-managé que la plupart des autres employés », confie une salariée qui a préféré garder l’anonymat.

« Beaucoup de personnes noires ou mates de peau grandissent avec l’idée qu’ils doivent travailler deux fois plus dur pour réussir. Et dans l’univers du travail, ils ont besoin de performer plus que les autres pour espérer avoir une promotion », confirme Ciera Graham, coach en carrière professionnelle, soulignant les limites d’un phénomène à deux vitesses qui vient renforcer les inégalités et discriminations pré-existantes dans l’univers corporate.

De quoi accompagner sa démission silencieuse d’une attention redoublée pour ceux et celles qui peuvent rarement dire tout haut ce qu’ils ou elles pensent tout bas.

*Tous les prénoms ont été modifiés sur demande.

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