Cinq ans après les attentats de Charlie Hebdo, l’épouse du dessinateur, décédé le 7 janvier 2015, évoque l’histoire de leur couple dans Si tu meurs, je te tue, paru le 2 janvier. Entretien.
«Si tu meurs, je te tue !», avait-elle coutume de lui répéter. À l’époque, Chloé Verlhac, l’épouse de Tignous – Bernard Verlhac de son vrai nom – ne peut imaginer quelle tragédie elle est sur le point d’affronter. Le 7 janvier 2015, le dessinateur est assassiné par des terroristes dans les locaux de Charlie Hebdo. Une attaque qui fera onze autres victimes, parmi lesquelles ses collègues Cabu, Honoré et Charb. Cinq ans plus tard, l’auteure porte la plume dans la plaie. Dans son roman Si tu meurs, je te tue (1), paru le 2 janvier aux éditions Plon, Chloé Verlhac raconte en détail cette journée durant laquelle sa vie a basculé. Mais aussi, et surtout, les bonheurs qui ont jalonné son histoire avec Tignous, de leur timide rencontre en 1996 à leurs vacances en famille au sud de Bastia. Rédiger cette «petite histoire dans la grande» fut pour elle salutaire. Libérée de sa colère, Chloé Verlhac raconte sa reconstruction – et la manière dont elle a apprivoisé son nouveau «moi». Entretien.
Madame Figaro. – Ce livre, c’était un besoin, une envie, une demande de votre entourage ?
Chloé Verlhac. – C’était un peu tout ça à la fois. J’ai publié beaucoup d’œuvres de Tignous ces dernières années. J’ai, de fait, rencontré beaucoup de gens lors des séances de dédicaces. Ils me disaient : «Il faut absolument raconter ce qui vous est arrivé». J’ai aussi vu à quel point mon récit était trop difficile à entendre pour mon entourage. Et comme j’ai vécu ce deuil avec la nation, je n’avais partagé que mon chagrin avec elle. J’avais envie d’évoquer l’autre versant des événements. Le livre est cette étape de reconstruction, ce moment où l’on accepte de se raconter, de revivre la petite histoire dans la grande.
Qu’avez-vous ressenti en vous replongeant dans cette histoire ?
Il y a eu des moments extrêmement douloureux dans l’écriture. Mais j’ai accepté de laisser libre cours à cette douleur. J’ai pu enfin pleurer. Ça m’a permis d’apaiser ma colère, d’être faillible à nouveau, de dire au revoir à Tignous, car je n’avais pas pu le faire. Je me suis rendue compte que cela m’empêchait de vivre.
Ce 7 janvier 2015 a changé votre vie. Vous le racontez minutieusement dans votre ouvrage. Avez-vous encore chaque détail en tête ? Que faisiez-vous quand vous avez appris cette terrible tragédie ?
Quand j’ai appris la nouvelle, j’allais chercher mes enfants à l’école – Tignous les avait déposés le matin, avant d’aller en conférence de rédaction. Ils sortaient à midi, j’étais en voiture quand son cousin m’a téléphoné pour me dire qu’il y avait eu une fusillade à Charlie Hebdo. Pendant cinq ans, j’ai revécu cette journée en boucle. C’était tellement injuste, dur et terrible que je n’arrivais pas à me défaire de ces images. La raconter en détail m’a permis d’arrêter de la revivre.
Vous relatez la manière dont vous avez expliqué les événements à Solal et Sarah-Lou, vos enfants de 5 et 9 ans. Que leur avez-vous dit ?
C’est très compliqué, parce qu’il y a des mots et des concepts qu’ils ne connaissent pas. Quand je les ai laissés pour me rendre à la rédaction de Charlie Hebdo, ne sachant pas ce qu’il allait se passer, je leur ai dit qu’il y avait eu un accident très grave au travail de leur papa. En les retrouvant, je n’ai pas eu de mots à trouver pour ma fille, elle avait déjà compris. En revanche, j’ai dit à mon petit garçon que l’accident était tellement grave que son papa ne se réveillerait pas. Ce à quoi il m’a répondu en me regardant droit dans les yeux : «Mais alors, il est mort ?»
Aviez-vous la sensation, avant le 7 janvier 2015, qu’une menace planait sur votre époux ?
En fait, ils étaient tous menacés. On le savait, les locaux avaient déjà été incendiés, les membres de la rédaction recevaient des lettres de menaces… Mais nous sommes des esprits sains et pour nous, il était impensable qu’une telle tragédie arrive. Quand on m’a parlé d’une fusillade à Charlie Hebdo, ma première réaction a été de dire : «J’appelle Tignous et je te rappelle.» Je pensais que c’était, encore une fois, une tentative d’intimidation, que les assaillants avaient sûrement arrosé la façade. Que les dessinateurs étaient cloîtrés à l’intérieur. En 2015, on se dit que l’on ne va pas aller assassiner des journalistes dans une rédaction. Pas dans une démocratie comme la nôtre.
Après les attentats de Charlie Hebdo, plus de 4 millions de personnes sont descendues dans les rues, afin de rendre hommage aux dessinateurs décédés et de défendre la liberté d’expression. Cette mobilisation vous a-t-elle aidée ?
J’ai participé à la marche du 11 janvier. Pour moi, l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo était politique. Le fait que la nation entière soit capable de se mobiliser pour défendre les valeurs de la République et de la laïcité était extrêmement rassurant. Ça m’a permis de me battre en tant que citoyenne, de dire : «Nous continuerons à occuper le terrain et à opposer nos valeurs humanistes à votre obscurantisme.» En tant que femme, cela a été un refuge.
Le jour des attentats, un psychologue vous dit : «Je n’ai jamais connu quelqu’un avec un esprit de résilience comme le vôtre.» Quel effet ont eu ces mots sur vous ?
Ils m’ont tout de suite fait penser à ma grand-mère, Mamie Pola (décédée le 4 février 2019, NDLR). C’était quelqu’un d’extrêmement résilient et généreux. Elle avait survécu à l’enfer des camps de concentration. Et elle était la personne la plus vivante et la plus aimante que j’ai jamais connu. Être renvoyée à elle, c’était être renvoyée à la vie, au fait qu’elle est précieuse et qu’il faut s’y accrocher.
Dans « Si tu meurs, je te tue », Chloé Verlhac raconte son histoire avec le desinateur Tignous.
Vous avez également noué une belle amitié avec Christiane Taubira…
Les événements nous ont liées, elle en tant que ministre de la Justice, et moi en tant qu’épouse de Tignous. Aujourd’hui, les rapports que nous entretenons sont des rapports de femme à femme. C’est une magnifique personne. Elle a été formidable durant les obsèques de Tignous, où elle a prononcé un discours incroyable, sans aucune note. À cette occasion, elle a fait preuve de beaucoup d’humanité et de tendresse, mais aussi rappelé des valeurs essentielles, comme le droit de blasphémer, la liberté d’expression, et notre responsabilité citoyenne dans le combat quotidien pour le vivre ensemble.
Vous évoquez un épisode durant lequel on vous rend un cure-dents trouvé dans les affaires de Tignous. En quoi le rire a-t-il été salvateur ?
C’est le genre de choses qui faisait partie de notre résistance : le fait de ne pas nous départir de notre humour. Tignous aimait bien reprendre cette phrase, que l’on n’a jamais très bien su à qui attribuer : «L’humour est la politesse du désespoir». Il fallait surtout garder notre humour, toujours.
Vous décrivez le «manque d’humanité» dont vous avez souffert après les attentats. Comment s’est-il concrétisé ?
Parmi les familles de victimes, j’étais la seule veuve en situation active avec des enfants en bas âge. Les événements du 7 janvier 2015 étant extraordinaires, c’est-à-dire qu’ils sortaient de la norme, l’administration étatique n’y était absolument pas préparée. Mes enfants et moi, on ne rentrait dans aucune case, on ne correspondait à aucune réglementation. Ce qui est terrible, parce que le malheur n’est ni fédérateur ni rassembleur, c’est que toutes les familles de victimes se sont retrouvées dans des situations uniques, avec des difficultés différentes.
Comment avez-vous entrepris de faire perdurer la mémoire de Tignous ?
Il y a eu onze publications entre juin 2015 et octobre 2019. J’ai édité neuf livres de Tignous et deux calendriers perpétuels, j’ai fait rééditer la quasi-totalité de ses livres précédents. Il y a aujourd’hui un centre d’art contemporain à Montreuil qui s’appelle le Centre Tignous, la salle de commissions de la mairie de Paris porte son pseudonyme et une vingtaine de ses dessins sont reproduits sur les murs. Un prix du dessin de presse, une bourse Tignous du jeune artiste, et les États généraux du dessin de presse ont également été créés. Et ça ne va pas s’arrêter là. Je travaille maintenant sur la troisième anthologie des dessins de Tignous.
Qu’est-ce qui vous a le plus aidée pour vous relever d’un tel drame ?
Les premières années, je me suis vraiment plongée dans l’édition des livres de Tignous. Je courais les vernissages, les inaugurations. Cela me permettait de ne pas donner cours à mes émotions. Et puis il y a eu ce jour terrible où j’ai retrouvé des tickets de manège achetés en 2014. Ça faisait trois ans que je n’avais pas emmené mon petit garçon faire du manège. À ce moment-là, je me suis demandé si j’avais envie de continuer à vivre. Puis je me suis rendue compte qu’il y avait beaucoup d’amour, nos enfants, beaucoup de gens qui nous entouraient. Ce processus ultime d’écriture fait que je ne suis plus la femme que j’étais, et j’ai rencontré la femme que je suis maintenant. Il a fallu l’accepter, l’aimer. C’est en écrivant que j’ai fini par me rencontrer.
En lisant cet ouvrage, il se pose aussi la question de la rancœur. À qui en voulez-vous le plus aujourd’hui ?
On m’avait parlé de la catharsis dans l’écriture, mais ça reste un concept tant qu’on ne l’a pas vécu. À partir du moment où l’on se raconte, l’histoire ne nous appartient plus complètement. Ma colère est sortie avec ces mots et elle s’est apaisée. Je n’ai jamais eu de haine, mais j’avais beaucoup de colère. On ne peut pas vivre avec de la colère, ce n’est pas moteur.
Qu’est-ce qui vous manque le plus chez Tignous ?
Son humour. Tignous me faisait beaucoup, beaucoup rire.
(1) Si tu meurs, je te tue, de Chloé Verlhac, Éditions Plon, 224 p.,18 €.
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