Entre les stars qui arrêtent de boire et le succès du défi Dry January, la sobriété s’affiche comme la macrotendance santé. Posture ou vraie mesure, cette décision salutaire redéfinit notre relation à l’alcool, et génère de nouveaux business.
Dans les réunions d’Alcooliques anonymes de Los Angeles, Tony H. est l’un des intervenants les plus demandés. D’une proverbiale drôlerie et d’une profonde sagesse, cet ex-buveur de tequila, qui «se tuait à petit feu», partage ses luttes et son quotidien d’abstinent comblé auprès d’un public de pairs en quête d’inspiration et d’encouragement. «Les AA m’ont sauvé», explique Tony, qui s’avère l’un de ses membres les moins… anonymes. Car c’est via une vidéo sur son compte Twitter qu’Anthony Hopkins a fièrement célébré ses quarante-cinq ans de sobriété en décembre 2020.
En vidéo, « Alcool au féminin », témoignages sur une addiction
Hollywood dessoûle…
À 83 ans, le lauréat de l’Oscar du meilleur acteur pour The Father, de Florian Zeller, en 2021, est l’un des fers de lance, à Hollywood, des alcoolodépendants old school, pour qui l’abstinence radicale est littéralement un style de vie. Quand l’alcoolisme, maladie chronique et destructrice, est diagnostiqué, la sobriété totale s’avère le seul remède préconisé. C’est le cas pour Ben Affleck, dont les rechutes et les retours en cure de détox ont miné la vie amoureuse et la carrière depuis quinze ans, ou de Brad Pitt, qui a officiellement remercié son ami Bradley Cooper, abstinent depuis seize ans, de l’avoir aidé à s’arrêter après l’«excès de trop», qui lui a coûté son mariage. «Je me suis enlevé le droit de boire : je l’avais outrepassé», a déclaré l’ex-mari d’Angelina Jolie, contraint, ad vitam ,de troquer les millésimes de leur domaine viticole de Miraval pour sa «nouvelle boisson favorite» : un mix d’eau gazeuse et de jus de canneberge. Impérative pour les stars dont l’addiction est installée, la sobriété devient aussi de plus en plus choisie « en pleine conscience » pour d’autres.
… et les stars témoignent
En novembre dernier, la pop star Adele révélait à Oprah Winfrey avoir arrêté de boire suite à une période post-divorce où elle avait «maintenu à elle seule l’industrie de l’alcool à flot». «La sobriété permet de mieux se connaître, de se recentrer. J’avais beaucoup de travail devant moi», a expliqué la chanteuse. En décembre, Drew Barrymore, ex-enfant star cocaïnomane, évoquait son abstinence de façon presque anodine sur la chaîne CBS.
«Plus une goutte depuis deux ans et demi… Boire ne me faisait de bien en rien.» Un étonnant «coming out» de sobriété pour une productrice de vin, Barrymore Wines, depuis 2012. «Une étape d’honnêteté nécessaire avec moi-même, pour ma santé mentale», précisait-elle. Ne plus cacher son combat avec l’alcool, ou poser son verre quand l’on se sent glisser du côté obscur de la dépendance : dans les deux cas, «la parole s’est libérée», se réjouit Marie-Dorée Delachair, psychothérapeute spécialiste des addictions, qui a traité des stars durant ses treize ans de pratique à Los Angeles. «De moins en moins « anonymes », les alcooliques sont plus visibles. La honte disparaît en mettant des mots sur ses maux. S’identifier comme « clean et sobre » est à la mode», assure-t-elle.
Anthony Hopkins a révélé sur Twitter en 2020 qu’il était sobre depuis 1975.
Aujourd’hui sobre, Brad Pitt a cocréé Enroot, un thé fermenté pétillant.
En novembre dernier, la pop star Adele révélait à Oprah Winfrey avoir arrêté de boire suite à une période post-divorce.
En décembre, Drew Barrymore, ex-enfant star cocaïnomane, évoquait son abstinence de façon presque anodine sur la chaîne CBS.
À votre santé !
Cette tendance se perçoit chez tous les buveurs, occasionnels ou réguliers. Avec le Dry January, le défi du janvier sans alcool importé d’outre-Manche, s’engager à marquer une pause redéfinit la sobriété : elle devient cool, car choisie pour sa santé et celle de son porte-monnaie. Un challenge, surtout en France où, après deux confinements anxiogènes jalonnés d’apéros Zoom festifs et de repas très arrosés, la consommation a augmenté de 17 %, selon une enquête BVA pour la Ligue contre le cancer. Et le binge-drinking (alcoolisation massive) fait encore des ravages chez les 18-24 ans, qui dépassent la ligne rouge des 3 verres par jour à 45 %. Pourtant, avant le confinement, parmi les buveurs réguliers (soit 9 Français sur 10), 19 % souhaitaient déjà lever le pied.
La motivation n’a pas fléchi : pour le Dry January 2022, la Fédération française d’addictologie se félicitait d’une hausse de 30 % des inscriptions aux forums et aux newsletters. Autre moteur, et non des moindres : la macrotendance healthy portée par les réseaux et les médias, qui incitent aussi à la modération sinon à l’abstinence, au moins ponctuelle. «Clairement, je surfe sur ce frémissement pour motiver mes patients», explique la Dr Fatma Bouvet de la Maisonneuve (1), psychiatre addictologue. «Les 16-17 ans sont engagés dans le mouvement bio et le manger sain. Leurs parents se mettent au sport et boivent moins eux-mêmes», observe-t-elle.
L’abstinent sous pression
Le stigmate de l’abstinent «pas marrant» en société semble s’estomper. «À un dîner, on peut plus facilement refuser un verre en arguant que l’on fait aussi attention à son alimentation. Avant, on « cassait l’ambiance »», rappelle la spécialiste. Mais difficile de se limiter, de privilégier la sobriété dans un pays où la consommation est normalisée et l’abstinence suspecte… Dans Tournée générale. La France et l’alcool (Éditions Flammarion), les journalistes Thomas Pitrel et Victor Le Grand soulignaient en quoi notre convivialité, autant qu’un pan non négligeable de notre économie, dépendent encore de l’alcool.
«Quand on célèbre, quand on passe du temps ensemble : on boit. On est « excusé » de ne pas prendre d’alcool uniquement en cas de maladie, de grossesse, ou pour des convictions religieuses. La pression, amicale et familiale, reste constante», constate Thomas Pitrel. Une norme insidieuse que dénonce la reporter Claire Touzard dans Sans alcool (Éditions Flammarion), journal de son sevrage dans lequel elle explique en quoi, au pays de la gastronomie et des bonnes bouteilles, ne plus boire exclut car interroge ceux qui continuent. «Être sobre est bien plus subversif qu’on ne le pense.»
La zone grise
Au-delà du déjeuner dominical ou du pot entre amis, il y a les cocktails pros que l’on enchaîne et les verres pour se décoincer en soirée. L’alcool «médicament» console d’une mauvaise nouvelle, permet d’affronter les devoirs des enfants ou un dossier à boucler tardivement. Et la bouteille de vin du dîner, entamée en cuisinant, se finit machinalement à 23 heures, devant une série… C’est ainsi que sans être estampillés addicts, nombre de consommateurs réguliers dépassent la limite maximale de 10 verres par semaine, selon Santé publique France, et se retrouvent dans ce que Stéphanie Braquehais appelle la «zone de gris», à la frontière du «bien boire» et du trop boire.
Elle l’analyse dans Jour zéro (Éditions de L’Iconoclaste), un témoignage sur sa prise de conscience et sa démarche de sobriété radicale. «L’alcool était trop présent, sans que cela ne prenne un tour dramatique, mais je ne savais pas toujours comment gérer», explique cette ex-correspondante de RFI. Pour elle, s’abstenir de la boisson béquille «implique de se rendre compte des injonctions silencieuses de la société. C’est un travail à faire sur soi, sur son rapport au monde».
En pleine conscience
La même démarche – découvrir qui l’on devient quand on ne boit pas – a poussé une journaliste britannique basée à New York, Ruby Warrington (2), à explorer l’abstinence intermittente et ses bénéfices. À savoir, pour elle : un sommeil réparateur, une pensée moins embrumée et une anxiété chronique presque envolée. Le mouvement #sobercurious est né de son livre du même nom, phénomène de la Quit Lit («littérature de sevrage»), un pan entier du développement personnel aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
Depuis, les tenants de la «sobri-curiosité» ont envahi Instagram et Twitter, échangeant recettes de cocktails virgin, slogans inspirants et conseils pour une sobriété intermittente. Pour ces mindful drinkers («buveurs en pleine conscience»), cette sobriété ponctuelle s’apparente à tester le régime végan ou à essayer un nouveau cours de yoga : une pratique de bien-être… Réduire, dire «pause» ou «stop» à l’alcool : le tout est de s’extraire du pilotage automatique de ses habitudes pour mieux apprécier les moments sans.
Sobriété digitale
Trouver des pairs de sobriété motive : plus de la moitié des 70.000 membres de Club Soda, vaste communauté internationale sur le digital, visent la modération, pas l’abstinence. Des événements sociaux, en ligne et en présence, et des programmes leur enseignent comment réduire leurs habitudes de consommation. En croissance constante, le groupe suscite un intérêt accru de la part des jeunes de 20 ans qui se disent préoccupés par les conséquences de l’alcool sur leur santé mentale.
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Réduire pour arrêter ensuite ou juste ralentir grâce au soutien d’un groupe non culpabilisant doublé des conseils d’experts est également au cœur des programmes en ligne, comme jointempest.com. Les options digitales de coaching de sobriété s’étoffent : les applis (Try Dry, Sobre et calme, Arrêter de boire, Stop-alcool…) comptent les verres, les jours mais aussi les heures d’abstinence, et «gamifient» le parcours en remplaçant la récompense du «buzz» alcoolique par des médailles virtuelles, un rappel des économies réalisées ou des bénéfices pour sa silhouette ou son sommeil. Être sobre n’a jamais été aussi fun, d’autant que l’offre en libations à 0 %, boissons ludiques et raffinées aux goûts proches de leurs versions alcoolisées, s’étoffe de jour en jour.
Le « sans alcool » people
Les stars prescriptrices et entrepreneuses ne s’y sont pas trompées : Brad Pitt a cocréé Enroot, un thé fermenté pétillant. «Abstinente depuis toujours», Blake Lively a lancé Betty Buzz, des sodas pétillants pauvres en calories à mixer – ou pas !- avec un spiritueux de son choix. California girl, Katy Perry a concocté une ligne d’apéritifs aux extraits botaniques, De Soi, infusés aux adaptogènes comme la maca ou le champignon reishi, énergisant et relaxant. Et la Française Constance Jablonski tutoie le champagne en proposant French Bloom, un effervescent glamour qui coche toutes les cases milléniales : végan, bio et sans alcool.
En hausse constante depuis sept ans, les ventes des boissons réduite en alcool (5 % et moins) et sans alcool ont explosé. D’après IWSR Drinks Market Analysis, spécialiste britannique, le marché devrait augmenter de 30 % d’ici 2024, porté par les bières et cidres non-alcoolisés, 92 % de l’offre actuelle. «Depuis le déconfinement, à Paris la liste des mocktails de mixologues s’est nettement étoffée, et pas que dans les bars branchés», a observé Fatma Bouvet de la Maisonneuve. Ce sont ses patients qui lui ont fait découvrir gueuledejoie.com, premier site de vente en ligne dédié aux boissons, vins et spiritueux sans alcool. Aujourd’hui, le site propose deux cents références, dont Le Petit Béret (et ses vins 0 %), best-seller depuis le confinement. Désormais, les assoiffés de sobriété peuvent trinquer à la belle santé d’un marché qu’ils ont contribué à créer…
Ivre d’être soi
Mais le vrai cadeau de l’abstinence réside peut-être dans l’empowerment qu’elle implique. «Arrive un moment où la sobriété, même lorsqu’on est entouré de buveurs, n’est plus une punition mais un privilège. On se sent simplement bien», promet Marie-Dorée Delachair. Portée par la montée de l’affirmation des identités, la néosobriété pousse «au courage d’être soi», d’envoyer valser les injonctions et les étiquettes. Et de trouver ou de retrouver une «ivresse existentielle» : cette part en nous, une force vitale et créative que l’on avait noyée, même partiellement et par moments seulement, dans l’alcool. Abstinente depuis le 31 août 2018, Stéphanie Braquehais éprouve cette impression de reconquête de soi. Elle s’est découverte «plus introvertie qu’elle ne l’imaginait quand elle buvait, plus attentive aux autres, dans la bienveillance». «Sobre, je suis moi. Je me suis réapproprié mon esprit. On se rend compte que l’on est très bien comme on est et que l’on n’a pas besoin de changer», assure-t-elle.
(1) Fondatrice de l’association Addict’elles et auteure des «Femmes face à l’alcool. Résister et s’en sortir», Éditions Odile Jacob (2010).
(2) Auteure de «Sober Curious», Éditions HarperOne (2018, non traduit en France) et du podcast du même nom sur rubywarrington.com
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