Vingt ans après sa mort, ce comédien touche-à-tout laisse l’empreinte d’une carrière éclectique et protéiforme. Cet hédoniste exalté au vaste cœur n’a cessé de réenchanter sa vie.

“J’ai l’impression d’avoir vécu plusieurs vies. […] Je communiais tous les matins, me confessais chaque semaine et, chaque semaine, commençais ma confession en disant : “Mon père, je m’accuse de m’éparpiller.” Ce petit garçon-là n’a, au fond, jamais changé. À la longue, je m’en suis arrangé : j’ai joué des rôles intensément dramatiques, des gaudrioles totalement comiques, j’écris des poèmes, j’ai fait du jardinage, de la peinture, j’ai voyagé dans presque tous les coins du globe, j’ai aimé passionnément les femmes. […] Il m’arrive de penser que le vrai talent est de savoir vivre. L’ai-je eu ? Certains jours je le crois. D’autres un peu moins. J’ai fait passer mon métier d’homme avant celui de comédien », confiait Daniel Gélin dans À bâtons rompus, ses Mémoires, publiées en 2000 aux éditions du Rocher. Le vagabondage était la drogue dure de ce comédien à la flamme de fond, qui souhaita ne pas vivre une existence de long fleuve tranquille.

Saint-Germain de très près

Daniel Gélin naît à Angers le 19 mai 1921. Son père, originaire des Deux-Sèvres, ainsi que sa mère, d’origine bretonne, sont employés des établissements Bessonneau, spécialisés dans les filatures, corderies et tissages. En 1931, la famille déménage à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), où le père a trouvé un nouvel emploi. Élève médiocre et indiscipliné, Daniel est renvoyé de deux collèges ! Il travaille alors dans une pêcherie de morues, puis dans une usine de cordages. Mais, très jeune, il a la révélation de sa vocation de comédien. À l’aube de ses 18 ans, il monte donc à Paris pour y faire du théâtre. Il étudie aux cours de René Simon, qui lui suggère de se tourner vers des rôles dramatiques (conseil qu’il suit), puis dans la classe de Louis Jouvet, au Conservatoire. Il côtoie Maria Casarès, Sophie Desmarets, Jacques Charon… Il fait ses débuts sur grand écran dans Miquette, de Jean Boyer, qui sort en mai 1940. Dans la décennie qui suit, le jeune espoir à la belle gueule court le cachet au cinéma et au théâtre, partageant même un logis avec un autre débutant : Gérard Philipe.

Dans l’effervescence du Paris de l’après-guerre, il a l’empressement aux semelles de vent, mène une vie de bâton de chaise, beau miroir aux amourettes pour les femmes qui vacillent devant son charme ténébreux. Il fait la fête dans les boîtes de Saint-Germain-des-Prés, où il refait le monde avec les bandes de Sartre, Prévert, Gréco ou Vian, qui ont une ardente soif de vivre. « Nous avions faim mais nous nous amusions, et les nuits étaient trop courtes », révéla-t-il.

Jeunesse se place

En 1949, Daniel Gélin se fraye un chemin en tête d’affiche avec Rendez-vous de juillet, de Jacques Becker. Il offre à son personnage une sorte de grâce boudeuse, un élan de dandysme, un naturel singulier. L’année suivante, on le retrouve dans l’un des tableaux de La Ronde, de Max Ophüls, aux côtés de Danièle Darrieux. Alors qu’ils n’ont que quatre ans de différence, il y incarne un tout jeune homme face à une femme expérimentée ! Toutefois, on ne saurait le réduire à cet objet du désir. En 1952, il devient réalisateur (une expérience unique) pour Les Dents longues, un film sur le journalisme dont il interprète le rôle principal aux côtés de, Danièle Delorme, qu’il a épousée en 1946, peu avant la naissance de leur fils, Xavier.

Père grognon cathodique

Les années cinquante lui sourient. Son regard de braise devient la signature du cinéma de l’époque, dont il est l’acteur montant grâce à son jeu moderne et physique. Dès lors, les orfèvres du 7e art – Christian-Jaque, Georg-Wilhelm Pabst, Sacha Guitry, Henri Verneuil, Alfred Hitchcock, Jean Cocteau… – le réclament ! Devant leurs caméras, son talent étincelle. Il se fond dans tous les registres, endosse tous les costumes. En revanche, il n’intéresse guère les réalisateurs de la Nouvelle Vague.

En 1965, alors que sa carrière marque un peu le pas, on lui propose de jouer aux côtés de Micheline Presle un père grognon dans Les Saintes Chéries, une série télévisée qui met en scène les mésaventures d’un couple de Français moyens. Sa popularité crève alors tous les plafonds ! Peu à peu, il sort du vase clos des rôles de jeune premier et de séducteur, interprétant une riche palette de partitions avec Costa-Gavras (Compartiments tueurs, 1965), René Clément (Paris brûle-t-il ?, 1966), Claude Chabrol (La Ligne de démarcation, 1966), Marguerite Duras (Détruire, dit-elle, 1969), Louis Malle (Le Souffle au cœur, 1971), Yves Robert (Nous irons tous au paradis, 1977), Claude Lelouch (Itinéraire d’un enfant gâté, 1988), Étienne Chatiliez (La vie est un long fleuve tranquille, 1988)… En 1998, on le revoit à la télévision grâce à la mini-série Les Marmottes, tirée du film d’Élie Chouraqui.

Il revient aussi à la mise en scène théâtrale avec Les Petites Femmes de Maupassant, de Roger Défossez, en 1993. Car, même si le cinéma prenait parfois le dessus, il n’a jamais quitté les planches, servant les grands auteurs de Molière à Cocteau, de Vaclav Havel à Sartre – dont il a joué Les Mains sales au théâtre et à l’écran, avant de les mettre en scène ! À l’automne 1998, il répète Délicate balance, d’Edward Albee, quand la maladie l’éloigne définitivement de sa passion…

Plus d’une corde à son art

Père de cinq enfants, dont trois l’ont suivi dans la carrière (Xavier, disparu en 1999, Fiona et Maria Schneider, qu’il n’a jamais reconnue), il s’était transformé, avec l’âge, en paisible chef de famille. Il aimait écrire des poèmes et des conseils de jardinage, sa dernière folie. « Je ne serais pas devenu sage sans avoir largement déraisonné avant », expliquait-il. Son cœur qui, toute sa vie, ignora la raison cessa de battre le 29 novembre 2002.

avec Micheline farfelue dans Les Saintes Chéries (1965-1970)

avec Catherine Hiegel dans La vie est un long fleuve tranquille, d’Étienne Chatiliez (1998).

Dominique PARRAVANO

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