Symbole de plaisir, le champagne a de beaux jours devant lui. Le marché est en pleine croissance, porté par un désir de convivialité renforcé par la crise sanitaire. Pour faire face à cette nouvelle demande, jeunes vignerons et propriétaires champenois réinventent avec talent les codes de dégustation.
Jamais la planète n’a eu aussi soif de champagne. Partout, en France et dans le monde, ses bouteilles font entendre un «pop» jubilatoire. À tel point que 300 millions de flacons devraient être expédiés cette année, générant 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit l’équivalent d’une cinquantaine d’Airbus A320 ! Un décollage spectaculaire qui laisse pantois… même les Champenois ! Qui l’eût cru : la pandémie, engendrant un besoin d’effervescence, a remis l’adage de Louis Pasteur – «Un repas sans champagne est comme un jour sans soleil» – au goût du jour. Mais si ce nectar connaît un nouvel essor, c’est aussi et surtout sous l’impulsion d’une jeune génération de vignerons et de propriétaires bien décidés à porter haut et loin les couleurs de leur terroir. Éco-engagés, digital natives, avec eux, la planète Champagne est en train de faire sa révolution. Et, loin des bulles bling-bling, elle réinitialise ses codes de consommation.
En vidéo, simple comme la soupe de champagne
Un irrésistible désir de légèreté
Voilà un moment que le champagne a entamé sa mue «mais le lockdown de la crise Covid a eu l’effet d’un révélateur. Il a été l’exutoire, la bulle d’hédonisme, d’envie de vivre, qui, tout à coup, a fait découvrir autrement ce vin aux mille facettes», constate Aurore Casanova. Ancienne danseuse, elle a raccroché les ballerines à 24 ans, en 2011, pour son autre passion : «jardiner» 3,5 hectares de vignes, où elle met en pratique une viticulture alternative, la plus naturelle possible, afin de donner vie à de virevoltants champagnes. Même constat du côté de François Philipponnat. À 28 ans, il œuvre avec son père Charles à l’avenir de l’entreprise familiale dont le fan-club ne connaît pas de frontières. Il faut dire que la maison contemple, du haut du Clos des Goisses, un carré escarpé de 5,5 hectares de vignes mythiques, cinq cents ans d’histoire de la Champagne. Et si, chez les Philipponnat, on sait faire rimer viticulture avec développement durable et flacons d’exception avec gastronomie, «on constate une vraie démocratisation du champagne. Il est en train de briser le plafond de verre qui l’empêchait de passer à table. On a découvert qu’il pouvait s’offrir la décontraction d’un plateau de fromage, d’une bourriche d’huîtres, d’un poulet rôti…», sourit François.
Un coming out culinaire qui dépoussière le grand tralala des accords avec le homard thermidor et fait sortir les bouteilles de leur réserve. Pour l’anthropologue de la consommation Abdu Gnaba, pas de doute, la crise que le monde vient de vivre a rebattu les cartes : «Ce luxe qu’incarne le champagne partout sur la planète marque la frontière entre le besoin et le désir, entre les produits de première nécessité, qui ont fait couler tellement d’encre, et ceux du superflu, de pur plaisir. Pour le dire autrement, en période de crise, il nous faut du papier toilette, mais on veut aussi du champagne pour se projeter dans l’idée d’un monde sans danger, léger, réjouissant. En outre, le champagne est de plus en plus vu comme un vin. Et le prisme de la crise a encore renforcé ce changement de paradigme. On est sorti d’une stricte consommation de célébration. Ouvrir une bouteille de champagne est devenu un geste plus familier, plus quotidien.»
Une analyse que partage Alice Paillard. À la tête de la maison éponyme fondée par son père, Bruno, elle vient d’être sacrée « meilleure vigneronne étrangère » par le quotidien italien Corriere della Sera. Dans ses caves, uniquement des extra-bruts, très peu dosés en sucre, et, sur chaque bouteille, la date de dégorgement indiquant le nombre d’années passées loin de la lumière. «Aujourd’hui, les gens abordent le champagne de façon plus intime, moins sociale. Il est devenu un luxe abordable, qui n’a plus besoin de prétexte pour faire d’un moment ordinaire une fête.» Et, elle ajoute, signe que le champagne a gagné son rond de table : «On voit systématiquement progresser sa consommation dans les pays dont la gastronomie est en plein boom. Cela a été particulièrement criant en Espagne et en Scandinavie.»
Harmonieux. Rosé Prestige, séduisant, dans son flacon aux courbes délicates, Duval-Leroy, 48 €.
Vigneron. La Douceur, champagne demi-sec issu d’un petit domaine de la Montagne de Reims, Noël Bazin, 14,40 € départ cave.
Aristocratique. Princes Blanc de Noirs, à l’arôme de cassis frais, dans sa bouteille élancée qui rappelle les carafes à décanter, Champagne de Venoge, 55 €.
Classique. Cuvée Rosé, l’extraordinaire partenaire des desserts à base de fruits rouges, Laurent Perrier, 71 €.
La carte et le territoire
Pour autant, comment expliquer que, face à la déferlante des proseccos italiens, cavas espagnols et autres pétillants qui submergent la planète, l’irréductible vignoble champenois résiste et que ses 0,5 % de surface viticole mondiale reste l’épicentre du désir ? «À l’heure de la mondialisation, boire un terroir, c’est un peu boire une potion magique. C’est boire du lien, s’abreuver à une histoire, une tradition, un savoir-faire, une parcelle de vie, souligne Abdu Gnaba. Et la Champagne étant non extensible, elle garde l’exclusivité et la magie de ses bulles. Nulle part ailleurs, ces dernières ne sont duplicables, elles sont uniques.»
Tour du monde en 12 cuvée
● La vivacité du Blanc de Blancs Grande Réserve de Jeeper (60 €).
● La maestria de la cuvée 1522 extra-brut de Philipponnat (76,50 €).
● L’expressivité de la Cuvée Royale Brut de Joseph Perrier (35,50 €).
● La gourmandise des pinots noirs du Carte d’Or Brut de Drappier (33 €).
● La spontanéité d’un Puisieulx d’Aurore Casanova (48 €).
● La pureté de la Première Cuvée Extra Brut signée Bruno Paillard (39 €).
● L’élégance du Brut Blanc de Noirs de Louis Guerlet (41 €).
● La superbe de La Lutétienne Brut Nature 2005 de Tarlant (68 €).
● La magie de l’Instant Meunier de Piot-Sévillano (75 €).
● La générosité du Blanc de Blancs 1er Cru 2014 d’EPC (uniquement en magnum, 95 €).
● L’extraordinaire Cuvée Alain Thiénot, élaborée seulement les grandes années par Champagne Thiénot (80 €).
● Le tutti frutti du Brut Tradition Père et Fils Tête de Cuvée de Charles de Cazanove (27 €).
De Mélanie Tarlant à Charline Drappier (des maisons des mêmes noms) en passant par Christine Scher-Sévillano (Champagne Piot-Sévillano), figures de proue d’une Champagne indépendante, bio convaincue et au plus près de ses terroirs, tous constatent cette quête de sens, de vérité enracinée, le besoin de remonter à la source de la bouteille. «Le champagne est aux bulles ce que la haute couture est à la mode. Du sur-mesure, du fait main. Il est l’idéal français et le rêve américain», s’amuse Jean-Rémy Rapeneau des Champagnes G. H. Martel, Charles de Cazanove et Château de Bligny, chevalier de l’Ordre des Coteaux de Champagne, qui a créé le réseau de distribution international du groupe familial. Quant à Benjamin Fourmon, qui a succédé à son père il y a trois ans à la tête de la maison Joseph Perrier, il se définit comme un passeur de temps : «Il y a cent cinquante ans, on buvait déjà du Joseph Perrier !» Garance Thiénot, elle, codirige et est l’infatigable ambassadrice de la maison Champagne Thiénot, créée par son père. Ses cuvées de niche, pépites des sommeliers, ont conquis les États-Unis – jusqu’à y devenir le champagne officiel des Oscars -, la Scandinavie, l’Europe du Sud, l’Asie…
«Avant, le champagne était une histoire de marque, aujourd’hui, c’est de plus en plus une histoire de vigneron, résume Pierre-Louis Martin, qui pilote le vignoble Jeeper. On veut savoir qui est derrière la bouteille, comment elle est faite, où sont les vignes, si on produit notre propre levure, si on est écoresponsable…» Mélanie Tarlant raconte ainsi que, le mois dernier, au Salon du champagne à Modène, en Italie, 5 000 entrées à plus de 100 euros se sont vendues ! «Les gens veulent nous rencontrer en personne, décrypte-t-elle. Ils cherchent l’authenticité.» D’où le succès des petites cuvées, monoparcellaires, sans sulfite, sans dosage, de Pierre-Antoine Guerlet des Champagne Louis Guerlet, la maison qui monte et qui, notamment, joue sa partition lors des Victoires de la musique.
Le déclic Internet
C’est aussi sur le Web et les réseaux sociaux que se joue ce big bang. Et le confinement a, là encore, fait son œuvre. Chais et restaurants ayant portes closes, Internet et Instagram sont devenus le lieu de toutes les vendanges. Tout à coup, le champagne a pris un coup de jeune ! Il s’est montré sous un nouveau jour, plus glamour, décomplexé, plus accessible aussi. Il s’est comme «désembourgeoisé». L’e-génération a découvert son infinie diversité et s’est mise à acheter des bouteilles auxquelles elle n’aurait même pas jeté un œil chez le caviste, encore moins sur la carte d’un restaurant. Sa curiosité s’est aiguisée, et elle s’est fait un palais. «Le narratif du champagne a changé. On ouvre dorénavant à l’improviste une bouteille dégotée chez “un formidable petit producteur”, un champagne de vigneron “extraordinaire”, une découverte faite grâce à un ami…», s’enthousiasme Édouard Roy. Ce dernier, créateur avec deux complices d’EPC, une rafraîchissante et très dynamique jeune marque de champagne déjà présente dans vingt pays, est l’illustration parfaite de cette nouvelle vague. Cuvées issues d’un seul cépage et d’un seul terroir, remise au goût du jour du «blida» – le petit gobelet traditionnel des Champenois -, pastille thermosensible indiquant que la bouteille est à température idéale : de quoi satisfaire les 99 % d’acheteurs d’EPC qui passent par le digital. Fier de son patrimoine, de ses histoires, de ses savoir-faire, mais hyperconnecté, le champagne n’a pas fini d’exercer son attraction terrestre.
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération.
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