« Longtemps, l’océan a, dans mon esprit, symbolisé la mort et la souffrance, raconte Mona. J’avais 15 ans en 2004 quand le tsunami a englouti mon village et emporté ma mère. Mon père est mort de chagrin un an après. Ma vie a été dévastée. Je détestais l’océan, les vagues me terrifiaient. J’ai surmonté cette peur : aujourd’hui l’océan, c’est la liberté et la joie. »

De sa maison modeste aux murs nus de couleurs vives, entourée d’un jardin de sable, à 5 min à pied de la côte qui borde le village de pêcheurs d’Arugam Bay, on entend le bruit du ressac de l’océan Indien.

La jeune femme de 36 ans souligne ses paroles d’un lumineux sourire. Sa fierté, tout en humilité, est palpable. Mère de deux filles de 14 et 6 ans, épouse d’un pêcheur, elle est l’une des quinze membres de l’Arugam Bay Girls Surf Club, premier club féminin de surf du Sri Lanka, créé en 2018, qui regroupe une quinzaine de femmes du village.

Surfer pour repousser les mentalités patriacales

Ces pionnières sont les premières citoyennes de cette île de 21 millions d’habitant·es, qui, sur longboards, glissent à l’égal des hommes dans les vagues de ce spot de surf mondialement réputé.

« Jamais je n’aurais imaginé un jour surfer », s’étonne Mona. Jouer avec cet océan qui lui a pris les siens et 35 000 autres vies sri lankaises un matin de décembre 2004, c’est un exploit.

Mais se jeter à l’eau, pour Mona et ses amies du club, c’est aussi repousser les mentalités conservatrices et patriarcales des communautés du village : Arugam Bay, sur la côte sud-est, à neuf heures de route de Colombo, la capitale d’un pays composé à 50 % de bouddhistes, de chrétien·nes et d’hindou·es, l’autre moitié étant musulmane.

Longtemps, cette région de l’est a été interdite d’accès, en proie à la guerre entre la minorité tamoule (principalement hindouiste) et les Cinghalais majoritaires (essentiellement bouddhistes) qui, de 1983-2009, a déchiré le Sri Lanka.

À Arugam Bay, nombreux·ses sont ceux et celles qui, au village, ont été hostiles voyant cette poignée de femmes (chrétiennes et bouddhistes), habituellement cantonnées au rôle de gardiennes du foyer, revêtir leur tenue de surf – leggings et T-shirts flanqués du logo de leur « team » – et rivaliser de dextérité avec les hommes du village – surfeurs depuis des générations – autant qu’avec les surfeurs étrangers qui déferlent chaque été sur la côte.

Certaines n’ont pu rejoindre le club car « leur famille ne voulait pas qu’elles surfent ». D’autres ont quitté le groupe quand elles se sont mariées, convaincues par leur conjoint et leur entourage que surfer n’était pas pour des femmes « respectables ».

Shamali Sanjaya et Tiffany Carothers, soudées, n’ont pas lâché face aux oppositions et aux suspicions, expliquant sans relâche, y compris à la police locale venue les questionner, qu’elles ne revendiquaient pas de faire la révolution. Mais « juste » de pratiquer, à égalité avec les hommes, leur passion sportive, dans un espace interdit par tradition aux femmes.

S’évader d’une vie précaire

En cet après-midi de saison des pluies, entre deux averses, la plage d’Arugam Bay est surtout le territoire des pêcheurs : le ballet des pirogues à moteur est incessant.

C’est dimanche : à l’extrémité de la plage, les familles se baignent. Les femmes, eau jusqu’à la taille et pas plus, restent habillées. Au milieu des surfeurs locaux – des hommes –, Sha-mali, Baby, Isuri, Amu, la benjamine Naomi, 12 ans, et Nandini, 43 ans, s’élancent et chaloupent sur la houle.

Il y a une heure encore, elles ressemblaient à toutes les femmes et filles que l’on croise ici, à balayer leur parcelle et à préparer le repas au feu de bois… Ne pas se fier à la douceur de vivre apparente que dégage Arugam Bay. Le contrechamp de ce paysage de carte postale est une succession de maisons modestes en tôles et planches rafistolées qui s’alignent le long de rues calmes, envahies de végétation. La vie y est précaire et les revenus rares en dehors des deux mois de saison touristique – et plus encore depuis la pandémie.

Quand je surfe, je ne pense plus à mes soucis, je me détends, c’est mon moment à moi.

« Quand je surfe, je ne pense plus à mes soucis, je me détends, c’est mon moment à moi », explique Nandini Kaneshlingam, l’aînée de la team, veuve et mère d’une fille et de trois garçons.

Assise à l’ombre d’un arbre gigantesque dans son jardin en bord de dunes, sa mère Nona, 68 ans, assure que si elle était « plus jeune », elle aussi aurait rejoint le club : « Je suis fière de ma fille et je suis heureuse parce que je la vois heureuse d’aller surfer ».  Heureuse de voir sa fille libre de repousser, en sportive accomplie, ses capacités physiques. D’oser sortir des carcans patriarcaux.

Shamali Sanjaya, première Sri Lankaise à surfer en 2011

« En surfant, nous prouvons que nous sommes les égales des hommes, que nous pouvons tout faire comme eux », souligne Shamali (sur la photo), la présidente du club.

Sans cette jeune femme de 34 ans, mère de deux filles de 4 et 1 an et enceinte de quatre mois, le club n’aurait jamais existé. Sans Tiffany Carothers, ex-DRH californienne, surfeuse et fondatrice de l’ONG Girls Make Waves venue s’installer à Arugam Bay il y a une dizaine d’années avec mari et enfants, non plus.

C’est de leur amitié et de leur passion qu’est né ce projet inédit, monter le premier club officiel de surf féminin sri lankais.

« Shamali est une légende, c’est un exemple pour nous toutes », affirment Isuri, 25 ans, et Baby, 34 ans, deux piliers du club. Les plus jeunes recrues, Naomi, 12 ans, et sa sœur Amu, 14 ans, ne cachent pas non plus leur admiration. Si elles s’imaginent institutrice et ingénieure, elles se rêvent avant tout championnes – « pour gagner des compétitions, comme les garçons, remporter des trophées, être les meilleures… comme Shamali ! ».

Inspirante pour toutes les générations de villageoises et désormais connue dans tout le pays, la pionnière a passé des heures, enfant, à regarder les exploits de son frère Asanka, gloire du surf sri lankais.

Après avoir été réticent, ce dernier est aujourd’hui le premier fan de celle qui restera dans l’histoire comme la toute première Sri Lankaise à avoir osé se mettre au surf en 2011.

Le surf dans le sang

Elle se souvient de son cousin, improvisé moniteur, qui l’y a encouragée. « Il me disait : ‘Tu as le surf dans le sang !' »

À l’observer, si agile et concentrée sur sa planche, surgir de l’écume bouillonnante alors que la houle grossit, on n’en doute pas une seconde.

Son mari Raj, chauffeur de tuk tuk, que l’on rencontre alors qu’il l’aide à équeuter des haricots pour le repas familial, est son premier admirateur : « C’est la meilleure ! Et c’est elle qui m’a appris à surfer : elle est une prof extraordinaire ».

Ma grand-mère m’a encouragée quand j’ai voulu faire du surf et appris que rien ne m’était interdit parce que j’étais née fille.

Peut-être faut-il voir dans l’enfance de Shamali l’origine de sa détermination hors du commun ? Nul n’ignore, au village, l’histoire tragique de sa famille. Elle avait 10 ans quand ses parents ont été agressés par un groupe d’hommes de la région qui, avant de les assassiner tous les deux, ont violé sa mère.

« Ma grand-mère m’a élevée et c’est grâce à elle que je suis devenue ce que je suis, se souvient-elle. Elle m’a toujours poussée à faire du volley, à aller nager, m’a encouragée quand j’ai voulu faire du surf. Elle m’a appris que rien ne m’était interdit parce que j’étais née fille. » 

Épouse, mère et surfeuse

Aujourd’hui adulte, Shamali (sur la photo) revendique d’être « une épouse, une mère et une surfeuse ».

Voix posée, regard dans le vôtre, elle balaie les réticences qu’éprouvent encore certains dans sa communauté : « C’est mon choix, ma vie. Je décide seule de ce que je fais. Les hommes et même certaines femmes qui critiquaient et critiquent encore parfois le fait que nous surfions, disent que notre place est à la maison, à nous occuper des enfants et à faire la cuisine. Pas d’aller ‘s’amuser’ dans les vagues.

Ils craignaient aussi qu’en surfant, nous finissions par aller dans des fêtes, boire de l’alcool, délaisser nos maris et nos enfants, perdre notre culture sri lankaise…. Mais beaucoup ont compris qu’il n’en était rien. Maintenant tout va mieux. Nous ne portons pas de bikini, nous surfons avec des leggings et des manches longues. Notre passion ne nous empêche pas d’être des mères et des épouses présentes. »

Un exemple pour d’autres femmes

Sans compter que les filles de l’Arugam Bay Girls Surf Club, à la saison touristique d’été, se muent aussi en profs de surf, à 2 300 roupies sri lankaises (env. 10 euros) la leçon d’une heure et demie. Un revenu bienvenu dans ces familles où l’on vit souvent sous le seuil de pauvreté. Peu à peu, Shamali et ses amies ont fait bouger les lignes au Sri Lanka, et bien au-delà de leur village.

« Nous sommes plus confiantes en nous, en nos capacités », explique Baby. Cette trentenaire solaire veut croire que leur exemple encouragera d’autres femmes, même si elles ne surferont jamais, à croire en leurs capacités et à ne plus subir les diktats culturels qui les cantonnent à des statuts immuables.

Désormais, quand Shamali et ses amies se jettent à l’eau, la foule se rassemble sur les plages d’Arugam Bay, étonnée encore, parfois, de voir des Sri Lankaises sur des planches, mais surtout admirative de les voir défier les éléments.

Shamali, Mona, Isuri, Naomi, Amu, Baby, Nandini… ces « Filles qui font des vagues » soufflent un vent de liberté nouveau sur la société, puissant comme les rouleaux de l’océan Indien qu’elles n’ont désormais plus jamais peur d’affronter.

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Ce reportage a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 836, daté mai 2022.

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