Elles ont récemment fait l’actualité avec la publication de Présentes (éd. Allary), Femmes puissantes (éd. Les Arènes) et Le génie lesbien (Grasset) trois livres dans lesquels les journalistes Lauren Bastide, Léa Salamé et Alice Coffin mettent en avant leur féminisme et abordent 
leur place au sein de la société. Les questions qu’elles abordent font de ces journalistes un relais indispensable aux revendications féministes. « MeToo a été une déflagration pour moi »,
déclarait récemment Léa Salamé à 20 Minutes. Pour autant, ces journalistes ne sont pas les premières à faire valoir la parole des femmes dans le paysage médiatique français.

Qui sont les femmes puissantes des médias ? Qu’est-ce qu’être une femme journaliste ? Quels sont les rapports entre journalisme et féminisme ? Bibia Pavard, maîtresse de conférences à l’Université Paris-II et co-autrice de Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours (éd. La Découverte), revient pour 20 Minutes sur ces questions.

En tant que chercheuse en histoire des femmes, du genre et du féminisme, comment définiriez-vous le terme « femmes puissantes » ?

Le terme est apparu récemment et n’a pas de définition univoque. Il désigne les femmes inspirantes. C’est caractéristique d’une volonté de rechercher des modèles dans l’histoire pour permettre aux jeunes femmes de s’identifier. Cela correspond au développement des mouvements féministes et aux études sur les femmes et le genre à l’université. Des études qui ont montré que les figures féminines étaient effacées du récit historique enseigné à l’école et à l’université. Par « femmes puissantes », l’on peut parler de femmes de pouvoir comme les reines, les régentes, les ministres… Mais aussi de femmes qui ont un rôle social connu et reconnu, qui entrent dans la postérité. L’adjectif peut également renvoyer à la puissance physique. L’on a des représentations de femmes puissantes dans la culture de masse et dans l’histoire. Théroigne de Méricourt, pendant la Révolution française, ou les femmes sans-culottes à Versailles, le 5 octobre 1789, sont des femmes guerrières qui cependant ne sont pas mises en avant car la force physique des femmes dérange. Il y a des constructions stéréotypées du masculin et du féminin où la force de caractère et la force physique sont associées à des spécificités masculines tandis que l’on associe le féminin à la douceur et à la gentillesse. Être une femme puissante, dans la bouche de celles qui utilisent ce terme, est donc un moyen de subvertir ces images genrées et d’en proposer d’autres.

Diriez-vous que les femmes journalistes sont des femmes puissantes ?

Si l’on considère que les médias sont le quatrième pouvoir, on peut le dire. Elles ont un rôle important dans la possibilité de rendre visibles d’autres femmes, et c’est d’ailleurs ce que font un certain nombre de journalistes aujourd’hui dans les rédactions. Elles vont chercher des expertes, des écrivaines, des femmes politiques, et construisent leurs récits différemment, moins centrés sur les caractéristiques physiques et plus sur les caractéristiques morales ou les actions des femmes.

L’implication des femmes dans les médias fut assez tardive, longtemps, pour elles, écrire fut une lutte. Quels sont les liens entre les femmes journalistes et la cause féministe ?

Etroits et en même temps complexes. Beaucoup de femmes se sont engagées dans les causes féministes, comme la journaliste Séverine, et des féministes ont également produit leurs propres médias, comme Marguerite Durand, fondatrice du journal La Fronde en 1897. Elles se sont construites dans le journalisme pour pouvoir donner un écho à leur cause.

Dans la pratique du journalisme, qu’est-ce qui distingue femmes et hommes ?

Des travaux de sociologie considèrent que la féminisation de la profession est allée de pair avec la transformation de l’écriture journalistique, en ce qui concerne le fait de s’intéresser davantage aux parcours biographiques, aux caractères, et aux spécificités individuelles dans le journalisme politique notamment. Un des corollaires de la féminisation des rédactions est l’émergence de sujets en rapport avec les femmes et le féminisme. Cependant, comme pour les hommes, il y a une multiplicité des manières d’être journaliste.

L’exercice particulier de l’interview est important dans le journalisme. Quelles sont les intervieweuses qui ont marqué l’histoire des médias en France ?

Le journalisme politique étant le genre le plus noble de la profession, je pense à Jacqueline Baudrier qui a été oubliée alors que son rôle fut important. Après avoir été à la présentation du journal de France Inter dans les années 1960 et 1970, elle fut à la tête de Radio France. On le sait peu mais c’est elle qui, avec Alain Duhamel en 1974, anima le débat présidentiel opposant François Mitterrand à Valéry Giscard d’Estaing. Le livre 8 femmes sur un plateau (éd. Nouveau Monde) de Marlène Coulomb-Gully étudie les parcours d’un certain nombre de journalistes françaises qui ont marqué l’histoire de l’interview politique. Elle cite les noms d’Arlette Chabot, Christine Ockrent, Audrey Pulvar, ou encore Anne Sinclair. À l’avant-garde de la féminisation, les carrières de ces journalistes ont pu être contrariées par rapport à celles de leurs collègues masculins. Elles ont alors constitué des exceptions dans le paysage médiatique français.

Pensez-vous que des reproches leur sont adressés uniquement en raison de leur genre ?

Ces femmes sont souvent critiquées pour leur style, leur voix trop aiguë, leur débit de parole, leur manière de s’habiller, ou leur manière d’être. Cela révèle qu’elles ne correspondent pas au modèle de l’intervieweur qui, comme pour le représentant politique, a été conçu pour les hommes. Elles viennent mettre un grain de sable dans un rouage de représentations bien ancrées.

Une nouvelle génération de journalistes de médias alternatifs telles Lauren Bastide, avec le podcast La Poudre, ou Charlotte Bienaimé, avec Un podcast à soi, se proclament féministes. Peut-on dire qu’aujourd’hui les mouvements féministes influencent le travail des intervieweuses ?

Nous sommes dans un moment particulier de relations à la fois intimes et complexes entre journalisme et féminisme. De jeunes journalistes n’hésitent pas à se dire féministes alors que cela n’est pas évident. Ce peut être un stigmate que d’annoncer une couleur politique pour un métier qui se veut neutre et indépendant. Par leurs revendications, elles montrent que la neutralité journalistique n’existe pas. Nous avons affaire à un renouveau militant qui créé une fenêtre d’opportunités pour des journalistes qui ont créé leurs médias sur des plateformes alternatives. Elles se sont approprié un nouvel espace pas totalement formaté et institutionnalisé pour pouvoir exprimer une voix de journaliste et de féministe. C’est par ces expérimentations qui ont rencontré le succès auprès du public que les questions féministes sont entrées dans les rédactions plus traditionnelles. A titre d’exemple, il y a eu au journal Le Monde, une volonté de traiter les féminicides. C’est une forme d’engagement.

Chaque année depuis 2007, le prix Philippe Caloni récompense le meilleur intervieweur de l’année. Sur douze récompenses, seules trois femmes l’ont obtenu. Est-ce plus compliqué pour une femme d’obtenir une reconnaissance ?

Oui c’est plus compliqué car la reconnaissance culturelle est construite socialement, elle reflète l’état d’un milieu social. Celui du journalisme étant historiquement masculin, cela ne fait que redoubler le fait que les femmes sont perçues comme minoritaires dans un métier largement féminisé. L’on observe le même type de phénomène pour les prix littéraires et cinématographiques.

Pensez-vous que les journalistes, hommes et femmes, sont aujourd’hui sensibilisés aux questions féministes ?

Oui, incontestablement. Nous ne sommes plus dans le contexte d’émergence du Mouvement de Libération des Femmes en 1970, où le système médiatique était encore largement dominé par les hommes. Aujourd’hui, la féminisation du métier et le relais des questions féministes par les jeunes journalistes, font que nous sommes plus réceptifs à la médiatisation des femmes et des revendications féministes. Les journalistes les expliquent plus qu’ils ne les décrient. Nous sommes dans un moment particulier qui transforme les manières d’être journaliste.

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