• Plus de deux ans après #MeToo, et un an après la « Ligue du Lol », ce groupe de journalistes et communicants pointés du doigt pour avoir dénigré et dégradé l’image de consœurs et de collègues, 20 Minutes tire un bilan de ce qui a changé dans les rédactions.
  • De nombreuses enquêtes ont abouti à de réels changements, mais c’est surtout #MeToo, et les affaires internes, qui semblent avoir eu le plus d’impact.
  • Les formations à la lutte contre le harcèlement sexuel se généralisent, tandis que de plus en plus de rédactions mettent en place des questionnaires anonymes pour mesurer l’ampleur du sexisme et des violences sexuelles en leur sein.

Parmi les milieux qui ont connu les répercussions de #MeToo, mouvement de 
libération et d’écoute de la parole des femmes, les médias figurent en bonne place. La France a connu son #MeToo des médias, avec des enquêtes touchant plus d’une douzaine de titres ou groupes, notamment les rédactions citées dans ce qu’on a appelé l’affaire de la « Ligue du lol »*, du nom d’un groupe Facebook dont plusieurs membres ont envoyé des messages dégradants à des femmes ou des personnes issues des minorités.

Plus de deux ans après le début de ces révélations, et un an après la « Ligue du Lol », c’est l’heure d’un premier bilan. Qu’est-ce qui a concrètement changé dans les médias depuis cette date ? Et est-ce efficace ?

Une page vierge avant #MeToo

La lutte contre le harcèlement sexuel dans les rédactions n’était pas une page vierge avant #MeToo. Les dispositifs étaient balbutiants ou peu ciblées. C’est le cas de Radio France, qui avait mis en place de 2012 à 2016 une ligne appelée « Allo discrim’ ». En quatre ans, la ligne d’appel n’a fait remonter aucun dossier de harcèlement sexuel. Une nouvelle cellule, interne cette fois, est créée en janvier 2017. Mais c’est seulement en avril 2019 qu’elle change de nom, pour englober dans son titre la lutte contre le harcèlement sexuel. En 2017 et 2018, l’organisation a été sollicitée par plus de 87 salariés et salariées, et a réalisé 15 enquêtes, dont deux concernaient des situations de harcèlement sexuel, selon Sophie Coudreuse, la déléguée à l’égalité des chances.

France Télévisions aussi avait commencé à réfléchir au sujet un peu avant #MeToo. En juillet 2017, un accord « Qualité de vie au travail » avait été signé avec un aspect prévention harcèlement. Un groupe de travail dédié au harcèlement moral et sexuel s’est réuni en septembre 2017, quelques jours avant que l’affaire Weinstein n’éclate, « venue renforcer les convictions » de France TV sur ce sujet, selon Xavier Froissart, le directeur qualité de vie au travail au sein de la DRH du groupe. Comme Radio France, le groupe utilisait «Allo Discrim» depuis cinq ans déjà, mais aucun cas de harcèlement sexuel n’avait été remonté. Sous l’impulsion de Delphine Ernotte, une plateforme d’alerte externe et une ligne directe harcèlement sont mises en place en 2018, cette dernière donnant accès à des psychologues, représentants syndicaux, et autres référents. De juin 2018 à fin décembre 2019, la ligne a été saisie 25 fois pour du harcèlement sexuel, au moment même où éclate le scandale de harcèlement et d’agression sexuelle à la rédaction numérique de France Info, rattachée à France Télévisions. Si la ligne directe harcèlement n’est pour rien dans la révélation initiale de cette affaire, déclenchée par une enquête journalistique, elle a servi par la suite à récolter au moins un témoignage, selon nos informations.

Capture écran de la plateforme alertefrancetelevisions.fr.

De plus petites entreprises avaient déjà initié une réflexion sur ce sujet, en particulier des rédactions impliquées dans le traitement des violences sexuelles, comme Mediapart, qui avait mis en place dans la foulée de l’affaire Baupin en 2016 des formations qui ont été suivies par la très grande majorité des salariés et salariées, selon la journaliste Lénaïg Bredoux.

Un effet #MeToo

Mais c’est vraiment #MeToo, et la discussion entre femmes journalistes que le mouvement entraîne, qui va déclencher une vraie prise de conscience. Comme le résume Lauren Provost, directrice de la rédaction du HuffPost : « C’était un sujet journalistique avant avec le traitement de #MeToo, et à partir de 2018 c’est devenu un sujet d’entreprise ».

Le Monde a ainsi contacté le cabinet Egae début 2018. A l’automne 2018, il procède à une consultation anonyme de tous les employés et employées, et organise un séminaire avec les différentes directions pour présenter ces chiffres. Une hotline anonyme est ouverte, ainsi qu’une boîte mail, qui vont permettre de faire remonter des cas.

Au même moment, la rédaction du HuffPost, qui appartient au groupe Le Monde, découvre ce qu’on appellera la « radio bière foot » ou le « changate ». Dans une boucle de messagerie à l’ambiance de vestiaires, la quasi-totalité des hommes de la rédaction échange depuis des années, jusqu’à ce que ces conversations dérapent avec des messages à connotation raciste, homophobe, sexiste, ainsi que des insultes. Les femmes de la rédaction s’en rendent compte à l’été 2018, forment un collectif et décident d’alerter leur hiérarchie en octobre. Le 3 décembre 2018, trois journalistes sont licenciés. Toute cette affaire va accélérer la prise de conscience du groupe. « On s’est rendu compte que les personnes ne parlaient pas, et qu’il y avait une énorme méconnaissance de ce qui caractérise un agissement sexiste ou une agression sexuelle. », explique Lauren Provost.

Capture écran d'un extrait d'un article de Médiapart sur la dérive de la «Radio bière foot».

Des formations accélérées

Le groupe le Monde a décidé de former toutes les équipes de ressources humaines, tous les représentants du personnel, et tous les managers. En deux mois et demi, à partir de début 2019, 315 personnes vont être formées. « On a vu apparaître une nouvelle thématique il y a deux ans dans le champ de l’égalité qui est celle des violences sexuelles, dans la foulée de l’affaire Weinstein. Ce sujet est passé d’un non-sujet à un sujet qui existe », explique Karine Armani, fondatrice du cabinet Equilibres, qui organise des formations et met en place des procédures sur ces questions dans plusieurs médias.

A Radio France, on reconnaît aussi que #MeToo a accéléré les réformes. Selon Sophie Coudreuse, une grande session de formation a été organisée à l’intention de tous les manageurs et manageuses en juin 2018, « et ça, c’est né après #MeToo, ça a été accéléré par #MeToo. Tout ce mouvement sociétal s’est répercuté dans les sollicitations qu’on a eues au niveau de la cellule, et donc nous avons décidé de créer une session de formation spécifique », explique-t-elle.

A l’AFP, si la réflexion sur la place des femmes dans les dépêches et le fil info avait déjà été amorcée avant l’affaire Weinstein, celle-ci va aussi jouer le rôle d’accélérateur. En mai 2017, les journalistes Pauline Talagrand et Aurélia End sont chargées par la directrice de l’Information, Michèle Léridon, de remettre un rapport sur la représentation des femmes dans la production AFP. Leur rapport, rendu en octobre 2017, se conclut par deux recommandations : celle de mettre en place une structure ou de nommer une personne référente destinée à recueillir les témoignages des victimes de violences en interne comme en externe, et celle d’un accompagnement juridique « lorsque les journalistes sont victimes de leurs « sources » ». Seule la première partie de cette recommandation a pour l’instant été suivie, dans la foulée de la loi de septembre 2018, qui oblige à nommer dans les entreprises d’au moins 250 personnes un référent « chargé d’orienter, d’informer et d’accompagner les salariés en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes ». 

Des affaires internes qui boostent le changement

Outre #MeToo, ce sont principalement les affaires internes qui ont motivé les changements. C’est particulièrement le cas pour certaines rédactions citées dans l’affaire de la «Ligue du Lol». A Libération, le journal qui a sorti l’affaire, via un article de CheckNews, et où deux journalistes cités étaient en poste « l’introspection s’est faite post « Ligue du lol » », explique Juliette Deborde, journaliste dans le quotidien.

Le journal a été très actif en 2018, dans les mois qui ont suivi #MeToo, pour enquêter sur les violences sexuelles. Mais pour ce qui concerne d’éventuelles violences en son sein, ce n’est qu’en 2019 que tous les procédés de signalement ont été formalisés. Deux référentes harcèlement ont ainsi été nommées et formées. Une commission de réflexion sur l’usage des réseaux sociaux a aussi débouché sur la rédaction de deux textes : une mise à jour de la charte éthique et des « Recommandations sur l’usage des réseaux sociaux ». Un questionnaire a également été envoyé à l’ensemble des salariés et salariées fin 2019, dont les résultats devraient bientôt être dévoilés en interne.

Capture écran de l'article de Libération qui déclenche un flot de témoignages.

Radio France, pointée du doigt suite à un article de Télérama dépeignant un climat sexiste dans neuf locales de France Bleu, avec du harcèlement et des agressions, a décidé en juillet 2019 de mettre en place une batterie de mesures (recrutement, sondage anonyme à tous les salariés…). La rédaction numérique de France info a mis en place un séminaire sur le vivre-ensemble. Le Figaro, embarrassé suite à un article de CheckNews, qui relatait des témoignages de harcèlement et d’agressions sexuelles d’un rédacteur en chef adjoint du quotidien, travaille actuellement avec le cabinet Equilibres à formaliser des procédures et forme la hiérarchie.

Une affiche de la campagne du Figaro contre le harcèlement sexuel, mise en place avant l’été 2019.

Au contraire, les rédactions qui n’ont connu aucune affaire – du moins aucune affaire rendue publique – n’ont parfois rien changé à leurs pratiques. C’est le cas de RTL, dont la directrice de l’information, Catherine Mangin, explique : « On n’a pas eu d’affaire interne, et on n’a pas de procédure mise en place sur ce thème-là, pas à ce jour. Mais parce qu’on n’avait pas d’urgence de traitement de ce sujet. »

Des dispositifs qui marchent ?

Les mesures mises en place ces derniers mois ont-elles permis de faire évoluer la prise en charge du harcèlement ? La réponse est… inégale. A l’AFP, seulement trois cas ont été remontés depuis que la nouvelle procédure d’alerte a été mise en place, mais aucun n’a donné lieu à des poursuites juridiques, ce qui peut sembler très peu pour un groupe de cette taille. La cellule d’écoute du Monde a au contraire permis de faire converger des témoignages autour de deux journalistes de Télérama, un hebdomadaire qui fait partie du groupe, et qui ont abouti à leur licenciement en mai 2019.

Une série d’initiatives informelles, venues « d’en bas », avec une influence non négligeable, ont également émergé. Au HuffPost, un collectif de femmes a échangé des infos qui ont permis de se rendre compte de l’ampleur et de la gravité des faits. A Libération, une boucle WhatsApp de 60 femmes va demander un questionnaire anonyme.

Certains médias utilisent aussi des outils de sensibilisation « soft » ou ludiques. TF1 a lancé une campagne interne contre le sexisme ordinaire, en mettant en scène les caricatures d’Antoine Chéreau, bédéaste auteur de Sexiste, moi ? Le réseau de femmes et d’hommes 
Des images et des elles de France Télévisions a organisé un évènement en mars 2017, en invitant à écrire sur des post-it disposés dans le hall de l’entreprise les propos sexistes entendus dans les couloirs. Radio France prévoit aussi un podcast avec des verbatims du sondage interne anonyme, et une mise en scène théâtralisée avec des comédiens professionnels inspirée de situations vécues par les salariés de Radio France.

Encore du boulot

Concernant le cyberharcèlement, dont sont victimes deux tiers des femmes journalistes et qui était au coeur de l’affaire de la « Ligue du lol », la plupart des rédactions contactées n’en sont qu’à mettre en place des groupes de travail, et n’ont pas formalisé de procédure type.

« Dans 90 % des cas quand je dis « main aux fesses » les gens se trompent et me disent qu’il s’agit de harcèlement », confie Caroline De Haas, qui a le sentiment qu’on en est encore à des « balbutiements », avec encore un grand « manque de professionnalisme sur ces sujets. Des gens ont par ailleurs été virés pour propos sexistes. Que ce soit dans un sens ou dans l’autre, la sanction pas proportionnée n’est pas efficace. Il ne faut pas sous-réagir ou sur-réagir, il faut réagir justement. »

La journaliste autrice de cet article est membre de Prenons la une, une association de femmes journalistes qui lutte pour une juste représentation des femmes dans les médias et pour l’égalité professionnelle dans les rédactions. Elle était porte-parole de cette association quand a éclaté l’affaire de la «Ligue du Lol».

Et à 20 Minutes ?

Qu’est-ce qui a changé à 20 Minutes depuis #MeToo et la « Ligue du lol » en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les violences sexistes ? Premier constat : la rédaction a été secouée par l’affaire de la « Ligue du lol », parce que trois membres de ce groupe Facebook étaient d’anciens salariés de 20 Minutes. Autre onde de choc : l’enquête #Entenduàlarédac, où 20 Minutes est cité, parmi 200 autres rédactions. A la suite de cette enquête, notre directrice de la rédaction, Armelle Le Goff, a partagé à l’ensemble de la rédaction le « kit pour agir contre le sexisme » du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle, a redonné les points de contact en cas de problème à l’intérieur de la rédaction et a indiqué des contacts d’associations.

Notre président, Frédéric Daruty, a lui aussi envoyé un email une semaine plus tard en appelant à une « attitude responsable et active sur ces sujets » et à une vigilance collective. Une cellule d’écoute externe de psychologues est alors annoncée, qui sera mise en place en avril 2019. 20 Minutes avait commencé à travailler en janvier 2019 sur cette hotline, mais, selon Sandra Jeanneau, responsable de l’administration du personnel, l’affaire #entendualaredac a « accéléré sa mise en place. » Enfin, trois référentes harcèlement ont été nommées à l’automne, qui doivent être formées. « On doit prendre ces sujets à bras-le-corps et ne pas en avoir peur », estime Sandra Jeanneau. Ajoutons enfin que notre média est signataire d’une charte contre le harcèlement sexuel, à l’instar d’une cinquantaine d’autres médias.

Plus largement, 20 Minutes souhaite aussi agir sur les mécanismes qui favorisent le harcèlement et les inégalités, en améliorant la diversité des profils et des parcours de l’entreprise, pour éviter les phénomènes d’entre-soi et de cooptation. Les annonces de recrutement sont aujourd’hui, le plus souvent diffusées en externe, fait valoir Armelle Le Goff.

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