Dans ce pays, les concours de beauté déchaînent les passions. Chaque île, chaque municipalité, chaque quartier possède son concours. Les gagnantes y changent de vie, échappent à la pauvreté, jouent un rôle quasi-politique. Mais tout est-il vraiment si beau pour ces si belles ?
Dans sa petite maison familiale du nord de Manille, bercée par le chant des coqs, Chai Nicole Bangayan nous montre fièrement la longue robe bleu pâle volantée qu’elle a portée lors de son dernier concours de beauté. La jeune fille de 19 ans, aux yeux en amande et au large sourire décoré d’un appareil dentaire, a commencé les compétitions il y a deux ans, surtout pour faire plaisir à ses parents.
«Ce sont eux qui m’ont poussé à y participer. Ils voulaient que je gagne en confiance, et ils adoraient me voir sur scène. Il y avait peut-être aussi une motivation financière», ajoute-t-elle. Ceux-ci avaient même fait appel à un mentor pour lui apprendre à parader et à répondre à des questions difficiles. Si la jeune fille dit y avoir pris du plaisir, la pression l’a toutefois poussée à arrêter : «C’était très stressant, l’entraînement, les concours… Ma famille voulait que je gagne des titres, et, finalement, ce sont beaucoup de dépenses.»
En vidéo, le couronnement de Miss Univers 2021
La famille de Chai n’est pas la seule à être passionnée par les concours de beauté aux Philippines. Pour saisir l’ampleur du phénomène, il suffit d’observer la ferveur des dizaines de milliers de personnes agglutinées pendant des heures sous le soleil pour apercevoir une mèche de cheveux de l’une de leurs héroïnes, Pia Wurtzbach ou Catriona Gray, après qu’elles ont remporté leurs titres de Miss Univers. Le pays a de quoi être fier : il compte à son palmarès quatre titres de Miss Univers, un titre de Miss Monde, six titres de Miss International et quatre titres de Miss Terre. Ce qui en fait le deuxième pays le plus titré, derrière le Venezuela, dans les quatre concours les plus importants.
Autant de victoires qui alimentent l’obsession des Philippins pour ces compétitions, «aussi populaires que le sport et la politique», explique Robert Requintina, chef de la rubrique divertissement du quotidien Manila Bulletin, qui a passé des années à couvrir exclusivement les concours de beauté, après avoir lui-même joué à défiler étant enfant. Chaque île, chaque municipalité, chaque quartier possède son concours. Ils intéressent toutes les strates de la société, de la communauté LGBT aux personnes âgées, en passant par les employées de maison.
Cinderella Faye Obeñita, Miss Intercontinental 2021 : « Je ne viens pas d’un milieu aisé, j’ai pu utiliser cet argent pour aider mes proches et payer mes études. »
Et ils déchaînent les passions, ainsi que les compétitions internationales : performances et résultats font l’objet de débats exaltés en ligne, «mais aussi dans les foyers, entre amis et même au bureau. Et cela, des jours durant», précise le journaliste. Le mauvais accessoire peut enflammer le web et contraindre une candidate à formuler des excuses publiques. Les journaux et chaînes de télévision locales en font leurs choux gras, alimentant premières pages et émissions spéciales qui passent en revue tenue, préparation et situation amoureuse des candidates. Allant même jusqu’à éclipser la cérémonie récompensant la première Philippine à recevoir le prix Nobel de la paix.
La fabrique de la beauté
À l’origine de ces concours, les colons américains : «C’est le gouvernement colonial qui a organisé, en 1908, le premier carnaval des Philippines, dans le but de promouvoir l’économie des différentes régions du pays», explique José Capili, professeur à l’Université des Philippines Diliman et coauteur d’un essai sur les concours de Miss. «Un concours de beauté a été ajouté en marge de l’événement, et c’est finalement cette compétition (rebaptisée par la suite Miss Philippines) qui est devenue l’événement principal.»
Un des beauty camps locaux, le Kagandahang Flores. Des centaines de jeunes-filles s’y entraînent
toute la journée, dans un rythme quasi militaire, avec interdiction de quitter leurs hauts talons de 16 cm.
Mais c’est dans les années 1970, sous la dictature du président Marcos, que les concours vont prendre une véritable ampleur et une tournure politique. «Le gouvernement philippin a accueilli en 1974 le concours de Miss Univers. On en parlait alors partout dans les médias afin de détourner l’attention des problèmes politiques et sociaux. Les politiciens locaux y ont vu une opportunité et ont commencé à soutenir l’organisation de ces concours dans leurs circonscriptions afin d’entretenir une bonne image auprès des futurs votants.»
Ses nombreuses victoires internationales, le pays ne le doit pas au hasard. Surnommé la «fabrique des Miss», il s’est armé de véritables camps d’entraînement qui façonnent ses futures reines de beauté. Une recette empruntée au Venezuela, qui attire des compétitrices du monde entier, triées sur le volet : chez Aces & Queens, le beauty camp qui a formé de nombreuses reines (comme Catriona Gray), seules dix élues parmi des centaines de candidates participent chaque année au programme. Un entraînement gratuit, « afin d’aider les jeunes filles d’origine modeste à changer leurs vies et celles de leurs familles », affirme Gerry Diaz, directeur du camp.
Le Kagandahang Flores : On apprend aux jeunes-femmes à se coiffer, à se maquiller, mais aussi à répondre à des questions, l’épreuve la plus redoutée.
Les membres de l’équipe sont tous bénévoles. Ils font cela en dehors de leur travail «par passion et pour l’honneur et la fierté que l’on offre à notre pays lorsque notre Miss l’emporte», ajoute Gerry Diaz. Et rien n’est laissé au hasard, ni au naturel. Au programme : des heures d’entraînement pour travailler posture et déhanché sur des talons de 16 cm, à conserver toute la journée.
Sans compter une routine fitness et un régime alimentaire sur mesure pour chacune. On apprend aux jeunes femmes à se coiffer, à se maquiller, mais aussi à répondre à des questions, épreuve la plus redoutée selon Gerry Diaz, qui s’est autoproclamé coach en développement de personnalité : «Je les aide à développer leur confiance en elles et à avoir un esprit de gagnante. Ce qui est important, en dehors de la qualité de leurs réponses, c’est ce que j’appelle la chorégraphie faciale : ce qu’elles disent doit être en concordance avec l’expression de leur visage.» Pour des prestations réglées comme du papier à musique.
Gloire et business
De nombreuses jeunes Philippines rêvent de devenir Miss, car un titre national offre l’assurance d’opportunités uniques. «Pour celles qui souhaiteraient faire carrière dans le cinéma ou la télévision, épouser un homme influent ou devenir elles-mêmes femmes d’affaires ou personnalités politiques, les concours de Miss sont sans doute le meilleur tremplin», explique José Capili. Dans un pays où une personne sur cinq vit avec moins de trois euros par jour, d’après la Banque mondiale, ces concours entretiennent aussi l’espoir de toute une famille.
Maureen Montagne, Miss Globe 2021.
Comme celle de Cinderella Faye Obeñita, Miss Intercontinental 2021 : «J’ai commencé les concours quand j’étais encore étudiante, c’était comme jongler entre deux emplois, mais ma famille m’a vraiment poussée à m’y investir. Je ne viens pas d’un milieu aisé, alors j’ai pu utiliser cet argent pour aider mes proches et payer mes études.» L’histoire de Venus Raj relève, elle aussi, du conte de fées : née dans une province isolée, la jeune femme, qui avait pour seul runway les rizières de son village, est devenue Miss Univers en 2010. Une consécration qui lui a permis de faire bâtir une maison pour toute sa famille.
Au-delà d’une carrière assurée, les reines de beauté bénéficient aux Philippines d’un prestige considérable. De nombreuses jeunes filles les prennent pour modèle : «Elles leur donnent confiance en elles, elles leur montrent comment apparaître en public, comment s’exprimer. Parfois on les imite en société, confie Robert Requintina, du Manila Bulletin. J’ai même un ami qui, lors d’un entretien pour un poste d’enseignant, a répondu à une question en citant une ancienne Miss USA. Et il a été accepté !» Sur le podium dressé dans une salle de bal de Manille à l’occasion de sa victoire, la Miss Globe 2021, Maureen Montagne, confirme le pouvoir étourdissant de son nouveau statut : «Je vois déjà la différence, les gens écoutent désormais ce que j’ai à dire. L’influence, c’est ce qu’un titre international confère de plus puissant. Je suis sidérée par le nombre de personnes qui veulent travailler avec moi maintenant.»
Cette aura s’évalue notamment en ligne. Parmi les têtes couronnées les plus populaires, les Miss Univers 2015 et 2018, Pia Wurtzbach et Catriona Gray, sont suivies par près de 13 millions de personnes sur Instagram. La couronne s’accompagne d’un pouvoir promotionnel extraordinaire qui se monnaie à travers des partenariats publicitaires très lucratifs. Leur prestige bénéficie aussi aux causes qu’elles défendent : un message de Catriona Gray en faveur d’une ONG posté sur Instagram, et ce sont près de 40 000 euros de dons collectés en l’espace de quelques semaines. Une somme considérable aux Philippines.
Pouvoir et illusions
Cette influence s’exerce même au sein de la sphère politique. Les Miss de premier plan sont invitées à rencontrer des membres du gouvernement, à participer à des rassemblements politiques ou encore à figurer sur des affiches de campagne. «Celles dont le règne est fini peuvent même toucher de l’argent pour leur soutien. Beaucoup d’argent», affirme Gerry Diaz. «De nos jours, les Miss ont du pouvoir. Elles sont libres de dire ce qu’elles veulent, aussi bien sur des questions politiques que sociales. Elles influencent les gens à travers leurs opinions», souligne Robert Requintina.
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Comme lorsque Catriona Gray s’est prononcée en faveur de l’utilisation thérapeutique de la marijuana. Une prise de position qui, d’après l’un des défenseurs du projet de la loi, a pu peser sur le vote des représentants un mois plus tard. Selon José Capili, ce crédit politique n’est pas nouveau : « La toute première Miss Philippine, Pura Villanueva Kalaw, était une suffragette. Elle s’est battue pour le droit de votes des femmes et l’a obtenu.»
Récemment, l’élection d’une jeune femme ouvertement bisexuelle et non-binaire, Beatrice Luigi Gomez, pour représenter les Philippines au concours de Miss Univers 2021, fut une première dans l’histoire du pays, où 80 % de la population est catholique et où le mariage homosexuel est interdit. Si ces trajectoires alimentent les rêves de nombreuses jeunes filles, dans les faits, la majorité des reines de beauté sont issues de classes moyennes ou aisées. «Historiquement, beaucoup de gagnantes appartenaient à des familles très influentes. C’était un événement pour se montrer», note José Capili.
Reines du quotidien
Couronnes étincelantes, écharpes et robes brodées ne sont pas réservées exclusivement aux reines nationales. Les employées de maison ont elles aussi droit à leur jour de gloire. Réalisé en 2016 par Baby Ruth Villarama, le documentaire Sunday Beauty Queen met à l’honneur ces travailleuses philippines expatriées à Hongkong qui consacrent leur seul jour de repos hebdomadaire à organiser leurs propres concours de beauté. Elles se retrouvent ainsi le dimanche pour répéter leurs chorégraphies, travailler leurs démarches, peaufiner leurs costumes et maquillage ou soutenir leurs candidates favorites.
Parmi les quelque 190.000 jeunes femmes au service de familles hongkongaises, beaucoup trouvent dans ces concours une échappatoire à un quotidien solitaire et souvent difficile. Certains concours récompensent les gagnantes de quelques centaines d’euros, qu’elles pourront envoyer à leurs familles, aux Philippines. D’autres utilisent les bénéfices pour venir en aide aux employées de maison en difficulté. Sunday Beauty Queen a fait son apparition en août dans le catalogue Asie de Netflix. La consécration.
Les mouvements féministes critiquent l’objectification des femmes à travers ces concours, ainsi que l’impact négatif que leurs standards de beauté peuvent avoir sur l’estime de soi des jeunes filles. Dans les coulisses de cette industrie, la réalité n’est d’ailleurs pas faite que de paillettes : «Certaines jeunes femmes font de mauvaises rencontres, des personnes qui leur font miroiter des opportunités. Elles se retrouvent alors victimes de trafics, de prostitution, tombent dans la drogue», révèle Robert Requintina. Des faits de harcèlement sexuel ont notamment été dénoncés par plusieurs candidates lors de la tenue du concours de Miss Monde à Manille, en 2018. Mais ces critiques ont malheureusement peu de résonance dans un pays où la beauté est reine.
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