Cette période troublée montre à quel point le collectif et l’individu peuvent s’opposer. Une voie de réconciliation existe : l’égosophie, une sagesse de soi qui prend mieux les autres en compte.

La crise sanitaire en est une nouvelle fois un exemple frappant : il devient difficile de vivre en harmonie tous ensemble. Ce qui devrait nous unir – comme lutter contre un virus ravageur – est parfois devenu un motif supplémentaire d’opposition, et même de division. Avec un constat majeur : la liberté de certains commence là où s’arrête celle des autres. Dans un environnement social bousculé, sommes-nous à ce point devenus égoïstes et sourds à la parole de l’autre ? Et si, pour bien vivre ensemble, il fallait se connaître et s’assumer soi-même ? «Connais-toi toi-même et tu connaîtras mieux l’autre» : telle est la pensée apaisée à cultiver cette rentrée.

Parler à son nombril, ça fait du bien mais on a vite fait de tourner en rond. Les innombrables méthodes de développement personnel (yoga, méditation…) au succès spectaculaire font marcher l’édition, mais ne font rien pour nous réunir. «Le succès de ces techniques réside dans l’esseulement des individus, constate Thierry Jobard, auteur de Contre le développement personnel (Éd. Rue de l’Échiquier). La dissolution des structures collectives (église, syndicat, famille…) et l’individualisation des parcours laissent chacun responsable de tout, et surtout de ses échecs. La tentation est grande alors de chercher des recettes pour parvenir à une hypothétique meilleure version de soi et réussir à faire sa place dans un contexte de concurrence généralisée.» En 1998, avant les réseaux sociaux, le sociologue Alain Ehrenberg parlait déjà de cette «fatigue d’être soi».

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Si, de prime abord, le développement personnel semble apporter une réponse rassurante aux pertes de repères actuels, il peut aussi favoriser le repli sur soi : «C’est la culture du narcissisme, alerte le philosophe Vincent Cespedes (1). Les rapports avec les autres sont dépolitisés et on se soucie plus de sa petite personne que de changer le monde. Aucun progrès ne peut en émaner.»

D’inspirations philo-psycho-ésotéro-spirituelles, cette quête éperdue du bien-être peut aussi conduire à une vision erronée de soi, et de l’autre : «Le développement personnel entretient cette idée douteuse d’amélioration de soi-même qui peut se transmettre aux autres, notamment grâce à la bienveillance, puis, de proche en proche, à toute la société, détaille Thierry Jobard. Cette fable présuppose autrui comme une simple abstraction et ne conduit qu’à un agrégat d’atomes sans valeurs communes !»

Enfin, cette quête individuelle et consumériste de souplesse, d’adaptabilité, d’autonomie, de résilience via des outils payants et formatés ne ressemble-t-elle pas, au fond, à une mise en conformité des individus aux attentes des marchés du travail, de l’amour, de l’éducation… ? «En suivant des protocoles préétablis, on ne se trouve pas soi : on rentre dans un moule», estime Élise Debord, philosophe égosophe (2).

Remise(s) en question

Bien sûr, il ne s’agit pas de revenir à des structures totalitaires où l’individu s’effacerait derrière le collectif, mais de mieux s’intégrer dans un monde où il y a soi et les autres. Cette nouvelle posture philosophique de vie, c’est l’égosophie – connaissance et sagesse de soi. «Contrairement au développement personnel, il n’y a pas d’injonction au mieux-être, ni au bonheur, souligne Élise Debord. Et pas de recette toute faite. C’est se connaître pour mieux agir, de façon responsable, dans un monde où il y a moi et l’autre.»

Tout part de quelques postulats de base. Tout d’abord, admettre que l’on est unique et qu’il n’y a pas d’outils, de moule ou de rôle préétabli valable pour tout le monde. Ensuite, accepter que rien n’est figé : nous, comme les autres, sommes en constante évolution. Enfin, le maître mot reste liberté. On la sert à toute les sauces mais, en fait, comment l’exercer ? D’abord en faisant des pauses. Dans cette société moderne où on passe son temps dans l’action (travail, loisirs, famille…), on laisse les conventions et événements agir pour soi. «Adopter une posture égosophique présuppose de cesser de se fuir, analyse Élise Debord. Il est important de faire du vide pour ramener le calme en soi et pouvoir se remettre en question.»

Finis, les agendas surbookés : on laisse du temps pour le «rien». On en profite pour développer son auto-sens critique en s’interrogeant sur soi vis-à-vis de n’importe quel acte, comme si on ne se connaissait pas, sans a priori, dureté, ni indulgence.

Choisir d’être soi

«L’idée est de ne chercher en soi ni la princesse ni le monstre, mais de se voir telle que l’on est, en sortant des rôles que l’on s’attribue, poursuit la philosophe. Cela peut être déstabilisant, mais c’est in fine libérateur.» Comme se demander ce que révèle, en pleine réunion, de répondre à un appel de son ado au lieu de rester focalisée sur son travail : manque de confiance en les autres, mère poule, anxieuse ?

On arrête aussi de se conformer à tout prix pour s’afficher et agir en conscience. Pas envie d’aller dîner chez les Dubois ce soir ? On décline. «Dire qu’on n’a pas le choix, c’est choisir qu’on n’a pas le choix !», pose Élise Debord. Mais une fois qu’on a pris une décision, on assume ses actes. Être soi permet d’être pleinement à la rencontre de l’autre, sans excès d’égoïsme, ni d’altruisme. Surtout, on cesse de faire peser sur l’autre colère ou déception… ce qui apporte de l’apaisement dans la relation. Ainsi, on cesse aussi peu à peu de voir la société comme le lieu des conventions et faussetés. Prendre une femme de ménage évite d’en vouloir à son compagnon, donc d’avoir de meilleurs rapports avec lui…

Enfin, on peut cultiver le codéveloppement personnel. «Le moi est une narration composée des autres, assure Vincent Cespedes. On se crée et on se transforme en réseau. La parole, le dialogue – y compris sur les réseaux sociaux – nous permettent de progresser, de nous interroger et de nous remettre en question de façon permanente.» Le self care peut passer par le selfie, mais pas forcément !

L’effet Greta

Et si le salut venait des jeunes ? Certes, la culture de l’égocentrisme et du désenchantement fait rage sur TikTok, mais selon le Dr Corey Seemiller, professeur américain, expert de la génération Z, cette dernière a en réalité un désir viscéral de progrès et de justice. Elle considère que c’est son rôle de dessiner un futur meilleur, se définit par son sens de l’empathie, sa compassion, son besoin inexorable d’échange et d’union. Comme la jeune militante écologiste Greta Thunberg, elle rêve d’un nouveau monde où chaque être humain serait respecté pour la richesse même de son identité… Pas sûr que leur voix porte jusqu’en Afghanistan.

(1) Auteur de 3minutes pour comprendre les 50 œuvres et théories des plus grands philosophes français, Guy Trédaniel Éditeur, bientôt disponible.
(2) Coach en égosophie.

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