Tesla : on connaît la très chic voiture électrique. Moins l’ingénieur – Nikola Tesla – à qui le constructeur automobile a rendu hommage en empruntant son nom, figure géniale de la fin du XIXe siècle, notamment dans le domaine de l’électricité. Si son histoire est particulièrement touchante, c’est que l’on doit beaucoup – et en particulier le courant alternatif pour la distribution de l’électricité – à cet étonnant savant fou, mi professeur Tournesol, mi dandy, mort en 1943 dans la pauvreté et dans l’oubli, incapable de tirer le juste profit de ses inventions.

« L’un sait vendre, l’autre pas »

En 2010, Jean Echenoz lui avait consacré une biographie (très) romancée, Des éclairs (chez Minuit). Elle est aujourd’hui portée sur scène à l’Opéra Comique à l’initiative de son directeur Olivier Mantei (en partance ces jours-ci pour la Philharmonie). Une adaptation d’autant plus naturelle en ces lieux, a-t-on expliqué dans la présentation, que la Salle Favart fut, paraît-il, le premier théâtre électrifié d’Europe. Le livret a été confié à Jean Echenoz lui-même et c’est sur ce texte que Philippe Hersant a composé la musique. 

Retrouve-t-on ici l’univers de l’auteur de Je m’en vais ou de Ravel ? Evidemment, l’écriture romanesque, foisonnante et truffée de détails, ne peut exister, le livret étant écrit en grande partie en vers, alexandrins, octosyllabes ou libres. Mais l’œil amusé de Jean Echenoz sur l’histoire, son humour jamais loin de l’absurde, sont là.

L’opéra raconte donc l’aventure américaine de Tesla (renommé Gregor déjà dans le livre), venu d’Europe de l’Est pour développer ses idéaux d’électricité pour tous. Et confronté à la dure loi capitaliste, incarnée par un autre ingénieur, Thomas Edison, qui règne en maître dans le New York de la révolution industrielle. Les éclairs force à dessein l’opposition des deux hommes. Ainsi chante le chœur (l’excellent ensemble Aedes) à la toute fin de l’œuvre : « L’un et l’autre ont changé notre espace. Ils ont accéléré le temps. Mais l’un sait vendre, et l’autre pas. (…) L’un questionne son portefeuille quand l’autre s’adresse aux Martiens ».

Justesse de la distribution

Drôle de zig, en effet, que ce Gregor : touche-à-tout d’une rapidité d’exécution hors normes, il invente, habité de fulgurances, et s’isole… pour parler aux oiseaux et aux extra-terrestres. Le baryton Jean-Christophe Lanièce campe bien ce poète des sciences aussi bien dans le jeu que dans la voix, oscillant habilement entre graves et aigus maîtrisés. Face à lui, le baryton basse André Heyboer est un Edison de caricature, vaniteux et cruel : « Je suis le magicien de l’Amérique moderne. Ce n’est pas un immigré serbe et vaguement diplômé qui va prétendre améliorer mon œuvre », chante-t-il remarquablement, sur une musique entêtante. Le ténor François Rougier et la basse Jérôme Boutillier complètent la distribution masculine avec une grande justesse. Le premier pour incarner en Norman la seule vraie amitié de Gregor en ce bas monde, le second à l’inverse pour camper le grossier Parker, un magnat de l’industrie qui soutire ce qu’il peut de Gregor avant de le lâcher.

Deux personnages féminins, inventés de toute pièce par Jean Echenoz, donnent de beaux moments lyriques : Betty, première journaliste femme de la place de New York, à la fois actrice de l’histoire et commentatrice du destin de Gregor, est portée par la voix de soprano lyrique d’Elsa Benoit. Et surtout Ethel (la remarquable mezzo Marie-Andrée Bouchard-Lesieur), femme mariée éprise de Gregor, offre une fibre sentimentale à la pièce avec un air mémorable, Vendredi, c’est le jour de Vénus, interprété sur des arpèges de vibraphone (en fait, un synthétiseur).

Le jazz et la skyline de Manhattan

La musique joyeuse de Philippe Hersant séduit pour le savoureux dialogue qu’il établit entre écriture contemporaine et legs du passé. « La mémoire joue un rôle important dans mon processus de composition », nous avait expliqué le musicien il y a quelques années. Quelques citations « savantes » y font leur apparition, comme le scherzo de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, mais ce sont essentiellement des réminiscences de la musique populaire qui habitent l’ensemble : une danse des Balkans, des chansons à boire irlandaises, des Christmas carols et surtout la comédie musicale américaine et le jazz, tonalités dominantes qui épousent parfaitement l’histoire.

Même esprit : la skyline de Manhattan trône sur le plateau de l’Opéra Comique, tout à tour solaire, grise ou presque noire, selon les scènes. Le metteur en scène Clément Hervieu-Léger (sociétaire de la Comédie Française) a ainsi renforcé la dimension imaginaire et poétique du texte avec des tableaux de toute beauté : des ateliers de Gregor aux usines d’Edison, en passant par les salons mondains de Parker, ses panneaux coulissants (conçus par Aurélie Maestre) permettent une vingtaine de changements de décors et de lieux sous nos yeux.

« Les éclairs », Jean Echenoz et Philippe Hersant, le 8 novembre à l’Opéra Comique, à Paris

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