Sur le papier, Angoulême à minuit un lundi de Pâques frisquet n’est pas le programme le plus sexy du monde. Mais le sexy, Ovidie s’en moque. Son champ de bataille, c’est plutôt le sexisme, les violences masculines, avec le corps des femmes au centre.
Féministe multitâche, elle écrit et réalise des documentaires, des séries, des BD, des podcasts. Totalement insomniaque, elle travaille donc deux fois plus que la moyenne. Dans son dernier livre, Tu n’es pas obligée (éd. La ville brûle.), illustré par Diglee, elle décortique la somme des injonctions faites aux femmes : s’épiler, être en couple, avoir une sexualité, envoyer des nudes, dire oui à une relation sexuelle quand on n’en a pas envie, etc.
Ses réponses sont un méticuleux détricotage de l’idéologie patriarcale qui sous-tend la liste de nos contraintes. Et un rappel de la loi.
Nuits courtes et soif de radicalité
Angoulême donc. C’est là qu’elle a tourné sa série, Des gens bien ordinaires, bientôt diffusée sur Canal+. Elle vit à un quart d’heure d’ici, à la campagne. Ses parents en Dordogne, la fac de Limoges, où elle enseigne les écritures documentaires, sont proches, la surconsommation est loin.
Ovidie, escortée par un très gros modèle de chien, nous guide jusqu’aux remparts. On s’installe sur le parapet de pierre, au pied de la statue Carnot, sans autre carburant qu’une gourde d’eau.
Rencontre placée sous le signe de l’ascèse. Un jeune homme des services de nettoyage de la ville s’approche, le cerbère le dissuade illico. « Les chiens sont l’un des derniers remparts contre les violences masculines », dit-elle. Elle en a trois.
Rejetonne de la France pavillonnaire provinciale, insomniaque dès les premiers biberons, Héloïse pas encore devenue Ovidie va à l’école sans avoir fermé l’œil « même une demi-heure. »
À 14-15 ans, les pétards l’aident à dormir. Ses parents profs, enfants de la libération sexuelle, ne pratiquent pas l’éducation coercitive. Dans Les cœurs insolents, BD bouleversante, Ovidie revisite son adolescence à Châteauroux dans les années 90. Soif de radicalité, immersion dans les mouvements libertaires, découverte que, pour la gauche, le féminisme est une sous-lutte.
La peur et les traumatismes de la nuit
Dans le livre, une tâche de sang en pleine page. Son viol, à 16 ans. « Tous les traumatismes que j’ai vécus ont eu lieu la nuit. » Ce soir-là, elle était saoule. Depuis, terminé l’alcool. « Si ma fille faisait le quart de mes conneries à cet âge, ça me rendrait maboule. Je suis un dragon avec elle, partagée entre mes convictions, ‘vas-y, l’espace public t’appartient’ et la trouille, ‘tu es sûre que tu veux mettre un short ?' »
Certains soirs à Paris, pendant le premier confinement, quand tout était fermé, elle avait peur. « Le masque obligatoire dans le métro m’a rendu la liberté de prendre le dernier RER, je suis devenue invisible. »
Elle préfère de loin la nuit scandinave. « J’ai un tropisme pour les pays du Nord. » Paradis d’insomniaques, les nuits blanches lui offrent un espace sûr. Alors, aller voir A-ha en concert à Oslo, toute seule, pas de problème.
Un passé dans le X
À une époque, elle a d’ailleurs songé à émigrer au Danemark, où le nom Ovidie ne signifiait rien. Car entre 1999 et 2001, la jeune femme en noir a été actrice X puis réalisatrice de pornos féministes.
« Je n’ai pas dû passer plus de trente jours de ma vie sur ces plateaux. » N’empêche. « Les insultes dès que tu sors de chez toi, des remarques graveleuses dans la rue, les couloirs de la fac, les remarques de profs, c’était horrible. »
Elle arrête ses études. Se lance dans la réalisation de documentaires, l’écriture. Après la diffusion sur France 2 de Rhabillage, docu sur la vie des actrices après le porno, une mère de l’école de sa fille viendra s’excuser de l’avoir méjugée.
« Imagine ce qui se racontait dans mon dos. » « Le marquage au fer rouge des femmes de mauvaise vie » brûle encore. De moins en moins.
« J’ai bossé comme une brute pour ça. »
Son amie Sophie-Marie Larrouy se rappelle d’elle sur le tournage de son film D’autres cas à fouetter : « Derrière le combo, je la voyais déjà penser à son prochain projet. » « Je m’abrutis de boulot, confirme l’intéressée. J’ai écrit ma thèse de doctorat de lettres la nuit, le jour, j’étais en tournage, en montage. »
Le processus de légitimation, je ne l’ai pas eu gratos. J’ai bossé comme une brute pour ça.
Aujourd’hui, elle est qualifiée au grade de maître de conférences. Une revanche. Son documentaire Là où les putains n’existent pas sur la stigmatisation par l’État suédois des travailleuses du sexe a été nommé pour le prix Albert Londres en 2018.
« Le processus de légitimation, je ne l’ai pas eu gratos. J’ai bossé comme une brute pour ça. » Le corps d’Ovidie reste le témoin de l’idéologie sexiste qui gangrène la chambre à coucher, mais c’est avec son cerveau qu’elle a gagné ses galons d’intellectuelle féministe.
Sa coautrice Diglee confirme : « Pour Virginie Despentes, dans le paysage féministe, Ovidie est une voix proche, à laquelle on peut se rallier. » « Une femme révoltée », pour Tancrède Ramonet, réalisateur de documentaires sur l’histoire de l’anarchisme et musicien.
En 2021, ils ont coréalisé une série documentaire pour France Culture, Survivre sans sexe. « Pour les besoins du doc, on a été abstinents pendant un an. L’asexualité te sort du jeu. Dès que tu ne baises pas, la moitié des pubs, des films, des séries ne te sont plus adressées, plein de morceaux de rock’n’roll ne te concernent plus. Quelles vacances ! »
Tancrède raconte que le soir où la série a été terminée, Ovidie lui a proposé qu’ils se tatouent tous les deux In girum imus nocte et consumimur igni (Nous tournons dans la nuit et nous sommes consumés par le feu) : « le titre du dernier film de Guy Debord, qu’on adore. Le corps d’Ovidie est couvert de tatouages. On rigolait en essayant de trouver un espace libre. » Ils ne l’ont pas fait.
Le risque du caleçon sale
Tout ce qu’elle vit, Ovidie le transforme en œuvre.
Elle vient de réaliser La dialectique du calbute sale, un podcast de cinq épisodes sur Binge Audio : « Ça part d’une mésaventure qui m’est arrivée avec un mec. Pour la faire courte, après deux mois de rencontres prudentes, on a baisé. Il a éjaculé, s’est essuyé avec un Sopalin et s’est barré en me laissant un emballage de capote et son calbute sale. Le lendemain, j’ai reçu un sms tout pourri. »
Il faudrait reprogrammer tout leur logiciel de fantasmes, de représentations.
Dans le podcast, elle interroge Chloé Delaume, Caroline de Haas, Maïa Mazaurette, Tancrède Ramonet, Uzul sur « ces mecs de gauche qui font l’amour comme des mecs de droite. On essaie de comprendre ».
Pour Ovidie, #MeToo a eu un réel impact sur la sexualité des jeunes mais les hommes de sa génération sont foutus. « Ils ont construit leur masculinité avec ces vieux schémas de domination et de consommation. Ce qu’a fait ce mec, c’est du sexe Deliveroo. Il faudrait reprogrammer tout leur logiciel de fantasmes, de représentations. »
Elle dit rêver, au fond, d’une relation hétérosexuelle fondée sur l’égalité, mais trouve mieux son compte avec les femmes.
Ovidie ne pleure pas, ça la navre, sauf sur Turner et Hooch (1), parce que le chien meurt à la fin ». Il est une heure passée, les remparts d’Angoulême sont assiégés par le silence. « J’ai divorcé la semaine dernière, un cataclysme après dix-huit ans ensemble. J’attends encore mes larmes. » Ovidie ne dit pas « je t’aime ».
« C’est donner le bâton pour se faire battre, ça rend trop vulnérable. » Fleur bleue, romantique à se donner des claques, elle nourrit un fantasme d’absolu, d’amour inconditionnel. « Au final, tu te retrouves avec un caleçon sale. »
Trois rêves récurrents la visitent régulièrement. « Je suis dans les eaux noires, une orque arrive, immense, terrifiante ou fascinante, elle m’entraîne dans les eaux noires. Le deuxième : il y a un serpent dans le lit. J’en suis sûre de sûre, je me lève et je vérifie. Le troisième ? Je suis dans un avion qui se crashe. »
Dans la nuit vide éclairée du jaune gueulard de l’éclairage urbain, le courage de la femme en noir ferait taire une meute de loups. Le gros chien s’impatiente. La nuit ferme.
14 questions d’après minuit
Marie Claire : Dormez-vous bien la nuit ?
Ovidie : Oui, quand je réussis à m’endormir.
La dernière fois que vous vous êtes couchée tôt ?
Hier soir, à 22 heures, avec une tisane de CBD au lait de soja.
Votre mère vous embrassait-elle au coucher ?
Toute petite, oui, je pense, après, je ne crois pas.
Vos boissons et nourritures nocturnes ?
Le thé au lait sucré. Il y a deux semaines, on était en tournage avec Sophie-Marie Larrouy. On se faisait notre rituel vape et thé au lait, en chaussettes dans notre Airbnb.
La nuit efface-t-elle les soucis du jour ?
Non, je ressasse, j’imagine tout en pire. Quand j’ai des crises d’angoisse, avec tremblements, c’est la nuit.
Vos carburants d’après minuit ? Xanax, sexe, drogue, alcool ?
Rien de tout ça. Le travail et ma tisane de CBD. Je ne peux pas m’endormir sans boisson chaude.
Qu’y a-t-il sur votre table de nuit ?
Ma tasse vide. Mon bracelet et ma montre. J’ai une sorte de toc, le seul : je les pose face à face quand je me couche, ça me donne la sensation d’être dans mon lit à moi, quelle que soit la ville où je me réveille.
Vivez-vous sous une bonne étoile ?
Je crois. Je me suis mise dans des situations de merde tant de fois que je trouve miraculeux d’être là devant toi.
Boule à facettes ?
En concert, j’aime bien danser. Et oui, c’est vrai, j’ai eu un orgasme dans un concert de Gary Numan, une fois. J’étais bien et j’ai senti mon utérus palpiter, mon rythme cardiaque accélérer. J’étais avec une pote, j’essayais de garder ma dignité, je ne voulais pas que ça se voie.
Le plus trash, la nuit ?
Quand tu ne dors pas seule et que ça se passe mal. Genre le mec qui te baise et qui se casse en te laissant son calbute.
La nuit la plus dingue ?
En 2008, quand j’ai pris une cuite à la Mansinthe (l’absinthe de Marylin Manson), après n’avoir pas bu une goutte pendant douze ans. Elle faisait 66,6°, j’avais dansé comme une dingue sur A-ha alors que je ne danse pas. Un de mes potes avait pété tous les rétroviseurs de la rue. On était très bien habillés, les flics nous ont arrêtés. Et j’ai vomi à leurs pieds, puis sur les chaussures de mon mari, puis dans la voiture.
Qu’aimez-vous le plus la nuit ?
Que mon téléphone ne sonne pas.
Dormir seule ou à deux ?
Je dors seule. J’aime bien dormir de temps en temps avec quelqu’un, garçon ou fille, l’un contre l’autre, sans sexe. Ils ou elles me font la lecture quand je ne réussis pas à dormir. La dernière fois, une amie m’a lu Les illusions perdues.
Les mots de la nuit ?
Il n’y a plus de mots, la nuit.
1. De Roger Spottiswoode (1989).
Cette interview a été initialement publiée dans le numéro 838 de Marie Claire, daté juillet 2022.
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