Dans son nouveau livre, Notes sur le chagrin, la grande romancière nigériane évoque son père mort pendant la crise sanitaire. Elle est alors bloquée aux États-Unis, vivant un deuil solitaire.

Avec Notes sur le chagrin, Chimamanda Ngozi Adichie, lauréate du Grand Prix de l’Héroïne-Madame Figaro pour Chère Ijeawele, rend d’abord un hommage poignant à son père, James Nwoye Adichie, professeur émérite de l’université du Nigeria, mort d’une défaillance rénale pendant la pandémie. En de brefs chapitres numérotés qui semblent prendre le pouls de sa peine, l’auteure célébrée de Nous sommes tous des féministes et d’Americanah rend dans le même temps compte avec une honnêteté saisissante des émotions parfois contradictoires qui s’emparent d’elle durant la période de deuil. Et signe un texte écrit pour elle autant que pour tous ceux qui se sont un jour trouvés confrontés à la perte d’un proche.

Madame Figaro. – Quand vous avez perdu votre père, l’écriture a-t-elle été votre premier instinct ?
Chimamanda Ngozi Adichie. – L’écriture est la première chose vers laquelle je me suis tournée parce qu’elle est ce vers quoi je me tourne en général quand je ressens des émotions, quelles qu’elles soient. J’écris sans que cela soit forcément destiné à être lu par d’autres, d’ailleurs. Mais je pense que j’ai été si surprise par le chagrin que les mots m’ont manqué. Or, les mots sont ce qui me fait vivre, le langage m’est essentiel, et voilà que cette terrible catastrophe m’arrive et que je n’ai pas les mots… J’étais totalement désemparée. Je pensais que le chagrin, ce seraient des larmes et de la tristesse, mais j’ai éprouvé tous ces sentiments mêlés, et écrire est devenu ma façon de donner du sens à ce processus.

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Quand avez-vous décidé de publier ces Notes sur le chagrin ?
Pas au début. Je me souviens avoir pensé que j’enverrais le texte à mes frères et sœurs parce qu’ils ressentaient ce que je ressentais, qu’ils savaient ce que nous avions perdu. Mais plus j’écrivais, plus j’ai songé à le publier car je voulais que le monde sache que j’avais été élevée par un homme magnifique. Qu’il était mon père, qu’il était réel et que c’était quelqu’un d’extraordinaire… Un lecteur m’a dit récemment que je lui avais fait rencontrer mon père, et c’était ce que je voulais : qu’on sache ma peine, mais aussi quel homme il était.

«Le chagrin est un enseignement cruel», dites-vous…
Je me suis rendu compte à quel point j’en savais peu sur le chagrin avant de le vivre. Cela n’avait rien à voir avec ce que j’avais lu dans des livres ou vu dans les films. Il vous éduque, et c’est une terrible forme d’éducation. Vous êtes surpris d’éprouver tant de colère – j’en ai voulu au monde de la mort de mon père, à mon père d’être mort, aux amis de m’avoir envoyé des messages de condoléances. Ensuite, j’ai été effrayée et surprise d’être si effrayée. Et j’ai découvert l’impact physique, organique, du chagrin. Je pense qu’écrire ce livre était également pour moi une manière de dire que nous devons parler davantage du chagrin en tant que société, et de façon plus honnête. Nous ne parlons pas de la mort, nous ne parlons pas du deuil, alors que nous devrions.

Le deuil présente-t-il des particularités dans la culture igbo au Nigéria ?
Les rituels qui ont présidé aux funérailles de mon père ont été à la fois catholiques – il y a eu une messe, il était très croyant – et igbos, avec beaucoup de gens qui sont venus à la maison. Il y a eu des chansons, les enfants ont dansé, mes frères ont dansé… L’enthousiasme avec lequel on danse indique en quelque sorte la profondeur de votre deuil. J’étais furieuse à la pensée que les funérailles prendraient la forme d’une fête, avec tous les préparatifs qui vont avec – «Oh, il faudra du riz pour ce groupe, et puis une vache pour cet autre…» Devoir organiser une réception me paraissait insensé. Mais quand la cérémonie a eu lieu, j’ai commencé à voir la beauté de cette communauté qui avait perdu un de ses membres et se réunissait non pas seulement pour le pleurer, mais aussi pour célébrer celui qu’il avait été. Selon le rituel, j’ai dansé avec une photo de mon père dans les mains en vocalisant ma peine – «J’ai perdu mon père, c’était un homme merveilleux…» – et j’y ai trouvé une consolation. C’est aussi une distraction utile : il y a tant à faire que vous n’avez pas le temps de penser à la raison pour laquelle vous êtes là.

Dans ces circonstances, pourrait-on dire que l’écriture a été pour vous à la fois une thérapie et un défi ?
Je pense que l’écriture est toujours une thérapie. Il est peut-être plus sophistiqué de la décrire comme une réflexion intellectuelle sur sa psyché ou je ne sais quoi, mais c’est du baratin. Écrire est une thérapie, et je ne parle pas seulement d’écrire un journal intime : écrire une fiction l’est tout autant. Et cela a également été un défi, en effet, que de tâcher de dire ce qui ne peut l’être. À la fin, d’ailleurs, l’échec est double : la thérapie n’est jamais complète et le défi n’est jamais totalement relevé. Mais dans le même temps, j’ai vraiment eu le sentiment que mon père était auprès de moi. J’ai senti sa présence. Et j’ai eu le sentiment qu’il m’a aidée à écrire.

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Vous avez également perdu votre mère en mars dernier. Pensez-vous lui consacrer un texte ?
Pour l’instant, je n’y arrive pas. Quand ma mère est morte, cela m’a paru si injuste… Nous n’étions pas encore sortis du deuil de mon père, et voilà que ma mère est partie : on aurait dit un très mauvais roman. Chaque jour, je me réveille en me disant : «Je ne peux pas croire que maman est morte.» Chaque jour. Je suis devenue si différente, j’ignore si je pourrai écrire un jour là-dessus. J’essaie souvent. J’ai le geste, puisque l’écriture est toujours ce vers quoi je me tourne. Mais je n’ai pour l’heure que des fragments.

Diriez-vous que vous traitez d’un chagrin intime mais aussi du deuil collectif, en cette période de pandémie où tant de gens ont perdu leurs proches ?
Mes frères et sœurs et moi-même sommes persuadés que mon père ne serait pas mort sans la pandémie. Il n’avait pas le Covid, mais la maison était fermée, il était impossible de sortir, des rumeurs de toutes sortes circulaient sans qu’on puisse démêler le vrai du faux, et il en a été diminué. Quelle que soit l’infection qui l’a finalement emporté, le contexte a eu une influence… Toujours est-il que j’ai aussi décidé de publier ce texte pour aider d’autres personnes qui traverseraient pareille expérience pour la première fois. J’espère qu’il sera utile, que des gens en quête de mots le liront et se diront : «Voilà, c’est ça, c’est ce que je pense.» De même que c’est ce que je trouve si merveilleux dans la littérature : le sentiment de ne plus être seul.

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