Interview.- Soucieuse d’une mode écolo qui prend son temps, la créatrice française dresse aujourd’hui son bilan sur les excès dans le secteur. Défilé, égéries, création… Selon elle, l’industrie n’a pas saisi l’opportunité de se réinventer avec la crise mondiale.
Elle reconnaît elle-même son franc-parler : «Je me suis mis le système de la mode à dos. Ça ne les arrange pas, que quelqu’un mette un coup de pied dans la fourmilière». Les mots sonnent un peu comme une fronde, mais Amélie Pichard est surtout occupée à suivre son bonhomme de chemin, à distance des business plans, des cadences soutenues imposées par les fashion weeks et du système qu’elle dénonce. Depuis dix ans, cette Parisienne fabrique des sacs et des chaussures piqués d’une douce exubérance empreinte de gourmandise et d’un kitsch décomplexé. En 2016, après une collaboration vegan remarquée avec l’actrice américaine Pamela Anderson, elle remet sa marque totalement à plat. Sa prise de conscience sur les travers du secteur l’a faite s’échapper des cases, des mécaniques effrénées et des conventions. Et la porte vers une mode décroissante.
Pour autant, elle n’est pas à court d’idées. Un sac entièrement réalisé à partir d’une grande feuille tropicale (le tout premier au monde), une chaussure à plateforme customisable à l’envi… Les créations singulières fusent, et le rythme ralenti. Amélie Pichard affirme que la période du confinement lui a «fait du bien». La crise du Covid a renversé une machine bien huilée. Les ateliers se sont mis à tourner moins vite, les productions sont arrivées en pointillés et les campagnes se sont montrées presque inexistantes. «Le monde s’est arrêté, j’avais espoir qu’il change». A-t-il changé ? La créatrice revient sur cette «mode d’après», tant fantasmée.
Reprise des activités
Madame Figaro. – New York, bientôt Paris… Les défilés reprennent du service. Que vous évoque cette reprise ?
Amélie Pichard. – Je suis dégoûtée. On voit bien qu’avec la fashion week de New York, on est en train de revenir là où nous en étions restés avant le Covid. Nous étions dans un entre-deux, la mode aurait pu inventer autre chose. Au lieu de cela, elle revient à ce qui la rassure pour être sûre de vendre. La mode adore ne pas se rappeler ce qu’elle a dit avant. On reprend les podiums, on se remet à faire bouger les gens un peu partout dans le monde, on utilise les mêmes photographes sur toutes les campagnes, on communique avec les mêmes stars… Quand on prend une Kendall Jenner ou une Kim Kardashian pour valoriser son image, ce n’est pas un choix de cœur, mais un choix qui fait vendre. Cette unification me perturbe beaucoup, les créateurs sont censés faire des créations uniques.
Pendant le confinement, plusieurs marques avaient annoncé se retirer du calendrier, aujourd’hui, certaines y reviennent.
Ces annonces de retrait du calendrier de la fashion week faites pendant les périodes de confinement nous laissent penser que c’était des coups de com’. À ce moment-là, les marques n’avaient pas d’autres choix que de ralentir le rythme car les usines de production étaient fermées. Cette obligation s’est finalement transformée en opportunité d’être dans l’air du temps, et en ce moment c’est le green.
L’industrie de la mode n’aurait donc pas tiré de leçons de cette période de mise à l’arrêt ?
Elle sait ce qui est mal mais elle fait tout pour ne pas changer. Le business des marques est souvent géré par des financiers peu rassurés à l’idée d’un changement, même quand les bénéfices stagnent. Le changement implique que pour arriver à une nouvelle dynamique, il faut passer par «un jour d’après» compliqué. Et de toute évidence, l’industrie ne veut pas de cette étape. Le chemin peut faire peur car pour être green, certaines marques doivent parfois envisager de fermer et tout repenser.
En vidéo, face au Covid l’industrie de la mode se mobilise
La dictature du calendrier
Les marques sont pourtant très nombreuses à s’inscrire dans une démarche plus responsable, sans passer par la case «tirer le rideau».
En effet, le tableau n’est pas si noir. On voit bien que tout le monde essaye d’aller dans le bon sens. On note juste que quelque chose les retient d’aller à fond : l’argent. Pour beaucoup encore, le profit est antinomique à une démarche écologique… C’est dommage. Pourquoi toujours faire plus ? Développer des produits qui ne servent à rien ? Faire des collaborations avec de grosses stars qui ne ressemblent pas à l’ADN de la marque ? La mode est un métier d’insatisfaits qui se sentent obligés d’être à la quête du «toujours plus». Sans parler des tendances qui sont vraiment problématiques. On réfléchit la mode comme si tout le monde allait mourir demain et qu’il fallait tout faire très vite. Le it-bag, par exemple, est hyper dangereux. Pour éviter toute lassitude, on sort chaque saison de nouveaux modèles. Ne pourrait-on pas tout simplement envisager une pause pour repenser le système ?
Cette pause, vous l’avez faite en 2017 en stoppant le modèle économique classique de votre marque pour embrasser une mode décroissante. En quoi cela a-t-il consisté ?
Je ne voulais plus jouer le jeu du renouvellement à chaque saisonnalité. Quand j’ai pris cette décision, ma marque avait six ans. Elle commençait à être bien installée, le saut a été évidemment une grosse prise de risque. Du jour au lendemain, j’enlevais tout ce qui faisait mon chiffre d’affaires. Mais j’avais pour objectif de parler en direct à ma clientèle et de prendre le temps pour chaque modèle créé. Aujourd’hui, je n’ai plus aucun calendrier, il peut se passer deux ans et demi entre le moment où je conçois un sac et celui où il sort, contre six mois habituellement.
Le choix des matériaux m’a aussi compliqué la vie, le tout vegan n’était pas encore écolo, donc je continuais à faire du cuir tout en n’étant pas sécurisée sur les abominations faites sur les animaux, y compris en France. Mes clientes aussi ont changé, elles sont patientes et comprennent ma démarche. Le fait que je ne grossisse pas, pour certains cela signifie que je déteste l’argent. Ce n’est pas le cas, je pense simplement que l’on peut en faire moins. Je passe ma vie à être découragée, à avoir peur que mon entreprise ferme, de perdre mon nom, mais j’ai des convictions personnelles qui sont obligées de s’adapter à mes convictions professionnelles.
Comment voyez-vous l’avenir du milieu de la mode ?
Je suis de nature optimiste, j’ai bon espoir que le monde ouvre les yeux. Des avancées sont faites un peu partout. Le luxe fait de grandes annonces sur la découverte de nouveaux matériaux, mais le problème, c’est qu’il se les garde sous le coude. Notre devoir, c’est aussi d’être partageur quand on peut faire avancer les choses. Pour que la mode évolue vers la bonne direction, il faut que tous les métiers changent et que les jeunes créateurs aient le courage de s’écouter et de s’affranchir d’un entourage professionnel trop formaté.
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