Médecin, mère attentive et pilier de son entourage, Mathilde, 51 ans, avait toujours été “celle qui ne déçoit pas”. Jusqu’à ce que la vie la pousse sur la pente de l’addiction aux amphétamines et aux hypnotiques.
Je n’ai eu besoin d’aucun dealer pour sombrer, ni d’être sous l’emprise de quiconque si ce n’est de moi-même. Mon métier, ma vocation, a été mon meilleur fournisseur et j’ai été mon plus fidèle revendeur. J’avais tout sous la main. J’ai fait médecine pour être anesthésiste-réanimatrice. Depuis toujours, la douleur des autres m’est insupportable, et mon métier consiste à la prendre en charge, pas seulement à endormir et à réveiller les patients qui se font opérer.
Les médicaments classés stupéfiants sont mon quotidien. Aussi, quand j’ai eu besoin d’un premier coup de pouce pour tenir la distance lors de mon divorce, je n’ai eu qu’à me servir. Rien de méchant, une dose pédiatrique d’un psycho-stimulant, des amphétamines pharmaceutiques en quelque sorte. C’est l’affaire d’un tout petit mois, pas plus. Le temps de relever la tête, étais-je convaincue.
Pourtant, le deuxième coup de pouce est venu peu après, pour m’aider à appuyer sur l’accélérateur. Je ramais dans l’organisation de ma nouvelle vie et je détestais cette image de moi autant que d’être moins attentive et disponible pour mes enfants. Le dosage n’était pas plus chargé, mais céder à la facilité n’est pas dans ma nature, cela aurait dû m’alerter.
Deux mois plus tard, quand mon sommeil – pourtant si docile jusque-là – s’est mis à me jouer des tours et à s’interrompre à 4 h 40 chaque nuit, j’ai à nouveau pioché dans ce que je connais par cœur, catégorie hypnotique cette fois. Pour ne pas être exténuée le matin et conserver mon discernement professionnel. Je n’ai jamais craint la dépendance, j’avais confiance en mes compétences. Et je me connaissais tellement bien.
La genèse de mon dérapage
Du moins je le croyais. C’était compter sans mes fragilités, ces méandres intimes que j’avais toujours niés, méprisés même, tout au long ma vie. Jusqu’à l’effondrement. Pendant des années, ma vie a été celle dont j’avais toujours rêvé et j’étais épanouie. Mes enfants sont adorables, j’avais un mari amoureux, intelligent et drôle. On s’épaulait, on se complétait, on savourait notre chance de s’être rencontrés.
Professionnellement, j’avais le respect de mes pairs et la reconnaissance de mes patients. Si enfant, j’avais été la fierté de mes parents – première à l’école, au conservatoire de danse… –, ma vie d’adulte les honorait. J’étais celle qui ne déçoit pas, qui trouve des solutions quand les autres se résignent, celle sur qui on peut toujours compter, au travail, en famille, en amitié. Et j’en tirais satisfaction, j’étais heureuse de tenir cette place.
« Le bonheur t’aime », résumait tendrement ma mère. Jusqu’à ce que mon mari Éric me quitte, du jour au lendemain. Pour personne d’autre. J’aurais préféré, j’aurais pu la haïr et la rendre responsable de ma peine. Mais non, il ne voulait plus de notre vie « trop bonbonnière« . « J’ai l’impression de vivre dans une lumière tamisée, une existence tamisée », s’est-il justifié. Il rejetait l’harmonie que j’avais créée pour notre foyer, il me rejetait, moi. L’amour qu’il lui restait ne faisait pas le poids. Ce fut le premier échec de ma vie. Et la genèse de mon dérapage.
Terriblement bien, forte même
Je n’ai vu qu’une issue : continuer à avancer et m’en sortir sans l’homme que j’aimais. C’était devenu mon obsession. Surtout, ne pas niveler ma vie par le bas et réussir mon divorce. Même à terre, j’allais rester la mère que mes enfants avaient toujours connue, le meilleur des médecins, une oreille et une épaule pour mes amis. « Effacé le cataclysme, pas vu, pas pris. »
Mon plan de bataille passait par le rachat des parts d’Éric de la maison. La vendre m’était inconcevable, les enfants y ont grandi, ils s’y sentent aussi bien que moi, c’est notre nid. J’ai alors enchaîné sur mes jours de repos des gardes intérimaires dans un autre établissement hospitalier. C’est interdit, je risquais d’être radiée de l’Ordre des médecins si on l’apprenait, mais j’allais pouvoir rembourser avec un emprunt raisonnable. Et travailler sans discontinuer des semaines d’affilée en ne pensant qu’à mes patients, m’évitait de ressasser. Soulager leurs souffrances soulageait la mienne.
Au lieu de me dire qu’il était temps de lâcher mes béquilles chimiques, j’ai pris un anxiolytique de plus
Assez vite, j’ai été assommée. Je me couchais ivre de fatigue à en avoir la nausée, parfois sans me déshabiller. J’ai alors renforcé ma dose quotidienne de psychostimulants. À peine levée, je me faisais un jus de légumes à l’extracteur pour colmater les gélules à libération prolongée. Ça marchait, j’avais le cerveau au taquet, je pouvais me concentrer des heures, l’esprit clair, sans cette fatigue qui broie les cervicales et ralentit la réflexion.
Un temps, je me suis sentie terriblement bien, forte même. La lune de miel des addictions. J’ai même espéré qu’Éric revienne sur sa décision en me voyant tenir la barre si vaillamment quand il venait chercher les enfants, qu’il me regrette. Las. Puis, un jour, une anxiété poisseuse m’a serré le corps. Les effets indésirables du détournement de médicament quand celui-ci ne traite pas la pathologie pour laquelle il est destiné. Je le savais, mais j’étais persuadée d’y échapper. Au lieu de me dire qu’il était temps de lâcher mes béquilles chimiques, j’ai pris un anxiolytique de plus. Et j’ai augmenté la dose du stimulant d’un petit palier, « trois fois rien », mais il y avait déjà eu quatre ou cinq « trois fois rien ».
Six fois et demie ma dose initiale
Je contrôlais régulièrement la fonction de filtration de mes reins, mon rythme cardiaque, mon foie, mais en restant aveugle aux signaux d’alerte de mon corps qui n’en pouvait plus. J’avais tantôt la clavicule droite coincée, tantôt la gauche, et des douleurs dentaires et articulaires récurrentes. Jusqu’à ce matin de juin 2014 où je n’ai pas eu la force de prendre ma douche. Mon corps était une baudruche dégonflée tandis qu’une boule de flipper valdinguait dans ma tête.
Cela faisait treize mois que je prenais, chaque jour, l’équivalent de six fois et demie ma dose initiale en benzodiazépines, psychostimulants et hypnotiques. Pour me réveiller le matin, pour le rester, pour conserver un discernement optimum, pour étouffer l’anxiété, pour dormir, pour sourire, pour dire bonjour… Avec mes patients, j’ai toujours assuré, je n’ai jamais pris aucun risque. Avec mes enfants non plus. En revanche, je me suis maltraitée.
Mon amie Zineb, qui est aussi médecin, m’a fait hospitaliser. Diagnostic : burn-out. J’ai passé neuf mois à la campagne, dont trois en clinique, à dormir 18 heures par jour au début. Quand j’émergeais, mon activité la plus intense consistait à regarder les nuages ou les sapins, tant le sevrage – qui s’est pourtant déroulé en douceur –, m’épuisait. Lors d’une séance, le psychiatre m’a lancé : « De quoi avez-vous voulu vous punir ? » J’ai réagi violemment : « Je vous parle d’échec, devrait-il s’agir forcément de punition ? Vous avez appris “Freud pour les nuls” ? Ciao ! »
J’étais restée une sorte d’enfant tout-puissant tyrannique envers moi-même. J’ai grandi. Et je n’ai plus jamais touché à mes médicaments
Mais après dix jours à regarder pousser l’herbe, j’y suis retournée. J’ai compris que je ne m’étais jamais donné l’autorisation d’échouer, en rien, pas vis-à-vis d’autrui mais de mon propre jugement. J’étais esclave de mes injonctions. J’ai dû apprendre à les dénouer, à admettre mes limites et à voir les échecs comme une composante ordinaire de la vie. J’étais restée une sorte d’enfant tout-puissant tyrannique envers moi-même. J’ai grandi. Et je n’ai plus jamais touché à mes médicaments. Je n’en ai plus besoin.
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Témoignage publié initialement dans le magazine Marie Claire n°809, décembre 2019
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