Interview.- L’époque l’idéalise sur les réseaux sociaux. Pourtant, la maternité reste une bataille dans un monde réel soumis à des codes toujours très masculins. Analyse de la philosophe, professeure de science politique.

Madame Figaro. – «Je ne serais pas devenue féministe si je n’avais pas été mère», dites-vous avec ce nouveau livre, Un corps à soi (1). Un cheminement qui, dans l’histoire du féminisme, ne va pas de soi. Pourquoi ?
Camille Froidevaux-Metterie. – Au début des années 2000, c’est effectivement par la maternité que je suis arrivée au féminisme : j’ai eu mon premier enfant en même temps que mon premier poste à l’université, deux événements très attendus, mais que je n’avais pas prévu de vivre simultanément. Je me souviens avoir allaité d’un bras, tapé mes cours de l’autre… Je ne l’ai pas vécu dans la facilité. J’ai alors cherché à savoir ce que les philosophes et les sociologues disaient de cette condition féminine que j’éprouvais de manière un peu rude. J’ai trouvé peu de choses, si ce n’est des travaux assez négatifs sur la maternité décrite comme la pire des aliénations. Ça ne m’allait pas.

Quelle critique plus large en faites-vous alors ?
Avec le recul, j’ai fait le constat d’une forme de déconsidération du corps des femmes dans le champ féministe. Elle a été le fruit d’une histoire particulière. Dans un premier temps, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la lutte pour les droits civils et politiques est menée précisément au nom de la capacité maternelle des femmes, et des qualités qui lui sont associées : c’est en tant que mères, éducatrices et pacificatrices, que les suffragistes revendiquent le droit de vote. On assiste ensuite à une longue phase de reflux. Quand le féminisme resurgit à la fin des années 1960, il remet la question maternelle au centre, mais sous un angle inédit : il s’agit désormais de s’affranchir de ce qui était jusque-là vécu comme un destin. L’enjeu est de conquérir le droit à la procréation et le droit à l’avortement.

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Mais les féministes ne parlent pas d’une seule voix…
Sur la question du rapport au corps féminin, deux courants de pensée s’opposent alors. D’un côté, les féministes matérialistes font de la conjugalité hétérosexuelle et de la maternité obligatoire le nœud de tous les problèmes et optent pour le lesbianisme politique, celui-là même que l’on redécouvre aujourd’hui. De l’autre, les féministes différentialistes défendent l’égalité femmes-hommes au nom de ce qu’elles appellent la «puissance maternelle des femmes». Elles rencontrent une forte résistance, nourrie par un universalisme égalitariste qui, lui, refuse de distinguer entre les individus. Elles sont contraintes à s’exiler aux États-Unis. Enfin, au début des années 2000, le développement des études de genre va encore accentuer la dévalorisation de la corporéité féminine. En 2015, lorsque je publie mon livre La Révolution du féminin (2), il est fraîchement reçu par certaines féministes qui me reprochent de réenfermer les femmes dans leur corps naturel et maternel. C’est un contresens, mais cela m’interroge : pourquoi un phénomène aussi massif et quotidien que la maternité est-il à ce point déconsidéré, dévalué, dans le champ féministe ?

Cependant vous persistez, et vous placez le corps au cœur de votre travail…
Oui, et je ne suis pas la seule. Car apparaît au milieu des années 2010, une jeune génération qui se saisit de ces thématiques corporelles : les règles, l’endométriose, les violences gynécologiques et obstétricales, les violences sexuelles et sexistes, la sexualité et le plaisir, la grossesse et l’accouchement, plus récemment le post-partum et la fausse couche.

Vit-on aujourd’hui un grand tournant ?
C’est certain ! Je le qualifie de «tournant génital du féminisme» ou de «bataille de l’intime». C’est tout à fait inédit à l’échelle de l’histoire du féminisme : une réappropriation par les nouvelles générations de la maternité et de la corporéité dans toutes ses dimensions.

Il n’empêche… Sur les réseaux sociaux, la norme tient la dragée haute, on y voit surtout une femme enceinte mince, au corps très bien proportionné, au sourire éclatant… Pourquoi cette imagerie d’Épinal ?
Parce que si les femmes ont pris le contrôle de leur corps procréateur, elles n’en continuent pas moins d’être conviées de manière forte et violente à une certaine forme de maternité idéale. Certes, elles ont pu investir la sphère sociale, travailler dans tous les domaines, conquérir ici ou là quelques positions de pouvoir, mais elles sont restées des corps «à disposition». Cela s’est traduit notamment par une dynamique de renforcement de l’exigence maternelle : l’enfantement étant un libre choix, on le présente désormais comme le plus sublime de tous. Et on en fait un indépassable, avec une pression symbolique intense.

La mise en scène de soi sur les réseaux sociaux concerne d’abord l’apparence quand on est jeune puis, avec l’âge, s’y ajoutent les questions domestiques et familiales. D’où cette avalanche de photos de chambres si bien rangées, d’enfants tellement adorables, de corps aux formes merveilleuses quinze jours après un accouchement… Honnêtement, je suis heureuse d’avoir eu mes grossesses avant tout cela ! Pour leurs enfants comme pour le reste, les femmes d’aujourd’hui, actives, émancipées, ambitieuses, voyageuses, libres, n’en continuent pas moins de subir la puissance de la dynamique néolibérale qui évalue nos existences au prisme de la performance, de l’excellence, de la perfectibilité… Et cela commence très tôt ! J’ai une fille de 15 ans et je trouve très compliqué de l’aider à trouver une forme de distance face à tous ces diktats…

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Il y a malgré tout de la résistance, avec de la parodie et de la rébellion…
C’est pour cela que je parle de «bataille de l’intime» : nous vivons un moment charnière où, dans les démocraties occidentales, les femmes réalisent que leur enfermement dans cette double fonction sexuelle et maternelle a survécu à un siècle d’histoire moderne, quand bien même elles avaient obtenu le droit de vote et conquis la maîtrise de la procréation. Le socle du système patriarcal, c’est cet enfermement des femmes dans leur corps-objet qui produit une division hiérarchisée du monde : privé-féminin-inférieur versus public-masculin-supérieur.

Certes, nous avons été autorisées, et même encouragées, à investir les sphères professionnelles, et nous y sommes parvenues. Pour autant, nous devons encore endosser toutes les charges associées au fait d’être mères, qu’elles soient concrètes ou mentales. Les femmes qui travaillent et qui délèguent la responsabilité de garder leurs enfants à d’autres (femmes essentiellement) sont toujours requises de penser à tout. Alors, il y a bien des hommes qui aspirent à prendre leur pleine part dans la vie familiale, mais dans des proportions qui demeurent ridicules. Pour transformer en profondeur la parentalité, il faut œuvrer à masculiniser l’intime, en obtenant notamment des congés de paternité dignes de ce nom.

Reste la joie pure de l’enfantement… Est-ce audible et dicible pour une féministe ?
Bien sûr ! Je plaide pour que l’on permette aux femmes d’éprouver pleinement cette «entrée fracassante dans le réel du corps» que constitue la grossesse, dans toutes ses dimensions. Comme tous les sujets corporels féminins, la maternité s’articule autour de deux pôles : objectivation et aliénation d’un côté, accomplissement et libération de l’autre. Apparence, sexualité, maternité, nous sommes toujours écartelées entre les frustrations, les tensions, la souffrance, et le plaisir, la joie, l’exaltation. Il se trouve qu’à l’échelle de l’Histoire, on ne nous a pas beaucoup autorisées à explorer et à assumer le versant joyeux et positif de notre corporéité.

En 2021, au travail, la femme enceinte, notamment pendant les trois premiers mois de la grossesse, reste suspecte. Pourquoi n’en sort-on pas ?
Tout le monde sait que ce premier trimestre de grossesse est délicat et épuisant, or c’est précisément ce que l’on demande aux femmes de taire ! Un tiers des femmes enceintes souffrent d’hypersomnie durant les trois premiers mois, personne n’a songé à le prendre en compte dans le domaine professionnel. Les voilà contraintes à voler quelques minutes de sommeil derrière leur ordinateur ou assises dans les toilettes des entreprises. On continue d’avoir une conception fonctionnaliste du corps des femmes, c’est un corps-machine, un corps-à-faire-des-bébés.

Histoires de femmes

La philosophe Camille Froidevaux-Metterie «dévore» les romans. Elle nous propose les récits de quatre auteures qui explorent le féminin et le rapport des femmes à leur corps. Autant de lectures coups de poing.
Annie Ernaux, avec Passion simple (sur le désir d’une femme approchant de  la cinquantaine), L’Événement (sur l’avortement), Mémoire de fille (sur la première fois, la violence sexuelle et l’anorexie), autant de «classiques», tous édités en poche chez Folio Gallimard.
Nelly Arcan, avec Putain (sur la sexualisation des corps féminins), un texte inoubliable, paru en 2001 et réédité en 2019 au Seuil.
Virginie Noar, avec Le corps d’après (sur l’enfantement) et La nuit infinie des mères  (sur les tourments de la maternité en célibataire), les deux parus aux Éditions François Bourin.
Marie Richeux, avec Sages femmes (sur une lignée de filles-mères liées par la couture  et la broderie), le coup de cœur de cette rentrée littéraire, aux Éditions Sabine Wespieser.

Tant que vous n’avez pas dépassé le premier trimestre et fait la preuve de votre capacité procréatrice, c’est quasiment comme si elle n’existait pas. Je trouve cela violent et anxiogène. Par ailleurs, pourquoi les jeunes femmes ont-elles peur d’annoncer leur grossesse au travail, surtout s’il s’agit d’un deuxième ou d’un troisième enfant ? Parce qu’elles savent ce que cela implique de discriminations – baisse de revenus, perte de perspective professionnelle, voire licenciement. La société exige des femmes qu’elles fassent des enfants, tout en les pénalisant pour cela ! C’est une aberration.

Nous vivons dans un monde conçu à l’aune du corps masculin, un monde où les femmes n’ont pas de règles, pas d’enfants, pas de cancer du sein… C’est un monde où les individus sont censés être constants et performants, où la vulnérabilité et la fluidité des corps n’existent pas. C’est aussi cela qu’il faut interroger. La crise sanitaire nous l’a rappelé de façon criante : un parcours de vie n’est jamais linéaire ni exponentiel, pour une femme comme pour un homme.

Vous écrivez : «Les femmes sont leurs corps.» Pourquoi davantage que les hommes ?
Parce qu’historiquement, elles n’ont longtemps été «que» des corps, elles ne peuvent pas faire comme si elles n’en avaient pas. À la puberté, les filles éprouvent une transformation de leur corps qui est immédiatement, pour elles, synonyme de sexualisation et d’objectivation. Les seins poussent et elles se lancent dans la vie avec cette conscience que leur corps est un corps sexuel à disposition des regards.

Au même moment, les garçons subissent des transformations aussi intenses. Mais personne ne saura rien de l’augmentation du volume de leurs testicules, ni de leurs premières érections et éjaculations qui se vivent dans l’intimité des chambres à coucher. Les garçons ne sont pas exempts de doutes et de complexes, mais il n’y a aucune mesure entre les discriminations et les violences que les femmes subissent et la relative neutralité des caractéristiques physiques pour les hommes. Voilà pourquoi le corps est l’ultime lieu du combat féministe : nous ne pouvons esquiver cette dimension existentielle, et nous devons devenir enfin des corps-sujets.

(1) Un corps à soi, de Camille Froidevaux-Metterie, Éditions du Seuil, 352 pages, 23 €.
(2) La Révolution du féminin, de Camille Froidevaux-Metterie, réédité en 2020 en poche chez Folio Gallimard.

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