Outil prodigieux, “organe du possible” selon le poète Paul Valéry, la main contient toute la condition humaine, son histoire. Naturelle, sophistiquée, cachée ou exhibée, elle raconte nos envies et nos peurs plus sûrement qu’un portrait.

Et si la différence des sexes ne tenait qu’à un doigt ? En 2013, l’archéologue américain Dean Snow, de l’Université d’Etat de Pennsylvanie, publiait un article sur les mains peintes de la grotte du Pech Merle, dans le Lot. Il y donnait les résultats d’une mesure très simple, l’indice de Manning, qui calcule l’écart entre l’annulaire et l’index, ce dernier étant proportionnellement plus court chez l’homme que chez la femme. De quelques fractions de millimètres, il démontrait ainsi qu’une bonne partie de ces chefs-d’œuvre fondateurs de l’art, vieux de vingt-cinq mille ans, pourraient bien être l’œuvre non pas de nos virils ancêtres mais de vulgaires femelles. Comme l’explique la paléontologue Claudine Cohen, dans son livre Femmes de la préhistoire (1), de nombreux chercheurs font aujourd’hui place aux femmes dans l’origine de l’art. En matière d’imaginaire, c’est une révolution copernicienne.

Ce n’est pas un hasard si partout dans le monde – en France, à Bornéo, en Australie, en Egypte – les premiers artistes choisirent leur main comme modèle : cette partie du corps contient toute la condition humaine. Vingt-sept os à droite, vingt-sept à gauche. Dix doigts dans le meilleur des cas, que l’on compte le cœur battant à la naissance d’un enfant afin de s’assurer qu’il est entier. Doigts minuscules, pourtant déjà parfaits, qui renferment bien serré en un petit poing tous les gestes à venir. Invité à donner un discours sur les mains devant une assemblée de chirurgiens, le poète Paul Valéry avoua son épouvante : « Ce serait une étude sans borne », car la main c’est « l’organe du possible », résume-t-il en une formule indépassable. L’homme est-il intelligent parce qu’il a une main ou a-t-il des mains parce qu’il est intelligent ? La question amusait beaucoup les philosophes Anaxagore et Aristote, sans qu’aucun l’emporte. Les deux, finit par trancher l’anthropologue André Leroi-Gourhan en 1964, dans Le geste et la parole (2). En passant à la position debout, les hommes (et les femmes, donc) ont dégagé leur mâchoire, jusque-là utilisée pour mordre ou tenir, libérant ainsi la voie à la parole. Dans le même mouvement, les mains, n’étant plus bêtement rivées au sol, ont apprivoisé de nouveaux gestes et se sont prolongées en outil. La main et le langage ne naviguent pas sur deux sphères étrangères, l’une matérielle, l’autre spirituelle, mais prolongent tous les deux le cerveau.

Seuls quelques millimètres distinguent ainsi main d’homme et main de femme. A écouter les femmes parler de leurs mains aujourd’hui, beaucoup admettent d’ailleurs ne pas les trouver très féminines. Certaines le déplorent, d’autres s’en flattent, comme si des mains de femmes étaient un aveu de faiblesse. Mais la féminité relève surtout d’un véritable travail, d’une de ces nombreuses techniques qu’a inventées l’humanité. La main coiffe, maquille et, enfin, se peint elle-même les ongles en une ultime mise en abyme qui transforme la griffe en accessoire décoratif, l’utile en agréable.

Le retour du vernis 

Le soin d’embellir ses ongles remonterait au moins à la Chine ancienne, il y a trois mille ans, et déjà en Egypte ancienne les femmes se les teignaient selon un strict code social. Quant au vernis moderne, son essor correspond à celui des laques de l’industrie automobile, dans les années 30, et à celle des premières stars sex-symbol – Jean Harlow, Gloria Swan-son ou Rita Hayworth. Avoir une femme assortie à sa bagnole – mêmes formes aérodynamiques, même châssis puissant, même rouge rutilant –, en voilà un fantasme. Le vernis s’est modernisé depuis, après une brève contestation féministe qui le relègue un temps aux tics de bourgeoise. Sur les couvertures des magazines des années 70, les ongles sont nus, la main, nature, et la femme, libre. La manucure fait son grand retour dans les années 90, en intégrant la panoplie cuirassée de working-girl, avec le brushing, les talons hauts et l’attaché-case. La France n’a cédé que récemment au mouvement, mais le marché poursuit sa croissance fulgurante. En 2013, on parlait de dix millions de flacons vendus ; en 2015, de douze millions. Aujourd’hui, 30 % des Françaises en portent. Le recours à la manucure professionnelle continue de refléter un pouvoir d’achat supérieur à la moyenne, mais il n’est plus réservé aux bourgeoises.

Au cinéma aussi, le vernis a su évoluer, en troquant les délicates griffes de femmes oisives pour des manucures qui reflètent la personnalité et les activités de ces dames – comme le rouge court d’Uma Thurman dans Pulp fiction, ou Laura Dern, mi-clown mi-femme fatale, avec ses ongles peints en trois couleurs dans la série Twin Peaks. Tout est possible, sauf d’ignorer ses ongles, et très peu d’actrices montent les marches de Cannes sans vernis. Et on devine peut-être déjà le retour de bâton : quand tout le monde se fait les ongles, le nouveau snobisme ne serait-il pas de les laisser naturels ?

Certaines roulent des yeux ronds à la question : « Mes mains ? Je ne m’en occupe pas du tout, je n’ai vraiment rien à dire. » D’autres confessent vivre sous leur dictature : « Je ne supporte pas de ne pas avoir les ongles de la même longueur. Je les lime tout le temps, c’est vertigineux le temps que j’y passe. » Dans un salon parisien, une esthéticienne cache prestement ses mains lorsqu’on évoque le sujet : « Je n’ai pas le droit de porter du vernis pour les soins en cabines. Je ne me ferai jamais photographier sans vernis. » Pour d’autres, c’est la main manucurée qui en dit trop : « La première fois que j’ai mis du vernis rouge, raconte Virginie, j’étais en thèse, et un ami m’a glacée par sa réflexion : “Je vois qu’on bosse beaucoup en ce moment !” Le vernis est associé pour moi à une futilité coupable, un truc de femme oisive. Il m’a fallu longtemps avant d’y revenir, me dire que je pouvais à la fois être intelligente et coquette. »

La quête du plaisir s’accompagne toujours d’un mouvement des mains.

Si les mains sont notre portrait craché, c’est qu’elles reflètent fidèlement le passage du temps. Mains de travailleuse blessée par les produits chimiques ou l’arthrose, mains d’intellectuelle au majeur incurvé par le stylo (espèce en voie de disparition), mains de fumeuse ou d’alcoolique, ongles rongés d’angoisse, mains de jardinière, de musicienne, de danseuse. Il faut avoir vu les grandes mains calleuses de Catherine Poulain, qui fut pêcheuse en Alaska puis bergère, avant d’écrire son extraordinaire roman Le grand marin (3) . Les mains, parfois, portent un roman. Accrochées à la barre du métro, il est aussi gênant de se les faire reluquer que le visage. Quant à leur érotique, elle n’est pas réservée aux hommes. « Impossible de coucher avec un homme si ses mains ne me plaisent pas, reconnaît Laura. Mais de belles mains, ce sont surtout de beaux gestes. J’aime les hommes légèrement féminins. » La main est par essence métonymique : c’est la partie pour le tout, notre vie devant nous.

Le réflexe de tenir Le psychanalyste britannique Darian Leader est venu récemment ajouter un petit livre singulier à l’histoire de cette partie du corps, Mains, ce que nous faisons d’elle et pourquoi (4). Il y pose une question élémentaire : pourquoi les agitons-nous sans cesse ? Pourquoi se ronge-t-on les ongles, se triture-t-on les doigts, pour-quoi tambourine-t-on d’impatience et, surtout, pourquoi tripote-t-on frénétiquement nos téléphones portables ? « Je pensais qu’il s’agissait d’un phénomène nouveau, explique-t-il, mais j’ai découvert l’existence, depuis le XVIe  siècle, d’un énorme marché des petits objets pour les mains, pas seulement à l’usage des riches mais pour toutes les classes sociales. Et à ces époques déjà, philosophes et journalistes ridiculisaient ces gestes, en se demandant pourquoi les gens avaient besoin d’avoir sans cesse des objets à la main. » Il en fait la liste comme une brocante de petites manies : gants, éventails, tabatières, cannes, parapluies, cigarettes. « C’est frappant de voir qu’au moment où la cigarette recule, les téléphones sont de plus en plus présents. Il y a vraiment une continuité des objets que les gens manipulent. » Manipuler des objets relèverait d’un besoin social primordial : maintenir la bonne distance avec les autres, se replier sur soi, être ici tout en étant ailleurs – une scène de la vie courante dans les transports en commun, et même à table entre amis, lorsque tout le monde sort son téléphone.

Et que les esprits mal placés se détrompent : ces jeux de mains ne relèvent pas de bêtes substituts à la masturbation. « La masturbation est, elle aussi, un substitut, comme tous ces gestes », précise Darian Leader. Cette pulsion remonterait à l’enfance, à « la recherche d’une satisfaction originelle perdue ». « Les gens qui s’occupent de nous quand nous sommes bébé ne peuvent pas répondre à toutes nos demandes à 100 %. Nous sommes laissés avec une marge d’agitation, d’inquiétude, d’angoisse corporelle. » Les mains viennent occuper cette marge, et la quête du plaisir s’accompagne toujours d’un mouvement des mains, comme celles du bébé malaxant un sein.

Du pop-corn des salles de cinéma au chapelet de la prière, des jeux vidéos à la mode des activités manuelles dans notre monde postindustriel en passant par les mains coupées des films d’horreur, Darian Leader interprète librement une multitude de gestes comme autant de langages du corps. Il rappelle également qu’un nouveau-né est capable de porter le poids de son corps d’une seule main – vestige du temps où nous nous accrochions au pelage de notre mère. Nous naissons avec le réflexe de tenir, pas celui de lâcher : c’est un geste qu’il faut parfois toute une vie pour apprendre.

Que disent vos mains 

  • Le témoignage d’Agnès, 28 ans, styliste

« Personne n’aime les mains moches. Je suis Américaine, et là-bas, on serre la main pour dire bonjour, plutôt que de s’embrasser. On sent tout de suite la personne, si la main est moite ou sèche, molle ou énergique. Je regarde beaucoup les mains, elles fournissent énormément d’informations : si quelqu’un est marié, quel genre de montre il a. Dans les gestes aussi, on apprend beaucoup sur le milieu social : comment la personne tient un verre ou mange, si elle est droitière ou gauchère… Je crois que je porte plus attention aux mains des autres qu’aux miennes.

Aux Etats-Unis, on serre la main pour dire bonjour

Je fais un minimum : je me coupe les ongles, je mets de la crème, et je ne me promène jamais avec du vernis écaillé. Mais je ne vais plus chez la manucure, alors que j’y allais aux Etats-Unis. Et quand je retourne au Brésil (mon père est Brésilien), c’est un plaisir d’y aller en famille, un moment de fille, il y a un peu de nostalgie aussi. Quand je suis arrivée en France, la manucure n’était pas très répandue, j’y ai renoncé, d’abord par manque de moyens, et ensuite j’avais perdu l’habitude. Dans la culture française, c’est vu comme un truc de minette. Alors qu’aux Etats-Unis ou au Brésil, c’est un truc de copines, hédoniste et festif. »

  • Le témoignage de Sophie, 57 ans, enseignante en langue des signes

« S’exprimer en langue des signes, ce n’est pas seulement parler avec les mains, ça demande un investissement du corps entier. Elles sont prises dans un mouvement, il faut porter les ongles courts, sinon on se griffe le visage. Ce qu’on en fait compte plus que ce qu’elles sont. Des collègues ont de toutes petites mains, très expressives ; d’autres, de très grandes, dont ils ne savent pas se servir. Je pense qu’on a tous la langue des signes en nous mais qu’on a oublié. Les enfants le font naturellement, jusqu’à ce qu’on le leur interdise.

Elles parlent, malgré moi, de mon malaise avec les gens

Je ne porte pas de vernis, ce n’est pas mon style, mais je m’occupe de mes mains : je les crème, j’y fais attention lorsque je bricole. J’aime aussi masser, toucher les corps, je suis tactile. Certains pratiquent ce métier pour apprendre à se taire. Moi je l’ai choisi pour apprendre à parler. Je ne suis pas très sociable, le contact avec les autres passe beaucoup par mes mains. Et quand je ne suis pas à l’aise, elles expriment cette gêne : je me mets à accompagner mes paroles de mouvements plus ou moins issus de la langue des signes. Ce qui m’énerve, parce que ça n’a aucun sens pour les gens qui ne sont pas sourds. Mes mains parlent, malgré moi, de mon malaise à être avec des gens. »

  • Le témoignage de Suzanne, 45 ans, communicante 

« Mes mains reflètent le plus fidèlement ce que je suis en secret. Ce sont les mains de mon père, dans une version plus fine peut-être. Mon métier ne va pas sans une certaine façade, une manière de m’habiller ; et lorsque je regarde les mains des jeunes femmes autour de moi, souvent ravissantes, élégantes, je cache les miennes. Je suis une terrienne du week-end. Je m’occupe de mes chevaux, je gratte la terre, je pioche, je bêche : c’est un immense plaisir de les faire travailler, de les sentir vivre, de peloter la matière. Je ne porte pas de gants ; avec, j’aurais la sensation d’un casque, d’un empêchement.

Les faire travailler, les sentir vivre est un immense plaisir

Elles sont pleines de cals, d’éraflures, rouges de froid ou de chaud, ou de rien ; les ongles sont courts, cassés, mous. Sans compter mes veines saillantes… Parfois c’est difficile, une main qui traîne comme ça sur une table de déjeuner, mais ça ne changera plus, c’est une partie de mon âme que je planque, mes espoirs et mes regrets. A 75 ans, j’aurai toujours les mains d’une gamine rageuse de 14 ans. Je n’ai pas des mains de fille ; c’est épais, c’est fort, ce sont des mains pour faire des trucs. On m’a demandé un jour quel était mon outil préféré, j’ai répondu du tac au tac : « Mes mains ». » 

  • Le témoignage de Bérénice, 31 ans, juriste

« Je me suis toujours rongé les ongles. Je crois que c’est lié à l’école. La seule fois où j’ai réussi à arrêter, c’est lorsque j’ai pris une année de congé sabbatique. J’ai essayé, mais je me suis rendu compte que c’était mon identité. C’était un carnage, je me blessais vraiment. Et un jour j’ai trouvé une solution de facilité, avec les faux ongles en résine. Tout à coup j’ai eu de beaux ongles rouge-noir et j’ai découvert un réservoir de féminité encore inexploité. Depuis je me fais les ongles. Je ne trouve pas ça particulièrement joli, mais ça m’empêche de les ronger, ça me permet de les cacher. Mais ce n’est pas du tout la même chose que de m’occuper de mes mains.

Je ne les soigne pas, mais je les aime bien

Mes mains, je ne les soigne pas, j’ai tendance à les gratter, c’est impressionnant parfois. Mais je les aime bien, elles me font penser à celles de mon père. Il s’était certainement rongé les ongles lui aussi. J’ai toute une rangée de vernis au frigo, c’est un plaisir de prendre du temps pour l’appliquer, ça veut dire pause. Au moindre éclat je mange le vernis et il faut tout recommencer – parfois je me dis que je suis en train de me polluer le cerveau avec tous ces produits chimiques. En fait, pour que j’arrête de les triturer, il faudrait qu’ils soient parfaits. »

  • Le témoignage de Céline, 49 ans, aide-soignante 

« Je travaille dans une unité de cancérologie, et j’utilise mes mains pour les soins que je prodigue aux patients. Pour la toilette et pour les gestes du quotidien qu’ils ne peuvent plus effectuer seuls. Mes mains remplacent les leurs. J’ai suivi des formations d’accompagnement de fi n de vie ; on y apprend à utiliser le toucher. Quand les personnes ne peuvent plus parler, tout passe par le regard et par les mains. Je les masse aussi pour apaiser les douleurs. Je donne des bains de pieds, je les rase, je leur lave les cheveux… Pour moi ce n’est pas une toilette, c’est un moment d’échange et de bien-être. C’est un travail qui me tient à cœur, je leur transmets de l’énergie grâce au toucher, j’enlève un peu de souffrance.

Dans mes soins aux patients, elles remplacent les leurs

On ne porte pas de bagues ni de vernis, les ongles doivent être courts. Mes mains sont assez abîmées parce que je les lave entre chaque soin, il m’arrive d’avoir des crevasses à cause des produits. Je les crème beaucoup, le matin et surtout le soir, cela fait partie du rituel pour provoquer une rupture à la fin de la journée. Il y a des patients qui touchent plus que d’autres, mais quand je rentre, j’oublie tout. Cela fait vingt-six ans que j’exerce ce métier, on apprend aussi à faire ça. »

1. Ed. Belin. 2. En deux volumes, éd. Albin Michel. 3. Ed. Points. 4. Ed. Albin Michel.

Article et témoignages publiés dans Marie Claire Magazine n°788, avril 2018

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