Son nouveau roman redonne vie à son héros gémellaire, Octave Parango, devenu (tiens donc…) humoriste sur une grande radio. L’écrivain dissèque encore de sa plume corrosive les aliénations modernes. Parmi elles : la tyrannie du divertissement.
Après s’être attaqué à la publicité dans 99 Francs et à la marchandisation du corps féminin dans Au secours pardon, Frédéric Beigbeder signe une fiction au vitriol sur le pouvoir des humoristes dans les médias. Évoquant de façon transparente la chronique qui valut à l’auteur de quitter La Matinale de France Inter en 2018 (il avait déclaré avoir perdu son papier dans une boîte de nuit…), L’Homme qui pleure de rire dépeint un Octave Parango qui erre dans un Paris-VIIIe en butte à la violence des «gilets fluo», à la veille de ladite chronique. Entretien avec un écrivain dandy qui s’interroge avec autant d’esprit que d’acuité sur la dictature du rire dans le monde contemporain.
Le retour d’Octave Parango
«Octave, c’est le branché cynique des années 1980 et 1990, qui revient en France en 2018 après dix ans d’ »exil » en Russie et ne comprend plus rien à son pays. Tout a changé. La France est dirigée par un ancien élève de Sciences Po plus jeune que lui. Les gens se draguent sur Internet. Les jeunes ne lisent ni livres ni journaux. Tout ce qu’ils demandent à l’art, c’est d’être moral, bienveillant et généreux. Octave a envie de vomir, il est largué, et ça, c’est ce qu’il faut pour être un bon héros de roman. Plus le héros est paumé, mieux c’est ! Octave veut baiser, se droguer, picoler et être payé à ne rien faire, comme quand il bossait dans la pub ou le mannequinat… mais c’est plus compliqué qu’avant. C’est le nouveau monde. C’est censé être un monde de tolérance, mais en réalité, c’est la guerre de tous contre tous.»
Dénoncer le système auquel on appartient
«Ce qui me plaît chez Octave, c’est qu’il est victime et bourreau, comme dit Baudelaire. S’il était lanceur d’alerte-délateur-balance, cela n’aurait aucun intérêt. Il parle de son pouvoir, il est au cœur du réacteur, c’est ça qui est fascinant. À chaque roman, c’est un homme qui a les mains sales ET qui dénonce : les deux à la fois, sans leçons de morale. C’est bien plus puissant qu’un discours de victime larmoyante ou de winner cynique. Octave est à la fois winner et loser. Il est schizophrène, comme notre société. Il est comme vous et moi : au centre de la contradiction capitaliste. Consommer ou polluer ? Rire ou pleurer ? Baiser ou aimer, ou les deux ? Se suicider ou vivre ? Détruire ou construire ? Rester ou fuir ? Tous les dilemmes d’Octave Parango sont les nôtres. J’écris sur les paradoxes de l’individu contemporain.»
L’Homme qui pleure de rire, de Frédéric Beigbeder, Éd. Grasset, 320 p., 20,90 €.
Rire du rire
«C’est compliqué de faire de la satire de la satire ! Je ne déteste pas les caricaturistes, mais je pense que ma génération doit faire une autoanalyse de son obsession pour la déconne. Est-ce que ça nous a réussi ou nui ? Je ne vois pas pourquoi on aurait le droit de tout critiquer, sauf les humoristes (qui se moquent de tout). Il existe un humour permanent, comme les musiques d’ascenseur. Une ironie forcée exercée par des fonctionnaires de l’impertinence. Des têtes de Turc sont désignées à la vindicte populaire. Je défends la spontanéité, l’absurde, le burlesque, plutôt que la caricature politique, facile et automatisée. C’est aussi une question de goût. Les dessins du New Yorker vieillissent mieux que les commentaires faussement impertinents de l’actu du jour. Le danger actuel est que ces comiques politiques ne soient plus les bouffons du roi mais deviennent les rois. Il y a urgence : ils sont élus présidents en Slovénie (Marjan Šarec), en Ukraine (Volodymyr Zelensky), au Brésil (Jair Bolsonaro), aux États-Unis (Donald Trump) ! Ça se rapproche…»
Mettre en scène les «gilets jaunes»
«Ce mouvement fut le choc du réel contre les ricaneurs. J’ai eu envie d’imaginer une odyssée autour de l’avenue des Champs-Élysées. Octave, c’est Ulysse en remplaçant la guerre de Troie par une manif des « gilets jaunes ». Il est étrange, ce quartier clinquant, inhabité, où durant cinq mois la richesse et la pauvreté se sont affrontées violemment fin 2018 et début 2019. Il y a eu une tentative de coup d’État, avec une terrible répression policière et, au milieu de tout ça, le Fouquet’s en feu, le Raspoutine, le restaurant Victoria – avec vue sur l’Arc de triomphe – dévasté, l’inauguration du Medellin… Quand tout est concentré dans un espace aussi réduit, c’est très romanesque, presque tragique, puisque la règle des trois unités est respectée. Cela faisait longtemps que je voulais écrire la version parisienne de Windows on the World : les “gilets jaunes” m’en ont fourni l’occasion.»
Vivre autrement
«La solution, c’est le retour à la nature. C’est la démission. C’est de tout arrêter tout de suite et de déménager à la campagne. Quand on dit le mot « décroissance », ça fait peur, parce que le chômage est montré comme une tare. Alors que le chômage n’est pas le problème : c’est la solution. Accepter de sortir de cette machine infernale et de partager l’argent entre tous les citoyens. Le manifeste postdécadent est un mélange d’oisiveté et d’utopie. On s’est souvent demandé ce que les gens feraient s’ils savaient que la fin du monde est pour demain. Eh bien maintenant, on a la réponse : rien. Ils ne font rien. Ils continuent d’aller au bureau. Nous vivons une dystopie au présent. Cela ne peut plus durer.»
#MeToo et l’invention de nouveaux codes amoureux
« »Tout le malheur des hommes vient de ce que Harvey Weinstein n’a pas su demeurer seul au repos dans sa chambre”, observe Octave. En tant que père de deux filles, je suis pour qu’on dénonce tous les agresseurs, mais à la police plutôt que sur Internet ou dans la presse. Par ailleurs, j’en ai marre de l’expression « masculinité toxique ». Si l’on disait « féminité toxique », cela ferait scandale. Pourtant, il existe des femmes toxiques aussi. Je pense qu’il faut corriger nos défauts machistes et inventer de nouveaux codes pour s’aimer. Mais pas stigmatiser la virilité toute la journée. L’acte sexuel est un geste bizarre, animal, parfois dominateur, c’est la nature qui est ainsi faite. Si les hommes baisent poliment, les femmes vont s’ennuyer. Donc c’est à elles de nous guider… mais c’est ludique. Dans La frivolité est une affaire sérieuse, j’ai imaginé un contrat sexuel, je pense que c’est un truc qui pourrait être rigolo. Une fiche à remplir ensemble, avec la liste des positions décidées au préalable. Mais, au fond, je suis vieux jeu, je préfère le flirt à l’ancienne, avec sa part de jeu, de non-dit, de mystère… J’espère que cela ne fait pas de moi un criminel de droit commun.»
L’Homme qui pleure de rire, de Frédéric Beigbeder, Éd. Grasset, 320 p., 20,90 €.
Source: Lire L’Article Complet