Elle s’est enfuie avec sa fille. A atterri dans son ancienne chambre d’ado, chez ses parents, avec son bébé. La romancière Sarah Barukh, victime de violences conjugales jusqu’aux menaces de mort, assistait alors à sa vie « en spectatrice ». En état de sidération, elle a relu sa plainte, durant des mois, incapable de croire que c’était bien d’elle qu’il s’agissait. Quand elle a réalisé que ce doute était symptomatique de l’emprise, instaurée par le père de son enfant, l’écrivaine et réalisatrice s’est lancée dans un enquête vertigineuse : « Il fallait qu’on sache qui meurt de la violence derrière les décomptes ».
Durant deux ans, elle a identifié et retrouvé 125 familles de victimes de féminicides. 125, car une femme est tuée tous les deux jours et demi en France par son conjoint ou ex-conjoint. Soit, 125 victimes en moyenne chaque année. Sarah Barukh est allée à la rencontre de ces proches endeuillés, les a écoutés raconter leur sœur, fille, mère. Avant d’envoyer chaque entretien enregistré à une personnalité différente.
Delphine Horvilleur, Olivia Ruiz, Andréa Bescond, Julie Gayet, Isabelle Carré, Leïla Slimani, mais aussi, la gynécologue Ghada Hatem, la psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie Muriel Salmona, ou encore l’avocate spécialiste du droit des femmes et des enfants victimes de violences Isabelle Steyer… À chacune de ces 125 femmes qui ont répondu à son appel, une même mission attribuée : prendre la plume pour raconter une victime. Qu’en mots apparaissent son visage et sa personnalité.
Ainsi a pris forme 125 et des milliers(Harper Collins), paru ce 8 mars, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, et dont les bénéfices seront reversés à l’Union nationale des familles de féminicides (UNFF).
Salomé, 21 ans, tuée par son conjoint qui vient de reconnaître les faits
Parmi les 125 victimes, il y a cette jeune femme qui rêvait de devenir institutrice. Elle s’appelait Salomé Garnesson. Deux jours avant la sortie de cet ouvrage collectif, son ancien compagnon a reconnu les faits devant la cour d’assises des Alpes-Maritimes, où il comparaît pour meurtre aggravé jusqu’à 10 mars, et encourt la réclusion criminelle à perpétuité.
Dans la nuit du 31 août au 1er septembre 2019, l’étudiante en sociologie et anthropologie alors âgée de 21 ans fut battue à mort, défigurée au point de ne pas être reconnue par les siens à la morgue. Son corps fut retrouvé par un passant ayant vu un pied dépassé sous un tas de débris. Des détails horrifiants, relatés par la presse cet été-là, que la romancière Virginie Grimaldi, en charge de son hommage, ne mentionne pas. Son texte bouleversant rend plutôt hommage à la lumière de la si jeune disparue.
Interview de l’initiatrice de ce salutaire projet et l’une de ces ambassadrices. Sarah Barukh et Virginie Grimaldi nous racontent Salomé.
« Une existence sur un chiffre »
Comment présenterez-vous ce projet colossal ? Quelle est sa principale visée ?
Sarah Barukh : Ce projet est un pied de nez aux statistiques. Je me suis donnée pour mission de « ré-humaniser » les victimes de féminicides. La plupart des familles m’ont confessé avoir eu peur d’être interviewée, puis, à la fin de notre entretien, être heureuses de s’être ainsi livrée. Parce qu’elles ont pu raconter leur proche disparue, la personne qu’elle était, avant le meurtre.
Nous ne racontons pas les meurtres, leurs détails. J’ai l’impression qu’on met des vies sur des morts.
Virginie Grimaldi : C’est précisément pour cela que j’ai accepté de participer à cet ouvrage : nous ne racontons pas les meurtres, leurs détails. J’ai l’impression qu’on met des vies sur des morts. Une existence sur un chiffre. Les chiffres sont glaçants, mais on s’y est presque habitué. Ils ne sont plus qu’un bandeau – et encore – sur un écran de télé. Là, on écrit sur la vie. On raconte ces vies qu’ils ont interrompu, gâchés. Mais on ne parle pas d' »eux ». On parle toujours d’eux ailleurs. Jamais d’elles. Ou alors de manières culpabilisantes, interrogeant « Pourquoi elle sont restées ? », par exemple.
En bas de chaque texte, les faits sont rappelés dans un encadré. Mais ce n’est pas cela le plus important.
Sarah Barukh : Le décalage entre les textes des ambassadrices et ces encadrés, c’est le choc que la société renvoie aux familles de victimes. Elles, restent avec cette image positive de leur proche. Mais chaque fois, la société leur redemande les faits, macabres. Elles sont constamment remises face à cette violence.
Sarah, vous transmettez à Virginie l’enregistrement de votre rencontre avec Muriel , la mère de Salomé. Et puis, que se passe-t-il ?
Virginie Grimaldi : Je détenais le fichier avec le témoignage de la mère de Salomé, qui conversait avec Sarah, mais j’ai repoussé, pendant… longtemps. [« Deux mois et demi », précise Sarah].
Et puis un soir, alors que cela n’était pas prévu, j’ai lancé l’enregistrement. Je l’ai écouté en apnée et en pleurs. Saisie par l’émotion et la colère, j’ai écrit dans la foulée, d’une traite.
L’espoir d’une prise de conscience collective
Un extrait du texte de Virginie Grimaldi : « Je vais revoir mes amis. Retrouver ma famille, mon père aussi. J’ai dû m’éloigner d’eux, m’isoler. Ils disaient toujours que j’avais un caractère fort, une grande vivacité d’esprit. Qui aurait cru que je me retrouverais dans cette situation. Mais c’est fini. Je reviens habiter dans ma vie. Je n’ai que 21 ans, tellement de lendemain m’attendent. Je te laisse, je dois aller lui annoncer. Je te raconterai. »
Pour rendre hommage à Salomé, vous avez choisi une forme littéraire épistolaire, comme si elle écrivait dans son journal intime.
Virginie Grimaldi : Je n’ai pas choisi, justement. J’ai voulu m’en empêcher, je trouvais qu’écrire à la première personne sa dernière journée, celle où elle s’apprête à mettre un terme à cette relation qui l’empoisonne, était presque déplacé, délicat pour sa famille.
Je craignais que mes mots ne collent pas avec son langage. J’ignorais comment Salomé s’exprimait, mais il y a cette langue qui m’est apparu. Muriel m’a confié plus tard qu’elle avait l’impression que c’était réellement sa fille qui avait écrit. Cela m’a bouleversée. J’ai pensé : « Ai-je été guidée durant cette écriture ? » C’est rare qu’un texte jaillisse ainsi…
Pour que celle qui va porter plainte soit protégée. Pour que le voisin qui l’entend se faire frapper lui tende la main.
Sarah Barukh : Muriel m’a partagé avoir été très perturbée par le texte de Virginie, le style choisi : cela faisait deux ans qu’elle essayait de réaliser un documentaire sur sa fille sous forme de journal intime. Elle ne s’est toujours pas remise de cette « coïncidence ». Ce texte fait revivre son trésor de fille pour l’éternité.
Avec Muriel, nous échangeons régulièrement au téléphone et par messages. Je la considère désormais comme un membre de ma famille. Elle est cette mère que tout le monde espère : douce, drôle, libre, intelligente.
Que vous a appris votre participation à cet ouvrage collectifde la réalité des féminicides ?
Virginie Grimaldi : Alors que je pensais être informée sur le sujet, des a priori sont encore tombés. Dans nos imaginaires, les victimes de violences et de féminicides seraient des femmes sans caractère, fragiles, influençables.
Salomé était une jeune femme féministe. Elle ne laissait pas passer la moindre réflexion sexiste ou misogyne de la part de ses amis. Elle se battait pour les droits des femmes, ambitionnait de travailler auprès de petites filles défavorisées. Salomé a bousculé mes idées reçues. J’ai réalisé que ces hommes choisissent en fait souvent des femmes fortes, engagées, pour mieux les briser. Il y a pour eux plus d’enjeux.
Pour que celle qui va porter plainte soit protégée. Pour que le voisin qui l’entend se faire frapper lui tende la main.
Quel est l’impact sur les lectrices et lecteurs que vous espérez lorsque vous acceptez de prendre part à ce projet ?
Virginie Grimaldi : C’est un peu utopiste, mais… J’ai accepté de participer à ce projet pour que les commentaires « Elle y est retournée » et « C’est de sa faute » n’apparaissent plus plus sur les réseaux sociaux. Qu’on arrête de penser que ça ne pourrait jamais arriver dans notre cercle proche. Qu’on ne laisse plus passer les paroles sexistes, les blagues sur les violences faites aux femmes. Pour que celle qui va porter plainte soit protégée. Pour que le voisin qui l’entend se faire frapper lui tende la main. Pour que ces féminicides ne soit plus banals, invisibles, comme ils le sont aujourd’hui.
Et pour que les bons termes soient employés lorsqu’ils sont traités dans les médias. J’ai lu récemment un article sur féminicide d’Assia, dont le corps démembré a été retrouvé dans un sac poubelle aux Buttes-Chaumont. Sans contradictoire, le journaliste avait repris l’argumentaire de l’avocate de son mari et meurtrier, qui expliquait que ce dernier avait choisi ce parc-là parce qu’il était le plus beau de Paris. Lunaire, hallucinant.
J’espère enfin que les personnes qui auront envie de lire cet ouvrage ne sont pas seulement celles qui sont déjà éclairées sur le sujet, ont déjà envie de faire bouger les choses.
Un devoir pour ne pas oublier
Via les 125 personnalités qui participent à l’ouvrage, des nouveaux publics peuvent être interpellés par le sujet des violences systémiques sexistes et des féminicides.
Sarah Barukh : Oui, je souhaitais que chaque lecteur ou lectrice puisse se reconnaître dans au moins une de ses ambassadrices.
Et puis, si j’avais écrit ce livre toute seule, je ne serais pas arrivée à me réinventer sur 125 textes. Je ne voulais pas qu’ils se ressemblent. J’avais cette volonté d’offrir à chaque victime une unicité.
Virginie Grimaldi : Sarah a tapé dans toutes les couches des personnalités médiatiques : écrivaines, philosophes, actrices, journalistes, chroniqueuses, bénévoles engagées d’associations… Nous allons toutes marrainer le projet. On va toutes le porter.
Notre photo, toutes ensembles, montrent aussi ce que représente 125 personnes… 125 vies ôtées.
Salomé vit maintenant en moi. J’étais déjà profondément féministe, mais cette rencontre a décuplé mon engagement.
Le témoignage de Muriel vous a t-il suivi les jours suivants leur écoute et votre écriture ?
J’ai vraiment été sonnée, et le suis encore aujourd’hui, plusieurs moi après l’écriture de ce texte. À chaque fois que je parle de Salomé, ma gorge se noue. Je ne peux pas passer à autre chose.
Sarah m’a fait rencontrer une femme qui n’existe plus. Comme un devoir pour ne pas oublier. Salomé vit maintenant en moi. J‘étais déjà profondément féministe, mais cette rencontre a décuplé mon engagement.
Après cette écriture, j’ai demandé à Sarah si je pouvais voir un portrait de Salomé, parce que… C’est dur d’en parler [Les larmes lui montent, ndlr]. Parce que je pensais tellement à elle que j’avais besoin de mettre un visage sur cette personnalité. Avec l’accord de Muriel, Sarah m’a partagé plusieurs photos et une vidéo, sur laquelle Salomé danse, vit. C’est tellement injuste… Combien de Salomé ? Jusqu’à quand ?
125 et des milliers, ouvrage collectif pensé et conçu par Sarah Barukh, éditions Harper Collins, 526 pages
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