- Choco-Boys, album hommage à Lucky Luke conçu par Ralf König, est paru le 15 octobre chez Lucky Comics.
- « Les détenteurs de la licence Lucky Luke savaient qui j’étais. Ils savaient qu’il y aurait un peu de sexe, que ça allait parler du milieu gay, que je serai un peu plus cru que le Lucky Luke classique », raconte Ralf König à 20 Minutes.
- « Cela m’est complètement égal que des gens soient choqués par le fait de voir deux cow-boys homosexuels », affirme Ralf König.
Dans Choco-Boys, paru le 15 octobre, on découvre
Lucky Luke en allié de la communauté
LGBT (lesbienne, gay, bi, trans). Cet album, on ne peut plus officiel, créé pour la collection « Un hommage à Lucky Luke d’après Morris » édité chez Lucky Comics, est signé
Ralf König. L’auteur de BD allemand de 61 ans, qui a toujours parlé d’homosexualité dans ses œuvres, aiguillé par son sens de l’humour et de l’observation, a relevé le défi de l’exercice de style sans trahir l’esprit des aventures de « l’homme qui tire plus vite que son ombre ».
Dans cet album, le cow-boy rend service à un chocolatier suisse en emmenant des vaches reprendre des forces à Dandelion Valley. Il part en mission avec un garçon vacher qui lui confie être amoureux d’un autre homme. Au fil des pages, le héros croise aussi Calamity Jane, Buffalo Bitch et Sitting Butch… Une intrigue arc-en-ciel que Ralf König, de passage à Paris cette fin de semaine, a accepté d’évoquer avec 20 Minutes.
Que représente Lucky Luke pour vous ?
Lucky Luke, pour moi, c’est avant tout un divertissement. Enfant, je l’ai beaucoup apprécié, je m’amusais à le recopier. Je le dessinais et le redessinais. C’est l’un des personnages de Morris qui, probablement, m’a le plus poussé à faire ce que je fais aujourd’hui. C’est une figure extrêmement marquante, un classique au même titre qu’Astérix ou Donald Duck. C’est un honneur pour moi, cinquante ans après, maintenant que j’ai fait ma carrière, d’avoir l’occasion de le dessiner moi-même.
Vous avez été surpris que l’on vous propose cet hommage ?
On ne me l’a pas proposé directement. J’ai glissé par relation dans le projet. Mon conjoint travaille pour la maison d’édition qui publie les aventures de Lucky Luke en Allemagne. Un de mes confrères allemands a fait un hommage au personnage il y a peu de temps [Lucky Luke se recycle de Mawil]. Un matin, au petit-déjeuner, je soupirais de dépit de ne pas avoir eu l’occasion de le faire. Mon conjoint ne m’a rien dit, mais il a fait passer le message au bureau et cela a été accueilli très favorablement. C’est comme cela qu’ils sont revenus vers moi en me proposant de faire un hommage à ma manière. J’avais pas mal d’appréhension au début. Je ne suis pas familier de l’univers du western, les chevaux, les maisons de bois… Cela ne fait pas partie de mon répertoire. J’ai réfléchi à l’intrigue, j’ai eu l’idée d’introduire une histoire de chocolat au Far-West et je me suis mis à la table de dessin.
L’éditeur vous a dit ce que vous pouviez faire et ne pas faire ? Quelles ont été les limites imposées ?
J’ai fait une vidéoconférence sur Zoom avec les détenteurs de la licence Lucky Luke pour leur présenter mon projet. Ils l’ont bien accueilli. Ils savaient qui j’étais, ils connaissaient mon parcours et ma carrière en tant qu’auteur de bandes dessinées homosexuelles. Ils savaient qu’il y aurait un peu de sexe, que ça allait parler du milieu gay, que je serai un peu plus cru que le Lucky Luke classique. Il y avait une forme d’appréhension que je sois excessif dans le traitement du personnage. On m’a fixé deux limites : il ne devait pas fumer ni être homosexuel. Sur le fait qu’il ne soit pas gay, je n’ai rien eu à redire. Ce personnage a 75 ans, à aucun moment dans ses aventures il n’est fait mention de son orientation sexuelle. En revanche, cela m’a été plus dur d’accepter que Lucky Luke ne fume pas, parce que j’ai toujours trouvé cela très attirant. Cela ne me plaît pas de le voir avec un brin de paille un peu ridicule dans le bec.
Vous représentez Lucky Luke, torse nu, avec des tétons. Tétons que l’on n’a vus dans aucun album précédent…
Je me suis toujours demandé pourquoi les personnages des classiques comme Astérix n’avaient pas de tétons. Personne n’a jamais su me répondre. Pour les femmes, on peut comprendre que c’est un élément sexualisant mais, chez les hommes, cela m’échappe. Je pense que cela dénote de la pudibonderie. Le fait de devenir à mon tour un dessinateur de Lucky Luke me permet de reproduire ce que je faisais enfant, c’est-à-dire que je prenais les albums de Lucky Luke, il manquait les tétons, alors je les ajoutais au feutre. Ça fait partie du personnage. Il est un homme, il a des tétons, c’est assez sexy, donc c’est important de le faire.
L’écriture est pleine de double sens, de sous-entendus, d’allusions… Vous vouliez délibérément proposer différents niveaux de lectures pour que, selon que le lecteur soit jeune ou âgé, gay ou non, l’interprétation de l’intrigue varie ?
Votre question est un compliment. Quand j’ai un projet, je m’y mets sans avoir tout écrit à l’avance. On avait cet interdit de faire de Lucky Luke un personnage homosexuel. Cela permettait de laisser planer une ambiguïté assez délicieuse sur la nature exacte de son orientation sexuelle. Dans aucune de ses aventures on ne le voit avec une femme et dans mon album qui parle d’homosexualité, on ne le voit pas non plus avec un homme. J’ai donc volontairement laissé planer le doute sur cet aspect. C’est différent de ce que je fais habituellement. Dans mes autres ouvrages, tout est très clair et univoque. Pour entretenir cet univers de flou, j’ai aussi créé des nouveaux mots. J’en ai trouvé un pour l’insulte homophobe : en français, c’est « salopette », la contraction de « sale lopette ». Il est aussi question non pas de bande dessinée mais d’« histoire en images ». Ces néologismes servent à brouiller les pistes.
Une scène se déroule dans une librairie : la jeune vendeuse dit son aversion pour les « histoires en images » – pour les bandes dessinées, donc – qui ne feraient pas le poids face à la grande littérature. Vous vouliez faire passer un message ?
C’est clairement un commentaire sur la façon dont les bandes dessinées sont perçues en Allemagne. Elles sont rangées dans le rayon humour et autres choses non sérieuses. Elles sont bien moins valorisées que la littérature classique. Quand je sors un nouvel album, il n’est pas placé en librairie sur le présentoir des nouveautés, je suis relégué au fond du magasin.
Cela tombe à plat en France, heureusement, j’ai envie de dire, parce que la BD est considérée comme un bien culturel, elle est davantage valorisée. Je voulais aussi parler avec ces personnages, un papa et sa fille, de la différence de perception entre les anciennes générations qui lisent Lucky Luke et la plus jeune qui est davantage sur des formats numériques, sur les iPhones, sur les mangas…
Y a-t-il des autrices ou des autrices dans la création desquels vous vous reconnaissez ?
Sur le plan personnel, je connais très peu d’auteurs. Je connais des auteurs de BD par le biais des festivals ou des rencontres, mais j’ai peu à voir avec le milieu. L’homosexualité est au cœur de mes histoires et, avec cela, j’ai toujours été un peu isolé, à part. Dans les années 1980, j’apportais un regard neuf sur ce thème qui était relativement tabou, sur une réalité considérée comme négative… Cela a eu un aspect libérateur. Même aujourd’hui, je pense que je suis toujours un peu dans mon coin, je ne fais pas partie d’une famille ou d’un mouvement spécifique et cela ne me déplaît pas nécessairement. Ce statut me permet d’avoir une approche du sexe différente de mes collègues hétérosexuels qui racontent des histoires hétérosexuelles. Aux Etats-Unis, avec Robert Crumb, dans le milieu underground, il y avait du sexe, mais c’était caché. Et cela n’a jamais vraiment changé. La sexualité dans la BD hétéro a toujours gardé cet aspect sulfureux. En tout cas, ce n’est pas sous cet aspect que je l’aborde dans mes œuvres. Peut-être que les auteurs hétéros se font engueuler par leurs femmes quand ils évoquent le sexe, ou que ça déplaît à leur entourage. Si j’avais été hétéro, cela aurait été beaucoup plus difficile de faire ce que je voulais faire.
En Europe occidentale, les droits des personnes LGBT ont progressé ces vingt dernières années. L’homosexualité est mieux admise dans la société. Traiter de ce sujet dans une bande dessinée n’est-il pas moins sulfureux ou provocant qu’avant ?
Avec ce Lucky Luke, je n’ai jamais souhaité être provocant. Cela m’est complètement égal que des gens soient choqués par le fait de voir deux cow-boys homosexuels. Je n’ai jamais été un militant de la cause [LGBT]. Je n’ai rien contre le fait qu’il puisse y avoir un effet collatéral positif avec une approche un peu émancipatrice. Mais je n’ai jamais eu, dans mes livres, l’ambition d’avoir un écho moralisateur. Je pense que mes histoires plaisent parce que je fais ce que j’ai envie de faire, ce que j’aime et ça se voit. En l’occurrence, je suis homosexuel, mes personnages sont homosexuels, c’est juste comme ça. Je pense que le public perçoit le plaisir que je prends à imaginer et dessiner les histoires. Les gens aiment trouver un bon narratif, des dialogues et des blagues. Il n’y a aucun militantisme sur ce terrain-là.
Travaillez-vous sur un nouvel album ?
J’en ai toujours trois ou quatre sur le feu. Pendant la pandémie, j’ai mis en ligne un certain nombre d’histoires courtes sur Facebook. Je pense continuer dans cette voie-là, pour parler peut-être de la sortie de la pandémie. Je réfléchis à adapter les Niebelungen, la légende de Sigfrid, un vieux substrat germanique mythique. Et puis, comme vous le voyez à ma chemise flamboyante [du doigt, il désigne les motifs], j’aime bien Popeye, les marins… Cela va peut-être faire partie d’un prochain projet. Il va absolument falloir que je redevienne créatif. Je me suis cassé le bras il n’y a pas très longtemps. Cela m’a empêché de travailler. J’ai hâte de m’y remettre. Le dessin n’est pas que mon gagne-pain, c’est aussi pour moi une façon de trouver un équilibre psychologique. Je contrôle tout ce qui sort de mon crayon et tout ce qu’il y a sur la planche. Si je ne dessinais pas, j’irais sans doute voir un psy. J’aime bien être le petit thaumaturge [magicien] avec un crayon à la main.
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