Mercredi 13 octobre 2021, Arte diffuse le documentaire Lolita, méprise sur un fantasme, de Olivia Mokiejewski, avec la voix de Denis Podalydes. Un film captivant qui décrypte la généalogie d’un contresens nourri de scandale et de gloire et qui explique comment l’enfant abusée du roman de Vladimir Nabokov est devenue une icône érotique dans l’imaginaire collectif. Zoom sur un incroyable imbroglio qui a marqué l’histoire de la littérature et du cinéma.
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“Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita.” Voilà les premières lignes du célèbre roman de Vladimir Nabokov, paru en 1955. Elles sortent de la bouche du narrateur, Humbert Humbert, qui décrit alors celle qu’il considère comme “la lumière de [sa] vie, le feu de [ses] reins.” Mais pour le lecteur, qui est vraiment Lolita ? Et pour son auteur, qui était elle vraiment ? Telle est la question à laquelle tente de répondre un passionnant documentaire diffusé mercredi 13 octobre 2021 sur Arte, intitulé Lolita, méprise sur un fantasme. Car cela ne fait aucun doute : il y a eu méprise sur ce personnage culte de la littérature qui a offert son surnom à un nom commun. Le film, signé Olivia Mokiejewski, avec la voix de Denis Podalydes, revient sur la façon dont “l’enfant abusée du chef-d’œuvre de Nabokov s’est transformée en icône érotique dans l’imaginaire collectif.” Un contresens “nourri de scandale et de gloire”, alimenté par de nombreux malentendus qui font de ce chef d’œuvre “l’un des plus incompris de la littérature.”
Comme le rappelle le documentaire, Nabokov disait de Lolita qu’elle était “sa bombe à retardement”. Il ne croyait pas si bien dire. La bombe explose au milieu des années 1950. En s’attaquant, à cette époque, au tabou de la pédophilie, l’écrivain allume la mèche : son livre connaît la censure… ce qui lui offre une incroyable publicité. “On vous pousse à aimer, de façon littéraire, ce que moralement, vous devriez haïr”, commence par expliquer Maurice Couturier, écrivain et traducteur français de Lolita. Tadashi Wakashima, traducteur japonais, précise : “Humbert Humbert souffre d’un déséquilibre mental […] Si le lecteur n’est pas vigilant, il risque de s’identifier à cet homme.” Ainsi, les lecteurs peu attentifs ont-ils cru que l’auteur faisait l’apologie des relations sexuelles avec des fillettes. Brian Boyd, biographe et proche de la famille Nabokov, déclare pour sa part que lorsqu’on lit avec attention le roman,“on voit le mal que [Humbert Humbert] fait à Lolita et dont il a pleinement conscience.” Brian Boyd a raison : dès les premières pages, le lecteur peut très vite comprendre que Humbert Humbert a un problème… et qu’il le sait. “Secrètement, j’étais consumé par la fournaise infernale d’une concupiscence restreinte à l’égard de toutes les nymphettes qui passaient mais, poltron respectueux des lois, je ne me permettais jamais de les approcher”, se justifie d’entrée le narrateur, évoquant même un “signe précurseur de la démence.”
“Le film de Stanley Kubrick a beaucoup contribué à dénaturer le personnage de Lolita”
Vanessa Springora, éditrice et autrice du Consentement, décrypte de son côté : « Humbert Humbert est extrêmement bien décrit dans sa folie […] Comme le personnage de Lolita donne son nom à l’ouvrage, on a le sentiment que c’est son histoire alors qu’en réalité, c’est surtout l’histoire de Humbert Humbert. Et c’est surtout l’histoire d’un prédateur. [Lolita], c’est un objet de fantasmes […] Alors qu’en réalité, c’est bien le regard masculin de désir porté sur une jeune fille qui n’a pas encore atteint l’âge de la majorité sexuelle qui est déviant, pathologique.” Vanessa Springora est bien placée pour évoquer ce sujet : sa carrière lui confère un point de vue de spécialiste littéraire. Mais l’histoire de Lolita fait aussi penser à la sienne, avec l’écrivain (ouvertement pédophile) Gabriel Matzneff. L’éditrice s’étonne de l’interprétation – erronée – faite de l’oeuvre de Nabokov : “C’est terrible d’être arrivé à un tel contresens de la part d’une société qui aurait dû lire dans le livre de Nabokov le réquisitoire qu’il a voulu y mettre, et il le dit lui-même. Lolita est une condamnation de la pédophilie, une condamnation sans aucune ambiguïté.”
Non, Lolita n’est pas une “gamine qui a cherché la bricole”. Comme l’explique Yannicke Chupin, maître de conférences à Cergy Paris Université, “c’est l’histoire d’un homme d’âge mûr qui viole une jeune fille et qui en fait sa compagne contre son gré. Elle n’a pas d’autre choix que de suivre son beau-père qui l’emprisonne.” Marie Bouchet, maître de conférence à l’université de Toulouse, embraye : “Nabokov a fait précéder les confessions de Humbert d’une préface qui permet d’encadrer les choses, qui dit bien qu’il s’agit d’un pervers, d’un être immoral, et d’une postface qui a été ajoutée à toutes les éditions une fois qu’elle a été écrite… On voit bien que Nabokov a essayé de contrôler le contre-sens, mais que les mauvaises lectures ont eu raison de la finesse et de la complexité de son œuvre. »
« Kubrick voulait se servir de la notoriété internationale de Nabokov pour éviter la censure »
Le livre a donc été mal compris, dès le début. Mais le film éponyme de Stanley Kubrick, sorti en 1962, n’a fait qu’ajouter de la confusion à la confusion. Sue Lyon y joue le personnage de la “nymphette.” Un rôle qui, comme le rappelle un article très documenté du Monde publié le 20 août 2021, l’a “hantée” toute sa vie : “l’actrice, morte en 2019, semble ne s’être jamais vraiment libérée du personnage qui fit d’elle une icône mais aussi la victime d’un monde hollywoodien régi par les hommes”, peut-on lire. Le film de Kubrick est grandiose, captivant, Sue Lyon y est magnétique. Mais il y a un “mais”. Comme le souligne Julie Charles, maître de conférences de l’université de Lille, dans le documentaire de Arte, “le côté pédophile de Humbert Humbert” est, dans cette réécriture, “totalement gommée” et l’histoire de pédophilie devient presque une histoire d’amour sur fond de différence d’âge.
Brian Boyd approuve : “On ne retrouve pas l’horreur de la relation. Kubrick a crédité Nabokov pour le scénario […] il voulait se servir de la notoriété internationale de Nabokov pour éviter la censure. En fait, il a réécrit le scénario lui-même […] Le film de Kubrick n’est pas vraiment l’adaptation de Lolita.” Yannicke Chupin reprend : “Le film a beaucoup contribué à dénaturer le personnage de Lolita. Ne serait-ce qu’avec cette affiche, qui la montre avec des lunettes en forme de cœur, une sucette à la bouche, très affriolante ou en tout cas aguicheuse. Cette image, qui d’ailleurs, n’est pas dans le film, n’a qu’une visée commerciale et reste l’imaginaire collectif de toute personne qui a lu Lolita, qui l’a mal lu ou qui n’a pas vu le film. Lolita, c’est cette image-là, très glamourisée, très érotisée, d’une jeune fille qui paraît aussi plus âgée qu’une petite fille de douze ans.”
Une Lolita différente chez Kubrick
L’histoire de Kubrick est en effet bien différente de celle de Nabokov. Dans le film, c’est Lolita qui fait le premier pas vers Humbert Humbert en mettant sa main sur la sienne alors qu’ils regardent un film d’horreur. C’est encore elle qui lui dépose un baiser sur la joue avant d’aller se coucher. Ici, Lolita est une adolescente qui se maquille, s’habille comme une femme et mets des talons hauts. Rien d’étonnant : contrairement au roman, elle a 16 ans et non 12. “Lolita n’est plus une enfant”, explique d’ailleurs Humbert Humbert à la mère de la jeune fille, craignant qu’elle ne découche et découvre les joies du sexe avec un ado de son âge (sans lui, sacrilège).
Tout cinéphile averti (ou esprit éclairé) comprendra cependant qu’Humbert Humbert entretient une relation toxique avec sa belle-fille, lui interdisant d’avoir des rendez-vous galants ou de jouer dans la pièce de théâtre de son école. Mais dans le film, ce n’est plus Lolita la victime : c’est Humbert Humbert qui crie, pleure et tape du pied comme un enfant gâté effrayé de perdre son jouet. Il avait pourtant tout fait pour l’enfermer dans une cage dorée, tout mis en œuvre pour devenir le centre de son monde. À la fin, quand Lolita lui avoue avec détachement sa romance avec son rival, Quilty, elle balance sans pitié (du moins, c’est ainsi que les choses sont présentées) : “Tu n’as jamais réalisé que tout mon monde ne tournait pas autour de toi ?” Lolita n’est plus une enfant de 12 ans innocente mais une adolescente qui se cherche.
Vladimir Nabokov obligé de remettre les pendules à l’heure
C’est donc au moment où Hollywood s’empare du best-seller de Nabokov que l’image de sa Lolita lui échappe. L’auteur remettra les pendules à l’heure dans l’émission de Bernard Pivot, qui qualifie son personnage de “petite fille un peu perverse” : “Lolita n’est pas une jeune fille perverse”, tranche Vladimir Nabokov face au journaliste en 1975, sur le plateau d’Apostrophes. “C’est une pauvre enfant que l’on débauche et dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses l’immonde Monsieur Humbert”, insiste le romancier, fâché, en prenant bien soin de souligner les termes “jamais” et “immonde.” Après la sortie du film, les couvertures des éditions traduites affichent partout dans le monde une jeune femme adolescente (ou plus âgée), sensuelle voire provocante : c’est le coup de grâce. Nabokov conclut : “Non seulement la perversité de cette pauvre enfant a été grotesquement exagérée, mais son aspect physique, son âge, tout a été modifié dans des illustrations par des publications étrangères.” Lolita devient un nom commun. Son histoire est déformée, transformée, réécrite.
À celles et ceux qui craignent que la “cancel culture” exige aujourd’hui, en 2021, la censure du roman de Nabokov, Vanessa Springora répond : “Il ne s’agit pas d’un récit autobiographique, il n’y a aucune apologie de la pédophilie, je ne vois aucune raison de ne pas le publier. Passer à côté d’un chef d’œuvre littéraire de cette nature, ce serait une folie.” Quant au bijou cinématographique de Kubrick, il suffit de le prendre pour ce qu’il est pour pouvoir l’apprécier : une réécriture, et non une adaptation. Et, comme le dit avec sagesse Gisèle Sapiro dans son livre Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur. “[L’oeuvre] échappe à [l’auteur] dans le processus de réception, car celui-ci n’est pas passif, il passe par des formes d’appropriation qui peuvent être contradictoires. Que le sens d’une oeuvre ne doive pas, en théorie, être soluble dans la multiplicité des interprétations subjectives n’empêche nullement qu’il le soit en pratique, et que chacun.e y projette les fruits de sa propre imagination.” Il incombera donc aux lecteurs (et aux cinéphiles), de “distinguer apologie et représentation”… et de rendre à Lolita sa vraie nature.
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