On connaît les «pitchs», on a l’habitude de «débriefer» après une réunion ou de «forwarder» des emails. Mais d’autres anglicismes, moins évidents et peut-être plus ravageurs encore, se glissent dans nos conversations professionnelles. Et effacent petit à petit de la langue française leurs équivalents, nombreux et plus précis.
«Bonjour, merci à tous d’être là. On a un vrai sujet avec ce dossier. À date, on n’a reçu que la moitié des assets alors que la campagne de communication démarre dans une semaine. On ne sera pas en capacité de délivrer à temps. C’est juste impossible. Vu la situation, ça ne ferait pas sens de maintenir la date de lancement initiale.» Quatre lignes, sept anglicismes. Il n’est pas sûr que vous sachiez tous les identifier, mais ils sont bien là. Plus ou moins visibles et plus ou moins ravageurs, mais tous injustifiés et pourtant bien implantés dans nos conversations professionnelles.
«Certains anglicismes sont utiles et légitimes parce qu’ils nomment un objet ou une idée qui vient du monde anglo-saxon et pour lequel nous n’avions pas de mot français, comme « bulldozer » ou « drone », souligne le grammairien et lexicographe Jean Maillet. D’autres sont illégitimes en ce qu’ils remplacent des mots français existants.»
« Des mots qui mangent notre lexique »
Pire : un seul anglicisme aspire souvent plusieurs mots français. Comme lorsque vous essayez de «booster» une présentation au lieu de chercher à la stimuler, la dynamiser, vivifier, doper ou renforcer. Ou lorsque vous dites à votre chef que vous avez besoin de «faire un break» plutôt que de faire une pause, de changer d’air ou de vous mettre au vert. «Je qualifie ces anglicismes de « lexicophages », poursuit Jean Maillet : ils nous empêchent d’utiliser des mots plus précis et, surtout, « mangent » notre lexique. Or, un mot inutilisé finit par disparaître, fatalement.»
Bien sûr, il y a ceux que l’on identifie tout de suite – «forwarder», «débriefer»… Mais d’autres, plus sournois, s’invitent dans le monde professionnel et, au passage, boutent toute une série d’expressions françaises, pourtant plus justes, hors de nos salles de réunions et de nos emai… de nos courriels. Des anglicismes qui, parés d’une apparence faussement tricolore, arrivent même à faire oublier qu’ils ne veulent rien dire.
« À date »
Combien de présentations ou de points de suivi commencent ainsi ? «Voilà, à date, où nous en sommes.» C’est-à-dire, quelque part au milieu de la Manche – ou de l’Atlantique -, à mi-chemin entre le Royaume-Uni et la France. Car si ces deux mots sont français, ils sont accolés à la mode de chez nos voisins. Si les anglophones disent bien «to date», la traduction française mot à mot n’a en réalité aucun sens, grammaticalement parlant. Elle prend seulement la place d’autres tournures, comme «jusqu’à maintenant», «jusqu’à aujourd’hui» ou «à ce jour». Qui, en plus d’être correctes, sont moins froides et moins techniques que ce glacial «à date».
« Ça fait sens »
Eh bien non, précisément : dire «ça fait sens» n’en a aucun. «Je pense qu’on utilise ce type de tournure par snobisme, souligne Jean Maillet. On pense que cela fait bien, qu’il vaut mieux dire « ça fait sens » que « cela a du sens », que cela traduit notre appartenance à une certaine classe sociale.» L’expression est bien entendu calquée sur «to make sense», si couramment entendu dans les séries et les émissions américaines (la forme négative surtout «it doesn’t make any sense !»), mais elle sonne, à tort, aussi française que «faire peur», «faire signe» ou encore «faire plaisir». Sauf que non : en français, rien ne «fait» sens. Une idée ou une proposition a du sens, ou prend tout son sens.
« Être en capacité de » ou « en charge de »
«Je ne suis pas en capacité de t’apporter ces informations. Jean, en charge de ce dossier, pourra sûrement te renseigner», vous répond une collègue par courriel. Voilà une manière bien alambiquée de vous dire «je ne sais pas, Jean pourra t’aider». Pourquoi donc ces deux tournures se sont-elles glissées dans sa réponse ? Eh bien, parce qu’elles sont toutes les deux nées des mêmes confusions : d’abord un calque sur l’anglais «to be in charge of», puis un mélange des genres entre plusieurs structures françaises.
«Être en capacité de» mêle ainsi «être capable de» et «avoir la capacité de». Imaginez un collègue vous expliquer qu’il «n’a pas capable de vous aider». Cela vous choque ? Qu’il ne soit pas en capacité le devrait aussi. De même, on est chargé d’un dossier ou on a la charge d’une fonction. Au passage, tâchons d’oublier aussi le fameux «être en responsabilité», aussi alambiqué qu’incorrect.
« Avoir » et « adresser un sujet »
Ces deux-là sont le fruit d’une confusion multiple. Retournons au point de départ. «Sujet, n.m. Ce sur quoi s’exerce (la réflexion). Sujet de : ce qui fournit matière, occasion à (un sentiment, une action).» Exemples : un sujet de dispute, des sujets de méditation, nous dit Le Robert. «Issue (noun) : topic of discussion, problem, worry», nous apprend l’Oxford Dictionary. Lorsqu’on estime «avoir un sujet», sans plus de précisions, on emploie en fait un mot-valise pour dire tout à la fois «problème», «question qui appelle une réponse», «sujet de discussion»… Des tournures visiblement trop longues pour tenir dans un courrier électronique ou pour passer la porte d’une salle de réunion. On a donc un «sujet» qu’il est temps «d’adresser», calque de «to adress something», «s’occuper d’un problème».
« Juste »
«Ce client, c’est juste l’enfer», «les délais sont trop courts, c’est juste impossible», «notre partenaire était ravi, c’était juste extraordinaire». «On fait face à une invasion de « juste » !», s’offusque Jean Maillet. Un petit mot, utilisé pour son effet d’emphase en anglais – «it’s just prodigious» – qui s’infiltre partout, jusqu’à mener à des contre-sens absolus. «On entend ainsi « c’est juste faux »», souligne notre grammairien. «Juste», «faux». Deux termes qui n’ont pas grand-chose à faire côte à côte et auxquels on préférera «vraiment», «tout bonnement» ou «tout simplement faux».
« Alternative »
Si, dans votre esprit, une alternative est un plan B, vous pensez en anglais sans le savoir. «C’est là le sens anglais de « an alternative », souligne Jean Maillet. En français, il s’agit d’un choix entre deux choses.» Entre le plan A et le plan B, donc.
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« Initier un projet »
«On utilise ce verbe pour « entreprendre », « lancer » ou « amorcer », indique Jean Maillet. Alors qu’en réalité, en français, on initie quelqu’un, à une discipline, par exemple. Avec cet anglicisme, on a dépouillé le mot « initier » de sa signification.»
Franciser plutôt que calquer
Au passage, sont oubliés une ribambelle de synonymes. Au risque de les perdre, comme ceux occultés par bon nombre d’anglicismes. «Nous devons prendre conscience que notre langue risque de disparaître, avertit Jean Maillet. On m’oppose souvent un argument : une langue est vivante, elle évolue et a toujours emprunté aux autres. Je répondrais que, si une langue est vivante, il ne faut pas la tuer. L’emprunt d’un mot qui n’est pas nécessaire n’est pas un enrichissement, mais un appauvrissement.» Ramener la langue de Molière dans l’open space, voilà donc le prochain sujet à adresser.
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