Celles qui ne se maquillent pas (ou plus) portent leur visage avec modestie et tranquillité. Nu. Ajouté à un courant qui prône le retour au naturel. Que cela traduit-il ? Décryptage.
Sortir sans maquillage, pour beaucoup de femmes, est une idée inconcevable.
Sans leur mascara, leur blush, leur rouge, elles ont l’impression d’être à nu, toutes nues, vulnérables. D’autres, au contraire, n’ont jamais envisagé les fards, ou si peu. Comme si vivre avec ces couches – – parfois épaisses – était un manque de spontanéité, un faux-semblant, un mirage.
Dans ce monde envahi par les selfies et leurs artifices, ces femmes revendiquent le naturel et se moquent que l’on puisse discerner leurs cernes, leurs rides, leurs « défauts ». Elles proposent un autre modèle et résistent aux injonctions d’une société ultra-peaufinée. Elles appartiennent, sans le vouloir, au large mouvement du « sans maquillage » ( ou no make-up)
20% des Françaises adeptes du no make-up
Pour le philosophe Bernard Andrieu, qui a longtemps œuvré au sein de l’observatoire de la marque Nivea sur le changement de comportement des Français par rapport au corps, « on assiste à un retour de l’esprit naturel, un peu hippie des années 70, mais ici recomposé avec une volonté de glamour. C’est un processus d’intensification de soi, une façon d’ensauvager son corps, de le sentir vivant. Certaines sont en train de quitter la surface pour aller vers la profondeur. »
Ce recul face au maquillage est aujourd’hui partagé par 20 % des Françaises*, tous âges confondus.
Le maquillage, une transmission mère-fille mimétique
Mais d’où vient ce rapport à l’artifice ? « Il trouve souvent son origine dans la transmission mère-fille, analyse la psychologue Diana Odon-Baylac. Notre mère nous dit, à travers ce que l’on nomme ‘l’éducation silencieuse’, comment être femme. La jeune fille se construira ensuite souvent en mimétisme, parfois – mais de façon plus rare – en opposition. »
Guilaine, 26 ans, directrice de création au visage post-adolescent, n’a jamais vraiment réussi à s’approprier ces outils de la culture féminine.
« Ma mère ne se maquillait pas et m’a élevée comme un garçon jusqu’à mes 12 ans, au point de me faire porter des robes en guise de punition, se souvient la jeune femme. Au collège, toutes les filles mettaient du gloss, alors j’ai suivi la tendance, mais évidemment, le mien a explosé dans la poche arrière de mon jean. Encore aujourd’hui, ma mère ne m’a jamais vue maquillée, car je ne me présente jamais à elle de cette façon, et quand je croise son regard, lorsque je m’observe dans la glace, je fais exprès de faire une grimace. Sans doute est-ce parce que je n’arrive pas à prendre ma féminité au sérieux devant elle. »
Malgré cette transmission impossible, Guilaine l’admet, il lui arrive de mettre du rouge sur ses lèvres, non pour sortir mais pour se donner une constance lorsqu’il lui faut souligner son statut de femme de pouvoir.
« Le rôle du maquillage a évolué, analyse Diana Odon-Baylac. S’il n’a eu longtemps qu’un but de séduction, il est avant tout devenu un outil d’expression de notre identité. »
Sarah, 40 ans, commerciale dans un groupe pharmaceutique, se souvient quant à elle exactement de sa mère devant le miroir de la salle de bain, ce geste mécanique du mascara sur les cils, la noisette de fond de teint au bout des doigts que l’on applique sur les joues. L’odeur du gloss lorsqu’elle lui déposait un baiser avant de sortir dîner. Pour autant, Sarah n’a rien répété.
Aujourd’hui, elle ne se maquille quasiment jamais, ou très rarement, quand ça lui prend. Il n’y a chez elle aucune nécessité de se grimer. « Au collège, déjà, quand toutes mes amies ont commencé à se maquiller en douce, je ne comprenais pas. Je crois que c’était ma manière d’être différente. »
Un burn-out face aux diktats de l’esthétique
À l’âge adulte, se maquiller était aussi synonyme de perte de temps : « Franchement, je préfère dormir un peu plus. » Elle ajoute : « Ma mère trouvait bien mieux, me concernant, que je sois très naturelle. »
Si certaines mères prennent plaisir à transmettre l’art de se maquiller à leurs filles, les encouragent, les guident, d’autres s’abstiennent. Parce qu’elles n’y songent même pas, considérant que l’accès à la féminité relève du trajet individuel, parcours propre, inutile à baliser. Ou parce que, consciemment ou non, elles refusent de voir grandir une fille qu’elles ne sont pas prêtes à envisager femme.
Certaines femmes peuvent arrêter brutalement les artifices. L’été dernier, à l’occasion de la promotion de l’album Here, Alicia Keys faisait ainsi son coming out « make-up free ». Une ascèse que la chanteuse de soul américaine, invitée sur Lenny, site féministe de l’actrice et réalisatrice Lena Dunham, justifiait en évoquant son burn-out face aux diktats esthétiques de la société du spectacle.
« À chaque fois que je quittais ma maison sans être maquillée, je m’inquiétais. Et si quelqu’un prenait une photo ? Et s’il la postait ? Ces pensées témoignaient de mon insécurité, de ma superficialité. D’une manière ou d’une autre, je me demandais toujours ce que les gens pensaient de moi. »
Un nouveau positionnement contre la tyrannie du paraître accueilli sous les applaudissements d’autres artistes (dont Beyoncé) qui, depuis, enchaînent elles aussi les clichés « make-up free » sur leurs comptes Instagram.
Renoncer au maquillage pour exprimer son « moi » sans artifices
Cet éloge des peaux sans apparat était récemment mis à l’honneur par Peter Lindbergh, pour l’édition 2017 du calendrier Pirelli. En lieu et place des clichés sophistiqués des années précédentes, le photographe allemand a, cette fois, réuni quatorze actrices (de Helen Mirren, 71 ans, à Léa Seydoux, 31 ans) qu’il a fait poser de façon totalement dépouillée. Il y a quelques mois, des mannequins à la mise en beauté quasi inexistante défilaient pour Haider Ackermann (automne-hiver 2016-2017) ou Gucci (printemps-été 2017)…
« Le maquillage comme son absence ne sont jamais neutres, analyse la psychologue Agathe Pingusson. Avec ou sans, c’est avant tout un message envoyé à autrui que l’on module en fonction de la réponse attendue. On observe ici la volonté d’exprimer un moi qui ne soit pas valorisé par des artifices, comme pour valider que celui-ci est suffisant. »
Immortalisée lors d’une balade dans la nature, le visage « à nu », après sa défaite à la récente élection présidentielle, Hillary Clinton se voyait ainsi immédiatement congratulée par l’ensemble des journaux américains pour ce geste jugé d’une audace folle.
« Sans maquillage sur son visage, c’est comme si elle retour-nait à l’époque où elle était Hillary Rodham, une avocate accomplie et agressive, qui avait du succès tout en rejetant les règles du patriarcat », écrivait pour l’occasion le magazine en ligne Quartz.
Une prise de distance avec les cosmétiques
Delphine, 36 ans, assistante de direction, cheveux courts et visage aujourd’hui nu, passait, elle, près de vingt minutes chaque matin devant le miroir de sa salle de bain. Un rituel quotidien. Se présenter au naturel faisait partie de ses pires hantises, au point de garder son mascara lors de ses nuits amoureuses.
« Mais petit à petit, en prenant confiance en moi, j’ai aussi pris conscience de tous les composés nocifs que j’emmagasinais jour après jour sur mon visage, même quand les produits sont censément ‘de grandes marques’, confie la jeune femme. J’ai donc tout arrêté pour ne plus mettre qu’une simple crème de jour bio. »
Une « écologisation de soi », pour reprendre les termes de l’anthropologue David Le Breton, en plein dans l’air du temps et visible jusque dans les ventes des cosmétiques bios en France qui, en 2015, connaissaient une croissance de 7 %.
Un retour au naturel partagé par les marques
Au même moment, les ventes de parfums, maquillage et produits de soin ordinaires reculaient de 1 %, selon l’institut NPD. « Il y a dans ce mouvement de prise de distance une volonté, pour ces femmes, de reconquérir le pouvoir sur leur image, analyse la psychosociologue Marie Cipriani-Crauste. L’idée sous-jacente est de tenter de trouver sa vraie nature en étant nature. »
Le sondage de l’institut CSA « Les Françaises dans le miroir » nous révélait aussi que 72 % d’entre elles associaient le naturel au mot « beauté ». En écho à ce constat, une récente étude de l’Université de Bangor, au Pays de Galles, avançait que la grande majorité des hommes préféreraient les femmes lorsqu’elles portent en moyenne 40 % de maquillage en moins. Certaines marques ne s’y sont pas trompées. De L’Oréal à Chanel, les produits à effet « no make-up » se développent, comme les tutoriels sur YouTube.
Les femmes sans maquillage moins compétentes et moins intelligentes ?
Sylvie ne sait plus trop quoi en penser : « Dès que je me maquille, c’est inévitable, on me le fait immédiatement remarquer, et c’est un peu fatigant. Pour mes collègues, c’est une façon de me signifier que je devrais le faire plus souvent, tous les jours en fait, mais cela a plutôt tendance à me décourager dans mes initiatives », reconnaît-elle. Cette émancipation face à la norme, synonyme des pluralités féminines de l’époque, a beau récolter les louanges du discours public, elle semble buter sur le réel, notamment dans le monde professionnel.
Un décalage entre nos déclarations et nos représentations mentales que mettait récemment en lumière Jean-François Amadieu dans La société du paraître (éd. Odile Jacob) : « Concernant le recrutement, se présenter au naturel est la démarche la plus courageuse, car la plus nuisible en termes de chances d’accès à l’emploi, confirme le sociologue. Toutes les campagnes de testing CV que l’on a pu mener ont démontré qu’une femme qui s’affichait sans maquillage était automatiquement jugée moins compétente et moins intelligente. »
Autrement dit, il va falloir encore un peu de temps avant d’assister à une réelle fin des apparences.
(*) Source : étude CSA « Les Françaises dans le miroir ».
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