Interview.- Après s’être penchée sur Charles Manson dans The Girls, la romancière américaine s’est attachée au sort du producteur déchu dont elle a imaginé, dans son roman Harvey, les dernières heures de liberté. Pour mieux comprendre de quelle étoffe sont faits les monstres.

C’est un homme malade, obèse, vulgaire et arrogant que dépeint Emma Cline dans son roman, Harvey (1), sorti en mai. Un ex-magnat de Hollywood isolé dans une maison de campagne, à la veille de son procès pour agression sexuelle. Un homme seul, dont l’Américaine de 32 ans déroule le fil des pensées. Le Weinstein d’Emma Cline n’a aucun doute sur le fait qu’il sera innocenté : après tout, «Polanski continuait à faire des films, continuait à skier dans les Alpes suisses avec ses potes, et à remporter des récompenses. Harvey, c’était du pipi de chat en comparaison», peut-on lire dans le texte. Alors plutôt que de penser au procès qui l’attend, le producteur imagine un nouveau projet de film, envoie des textos impérieux à ses employés et avocats un peu atterrés. Il prend un bain, reçoit la visite d’une infirmière qui lui administre un cocktail de drogues contre le mal de dos. Tout juste se souvient-il, avec mépris, de celles qui ont témoigné contre lui.

Après s’être glissée, dans son premier roman The Girls, en 2016 (2), dans la peau de personnages inspirés du gang meurtrier de Charles Manson, Emma Cline (qui vient également de sortir un recueil de nouvelles, Daddy (3) s’est intéressée à un autre monstre. Histoire de comprendre, par le biais de la fiction, qui est celui dont les actes ont provoqué, avec le mouvement Me Too, une véritable déflagration.

En vidéo, le producteur Harvey Weinstein condamné à 23 ans de prison

Une figure du mal

Madame Figaro.- Pourquoi avez-vous désiré travailler sur le personnage de Harvey Weinstein ?
Emma Cline.-Je suis fascinée par la psychologie des gens qui se conduisent mal. Il est très facile de penser à des personnages comme Weinstein de manière caricaturale : ils représentent le mal incarné, ce sont des monstres, ils appartiennent presque à une autre espèce que la nôtre. Ce qui m’intéresse, c’est la capacité de la fiction à pénétrer l’état d’esprit de ces personnages, à essayer d’intégrer la complexité des gens, même les plus malfaisants. À dépasser le cliché, la caricature pour essayer d’explorer leur humanité. Pour moi, il est encore plus effrayant de se confronter à la banalité ou au ridicule de personnages comme Harvey Weinstein. Parce que cela signifie que même ceux que nous considérons comme des êtres malfaisants ressentent des émotions qui nous sont familières. En ce sens, le mal est quelque chose d’ordinaire.

L’auteure Emma Cline.

Pourquoi avoir choisi de situer précisément votre récit sur le jour précédant le début de son procès ?
Je voulais écrire sur un personnage comme Harvey Weinstein au dernier jour de sa vie «normale», celui pendant lequel il peut encore vivre avec l’illusion qu’il pourra se sortir de la situation qu’il a créée, en éviter les conséquences. Il fallait que le lecteur puisse commencer à percevoir les premiers signes indiquant que ce personnage va être puni. Il reste tellement incapable d’accepter la fin de sa gloire, s’accroche tant à ses propres mensonges qu’il me semble à la fois extrêmement fascinant, mais aussi très triste.

Quel est la part de faits réels et d’imagination dans le livre. Par exemple, vous décrivez ce moment où la fille et la petite-fille d’Harvey Weinstein, qu’il traite avec un mélange d’affection et de condescendance machiste, viennent lui rendre visite. Cela s’est-il réellement produit ?
Je ne sais pas, j’ai vraiment essayé d’écrire ce roman sans m’attacher aux faits. J’ignorais, par exemple, si le vrai Weinstein avait même des enfants adultes, ou des petits-enfants (il a quatre filles et un garçon, NDLR). Mais ces personnages fictionnels permettent de créer des détails ou des situations qui profitent à la narration.

Dans quelle mesure avez-vous suivi l’affaire Weinstein ? Quelles réactions a-t-elle provoqué chez vous ?
Je l’ai suivie de manière assez vague. Ce qui m’a surtout intéressée, ce sont les structures qui ont permis à quelqu’un comme Harvey Weinstein d’opérer si longtemps. Apparemment, sa façon d’agir était bien connue, et pourtant, il a fallu très longtemps avant qu’elle soit exposée. Pourquoi ? Je crois que les Américains vénèrent le pouvoir et la célébrité : évidemment, cela a permis à cet homme de pouvoir agir pendant des décennies. Ceux qui l’entouraient le laissaient continuer.

Le déni absolu

Votre Harvey ne se sent coupable de rien. Avez-vous souligné ce déni pour faire écho à celui dans lequel baignent souvent les agresseurs sexuels ?
Ce personnage a bâti sa vie sur le fait de croire qu’il ne pouvait jamais faire d’erreurs, qu’il n’avait jamais tort. Même face aux preuves, et à une dénonciation publique de ses actes. Pourquoi cela changerait-il ? Rien ne peut altérer l’image de perfection qu’un narcissiste malveillant a de lui-même. Reconnaître qu’il a fait du mal provoquerait une trop grande remise en question.

Vous vous concentrez beaucoup sur le corps d’Harvey Weinstein, malade et repoussant. Vous le décrivez même en train de prendre un bain. Pourquoi ? Cela constituait-il une forme de vengeance ou un moyen de l’objectifier, comme il l’a fait avec les femmes ?
Pour moi, le personnage de Harvey éprouve beaucoup de haine envers lui-même, mais elle est si profonde qu’il n’en a même pas conscience. Je pense que cela vient du fait qu’il est déconnecté de son corps. Par exemple, dans la scène de la baignoire, il ne regarde même pas son entrejambe : il y a un blocage, il est incapable d’habiter sa propre peau. Je crois que les gens comme lui, qui souffrent de grands dégâts psychologiques, sont aussi ceux qui sont le plus à même d’abîmer les autres. Si l’on ne parvient pas à s’accepter, on essaie de projeter cette honte sur les autres. De plus, construire un personnage, c’est l’acte de contrôle ultime. Etre une jeune femme et écrire à propos de quelqu’un comme Harvey, alors que jusqu’ici, c’était lui le maître du jeu, me semblait être une dynamique intéressante.

Harvey, d’Emma Cline.

Le pouvoir de la fiction

Que répondriez-vous à ceux qui estimeraient qu’il est déplacé, dans une perspective féministe, de donner à Harvey Weinstein le rôle principal d’un récit, et d’imaginer son point de vue?
Je pense qu’il est bizarre de prétendre qu’écrire sur des personnages immoraux est problématique. Cela va à l’encontre de toute l’histoire de la littérature et de l’art, qui se sont souvent attachés avec des personnages moralement questionnables. Lire des livres qui ne traiteraient que de gens irréprochables ne donnerait qu’une littérature sèche et déprimante. C’est de la propagande morale, pas de l’art. La littérature, pour moi, n’est pas une affaire de personnages au-dessus de tout reproche. Je m’intéresse aux êtres humains, et les êtres humains se comportent mal. Bien sûr, ce Harvey de papier est un exemple extrême. Mais pourquoi ne pas essayer de s’intéresser à ce qui se passe dans la tête de quelqu’un qui a fait autant de mal ?

L’affaire Weinstein commence à faire l’objet de nombreuses fictions. Il y a votre livre, et un film en préparation, She Said, avec Carey Mulligan et Zoe Kazan, sur les femmes qui ont enquêté sur l’affaire. Dans quelle mesure l’imaginaire peut-il nous aider à mieux comprendre cette affaire et le mouvement #MeToo ?
Je crois que la fiction a tout à voir avec l’ambiguïté et la nuance. Elle n’est pas aussi soumise à la réalité que l’est le journalisme. Et encore une fois, elle n’est pas là pour nous apprendre quoi que ce soit, mais pour nous permettre de mieux comprendre l’expérience humaine.

Daddy, de Emma Cline.

Vous venez de publier un recueil de nouvelles, Daddy, qui tourne autour de la figure paternelle, des hommes et de leur relation à leur famille, choisie ou non. Pourquoi ce thème ?
Je crois que la plupart de nos dynamiques sociales dépendent toujours d’une vieille répartition des rôles en fonction du genre, ou de rapports de pouvoir, dans les familles comme dans nos relations. Le mot «daddy» (père en français) peut à la fois prendre une connotation totalement innocente, mais aussi profondément sexuelle. Cela me semblait refléter cette dualité.

(1) Harvey, Editions de la Table Ronde, 112 p., 14 euros.
(2) The Girls, Editions de la Table Ronde, 336 p., 21 euros.
(3) Daddy, Editions de la Table Ronde, 272 p., 22 euros.

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