Reportage.- À Roubaix, nous avons suivi la première dame dans l’école de réorientation pour adultes où elle enseigne la littérature.

Elle démarre comme s’enchaînent les premières pages de La Marche de Radetzky, ce roman explosif et succès mondial de Joseph Roth, qui déplie cinq générations d’une même famille, vies et morts se chevauchant, sans pause pour son lecteur. Ce cours, elle le mène au galop, d’entrée. Debout face à ses élèves, micro dans la main gauche, elle interpelle son public, dont une partie est dans la salle, l’autre réagissant via deux grands écrans posés contre un mur. «Bonjour Roubaix, ici tout le monde va bien ? Nous avons Valence avec nous, nous avons Clichy en ligne. Ça va Valence ? On a les textes, tout le monde a les textes en main ?»

En tailleur-pantalon bleu marine, ses mains balayant l’air, la professeure prend le parti du stand-up, pas du bureau magistral. Nichée au 4e étage, la salle de cours est dotée de grandes vitres qui y déversent un vaste ciel, et une cinquantaine d’adultes masqués découvrent les feuilles distribuées par l’épouse du chef de l’État. Laquelle enchaîne, la voix puissante, très à l’aise : «Alors, aujourd’hui, on est dans le roman du XIXe. Le Rouge et le Noir, Madame Bovary, Germinal, et on terminera par Bel-Ami. On attaque par l’incipit. C’est quoi, un incipit ? C’est le début du roman. C’est essentiel. Il fait exister un cadre, des personnages, une histoire. On va étudier ensemble quatre monstres de la littérature française : Stendhal, Flaubert – mon champion toutes catégories -, Zola et Maupassant.»

Dans le salon Pierre Paulin, devant Liberté, liberté : Hommage à l’Abbé Grégoire, tryptique (1990), une peinture d’Alfred Manessier.

Présidente de la Fondation des Hôpitaux, Brigitte Macron a succédé en juin 2019 à Bernadette Chirac.

Brigitte Macron dans son bureau de l’Élysée.

À l’Élysée, elle a ouvert largement les portes de l’aile gauche du palais.

« Qu’est-ce que ça veut dire, roman ? »

Nous sommes à L’Insitut des vocations pour l’emploi (LIVE) de Roubaix, avec la première promotion d’élèves recrutés en septembre 2021. Avant Roubaix, les LIVE de Clichy-sous-Bois et Valence ont ouvert en 2019 et 2020, avec un objectif commun : accompagner des adultes de 25 ans et plus, éloignés de l’emploi, qui peuvent être très diplômés ou pas du tout, parfois en situation de précarité, souvent déjà parents, et qui cherchent à (re)construire un projet professionnel solide. Fondée grâce au financement de LVMH, l’association LIVE, dirigée par Olivier Théophile* et présidée par Brigitte Macron, développe un programme de formation qui fait ses preuves. À ces élèves, dont la moyenne d’âge se révèle être de 38 ans, sont dispensés des cours d’anglais, de maths, de marketing, de confiance en soi et… de littérature, dans le but de faire éclore le meilleur et, d’abord, l’autonomie. Trente heures par semaine, en présentiel, pour des adultes soutenus financièrement (jusqu’à 900 euros mensuels), choisis par les acteurs locaux chargés de l’emploi. En deux ans, deux cents personnes ont été accompagnées (sur trois ou six mois), 180 le sont actuellement.

La professeure reprend, dans un seul souffle : «Qu’est-ce que ça veut dire, roman ? C’est vrai ou c’est faux ? Et la différence entre auteur et narrateur, qui me la donne ?» Des mains se lèvent. «Qu’est-ce qu’un roman d’apprentissage ?» interroge Brigitte Macron. «Avec Le Rouge et le Noir, c’est celui d’un jeune homme qui va entrer dans le monde, aussi le texte s’apprête à raconter… soit son triomphe, soit sa chute.» Le sens de la formule. Brigitte Macron passe du cadre au style, et à la morale de l’histoire. «Julien Sorel sera condamné par la société non pas parce qu’il tombe amoureux de qui il ne devrait pas, mais parce qu’il a voulu sortir de sa condition.» La prof cherche une réaction.

En vidéo, Brigitte Macron lance la campagne des Pièces jaunes dans une vidéo décalée

De manière touchante, certains se lèvent pour lire à voix haute les passages photocopiés, timides ou plus assurés. Pas une moquerie, ni via les écrans ni dans la salle. Pour la cohésion d’équipe, le LIVE a réussi son pari. Brigitte Macron conseille. «Petite leçon de posture : respirez, basculez le bassin, faites monter la voix au plafond.»

La lecture des premières lignes de Germinal permet d’explorer la distinction entre naturalisme et réalisme. Poing levé, voix mordante, Brigitte Macron détaille deux reproductions de peinture qu’elle a apportées, Courbet et Caillebotte. «Qu’est-ce qui fait scandale ici, à votre avis ?» Elle attrape le regard d’un élève, ne le lâche pas. Deux billes bleues lancées à plein régime, des yeux tactiles. Après une heure et demie à ce rythme, le public s’avoue épaté par la simplicité que l’épouse du chef de l’État instaure dans ses rapports, par sa drôlerie, son entrain, sa gouaille même.

Quand la présidente du LIVE repart, après avoir vérifié que les romans présentés sont bien disponibles dans la bibliothèque du lieu, certains confient qu’avec ce cours ils se sentent «respectés, regardés, considérés». Fabrice, costume gris et chemise blanche, «plus de vingt ans dans l’assurance », traverse à 54 ans un tournant difficile. Il veut rebondir. Lui, qui aime avant tout Victor Hugo, apprécie la disponibilité de Brigitte Macron : «Elle vit ce qu’elle veut transmettre.» Laken, 32 ans, ex-aide-soignante, veut devenir cheffe pâtissière : «Ici, j’ai découvert les formations possibles. Mon rêve prend vraiment forme.» Et Brigitte Macron ? «Une excellente prof, vraiment ! À chaque personnage évoqué, j’ai envie d’en savoir plus !» «Avec nous, elle est elle-même : une femme, une prof», commente Sarah, 28 ans, qui a arrêté le lycée juste avant le bac, et élabore un futur dans la petite enfance. LIVE orchestre un taux de réussite de 75 % de réinsertion dans l’emploi.

À écouter : le podcast de la rédaction

Est-ce que cette heure et demie aura suffi à pénétrer le XIXe siècle, à approcher quatre œuvres majeures en si peu de temps ? Non, bien sûr, et c’est la limite de l’exercice. Il y a du jeu dans ce cours mené deux fois par mois tambour battant, du risque aussi. Comment donner vraiment envie de lire des œuvres difficiles à un public qui n’en a pas, ou plus l’habitude ? Parler avec passion des ambitions démesurées de Julien Sorel, Emma Bovary ou Georges Duroy, dit Bel-Ami, est un choix habile qui vise d’abord et surtout à créer du désir et de la curiosité. L’audace de se construire ou de se reconstruire passe aussi par un court après-midi de littérature à toute allure.

*Également directeur responsabilité sociale LVMH.

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