Cagoules sur la tête, tenues noires, les rappeurs marseillais d’IAM débarquent sur la scène de la 14e édition des Victoires de la musique, en 1999. Le groupe, rejoint par une bande de figurants en treillis, entonne Independenza face à un public médusé et visiblement peu habitué à ce type de performance. En 2017, c’est un autre Marseillais, Jul, qui se produit aux Victoires. De l’autre côté de la scène, les spectateurs reproduisent timidement le signe de ralliement au rappeur grâce à des gants distribués pour l’occasion.

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Presque vingt ans séparent ces deux séquences, mais le décalage entre le monde du rap et celui des Victoires de la musique semble immuable. Entre temps, le rap s’est pourtant imposé comme la musique la plus écoutée de France. La cérémonie, pilotée par les professionnels de l’industrie musicale, est critiquée pour la façon dont elle traite ce genre musical. Les spécialistes de cette musique dénoncent l’ignorance des organisateurs, malgré les tentatives d’ouverture opérées ces dernières années. Alors que se tient la 35e édition de la cérémonie, vendredi 14 février, le rap et les Victoires de la musique peuvent-ils rimer ensemble ?

Une catégorie « fourre-tout » et « indigeste »

Entre le genre musical et les Victoires de la musique, l’histoire n’est pas partie du bon pied. Créée en 1985, la grand-messe de la chanson française a longtemps boudé le rap. En 1992, MC Solaar est sacré dans la catégorie groupe de l’année… alors qu’il rappe seul. Il faut attendre 1999 pour que ce courant musical ait sa propre catégorie, baptisée « album rap ou groove de l’année ». « Une catégorie bâtarde » qui rassemble « la musique des banlieues et des jeunes », selon Olivier Cachin, journaliste et spécialiste du rap hexagonal.

Le groove est successivement remplacé par le reggae en 2000, puis par le hip hop en 2002, et le r’n’b en 2005. L’année suivante, l’Académie des Victoires de la musique réunit même rap, r’n’b, ragga et hip hop sous une même étiquette. C’est « une institution tellement vieille que le rap reste pour elle un gros mot, une catégorie qu’ils n’arrivent pas à définir », analyse Yérim Sar, journaliste pour le site Noisey et la radio Mouv’. En 2007, les organisateurs s’arrêtent enfin sur le terme de « musiques urbaines ». Un choix qui frustre les spécialistes et les professionnels du genre. Nommé dans cette rubrique en 2009, le rappeur Kery James fustige alors une dénomination « fourre-tout, une immense paella un peu indigeste » et boycotte la cérémonie.

Dire ‘musiques urbaines’ pour ne pas dire rap, c’est comme lorsqu’on dit cinéma de genre pour ne pas parler de cinéma d’horreur, parce que c’est vu comme une sous-catégorie.

à franceinfo

Au-delà de l’appellation, c’est aussi les nominations dans cette catégorie qui interrogent. En 1999, les Victoires de la musique couronnent le groupe Manau face à quatre poids lourds du rap : NTM, MC Solaar, Stomy Bugsy et Ärsenik. « Une humiliation », pour Olivier Cachin. « C’est un message clair adressé au rap : ‘Vous n’êtes pas les bienvenus.’ Même Manau était gêné de remporter ce prix », se souvient le journaliste. En 2008, le groupe parodique de Michaël Youn, Fatal Bazooka, concourt aux côtés de MC Solaar, IAM et Hocus Pocus. 

En 2011, la rupture semble actée. Les organisateurs des Victoires font le choix de diviser la cérémonie en deux : une première partie à Lille pour les révélations et les musiques urbaines et une seconde à Paris pour les artistes confirmés. La mise à l’écart passe mal. Booba refuse de se rendre à la soirée et dénonce dans un communiqué publié sur son site une « délocalisation des musiques dites spéciales et des révélations » qui « témoigne de Victoires de la musique à deux vitesses ». L’expérience ne sera plus jamais réitérée.

Sentiments contradictoires

Malgré ces disputes, les Victoires de la musique tentent un rapprochement ces dernières années. Impossible pour une cérémonie qui récompense la musique francophone d’ignorer complètement un genre de plus en plus écouté. Les prestations et les nominations de rappeurs se sont donc multipliées. En 2018, Orelsan rafle trois trophées dont celui d’artiste masculin de l’année, la catégorie reine de la compétition. Le duo Bigflo & Oli est récompensé pour son titre Dommage et MC Solaar remporte le prix de l' »album de chansons ».

Mais les ressentis demeurent. Lors de cette édition, l’absence de Booba et Damso parmi les nommés, malgré leur succès commercial, est pointée du doigt. La polémique contraint le président des Victoires de la musique de l’époque, Gilles Désangles, à réagir dans Le Parisien : « Les Victoires expriment le désir des professionnels, et non celui du public, comme c’est le cas le reste de l’année. »

Peu nous importe le nombre de ventes d’untel ou d’untel.

dans « Le Parisien »

En 2019, pour réparer cet oubli, la 34e édition sacre le belge Damso, qui chante pourtant dans l’un de ses titres : « J’t’aime pas comme les Victoires de la musique. » « Là où j’ai fait preuve de colère, vous avez su faire preuve d’ouverture d’esprit », concède l’artiste dans son discours de remise de prix. 

Les Victoires jouent avec les sentiments des rappeurs lauréats. « Il y a la fierté d’être reconnu par des professionnels historiques du milieu, mais c’est aussi une revanche après ne pas avoir été estimé pendant longtemps à son juste niveau », décrit Julien Kertudo, créateur du label indépendant Musicast, qui distribue de nombreux rappeurs français. En 2019, face à un marché inondé par les sorties rap, l’Académie crée deux catégories distinctes pour le rap et les musiques urbaines. « Une tentative d’ouverture », saluée par le producteur et ingénieur du son Diabi, auprès de franceinfo.

« On amène un pote bizarre, mais le moins bizarre »

Les nommés aux Victoires de la musique ne reflètent toutefois pas la diversité du rap. Nekfeu, Bigflo & Oli, Orelsan, Lomepal… Les éditions passent et les listes des sélectionnés se ressemblent.

C’est la cérémonie d’Universal si on résume de manière cynique.

à franceinfo

« Les maisons de disques choisissent stratégiquement qui elles envoient », poursuit le journaliste. Un avis partagé par le rappeur indépendant Edgar Sekloka qui estime que la cérémonie est « une vitrine pour mettre le projecteur sur un artiste affilié à une maison de disques ».

Nekfeu et Bigflo & Oli sont sous contrat avec Universal. Orelsan est lui soutenu par le label Wagram, qui travaille entre autres avec Matthieu Chedid, Philippe Katerine ou Dominique A. Lomepal est le seul rappeur auto-produit à s’être imposé régulièrement dans la liste des rappeurs nommés aux Victoires de la musique. Mais d’autres comme Jul ou le groupe PNL n’ont pas cette chance. « On amène un pote bizarre, mais le moins bizarre de tous », commente Amadou Ba, rédacteur en chef du média spécialisé Booska-P.

Une critique entendue par l’Académie qui a réformé son mode de scrutin pour la 35e cérémonie. Le collège de votants, composé de 600 professionnels (managers, attachés de presse, médias, etc.), a été élargi à 900 personnes, dont 200 choisies parmi le grand public, via un appel à candidatures. L’autre changement réside dans la disparition des étiquettes de genre (rock, électro, world, musiques urbaines et rap), réduisant le nombre de catégories de 13 à 8. « Nous voulions éviter de catégoriser les artistes. Et puis, le public ne s’y retrouvait pas forcément. C’était aussi une demande d’artistes, qui nous disaient ‘on veut concourir avec tout le monde' », justifie Romain Vivien, le nouveau président des Victoires de la musique.

Pas besoin des Victoires pour connaître le succès

Conséquence de cette réforme, les rappeurs Lomepal et Nekfeu sont donc en compétition avec Alain Souchon, Philippe Katerine et Vincent Delerm pour le prix du meilleur album de l’année.

Dans le milieu du rap, ces transformations sont perçues comme une volonté d’invisibilisation du genre. « C’est encore pire, s’emporte le producteur Diabi. Mélanger les albums de rap avec le reste, alors qu’on sait d’avance qu’ils ne vont pas gagner… » L’ingénieur du son et beatmaker, qui a travaillé sur Les Etoiles Vagabondes, de Nekfeu, d’ailleurs nommé cette année, regrette l’absence d’autres grands noms du genre dans cette catégorie comme Aya Nakamura, PNL ou Ninho. Trois artistes dont les albums figurent pourtant dans le top 10 des albums les plus vendus en 2019. « Quand on regarde la liste des nommés, on cherche en vain une diversité de couleurs », assène même le chanteur Manu Dibango dans Le MondePour les personnes interrogées par franceinfo, la réforme proposée par les Victoires n’est pas aboutie.

Il faudrait que [l’Académie des victoires] fasse appel à des acteurs de l’urbain pour avoir de la légitimité sur le rap.

à franceinfo

« Les labels indépendants devraient être à la place des majors. Là on pourrait voir tous types d’artistes », renchérit Edgar Sekloka. « Je doute que ça arrive », tempère de son côté Olivier Cachin.

« J’en ai rien à foutre des Victoires de la musique, c’est un vieux monde », lâchait en 2018 le rappeur Vald à franceinfo. Le monde du rap n’essaye plus de faire les yeux doux aux Victoires. Fini l’époque de l’« indignation », selon Olivier Cachin, aujourd’hui le « divorce » entre la cérémonie et le rap se précise estime le journaliste. 

Depuis l’apparition du streaming, les rappeurs n’ont plus besoin des émissions télévisées et des grandes cérémonies comme les Victoires.

à franceinfo

« Pourquoi lier son destin aux Victoires de la musique ? » s’interroge Amadou Ba. Le rédacteur en chef de Booska-P plaide plutôt pour la création d’une cérémonie propre au rap. Les Victoires « certifient de manière très officielle, très guindée et prestigieuse la réussite de l’artiste », nuance Yérim Sar. Outre sa dimension symbolique, un trophée reste un levier économique, explique Julien Kertudo, à franceinfo. « Ça rassure tout un type d’acteurs (médias, tourneurs, grosses radios) qui vont prolonger la confiance et la visibilité d’un artiste », détaille le fondateur du label Musicast. « C’est des lignes sur le CV », concède quant à lui le rappeur indépendant Edgar Sekloka, à franceinfo. Pour le journaliste Olivier Cachin, la relation entre le rap et les Victoires de la musique restera houleuse : « Il y aura toujours cette défiance des deux côtés. Une espèce de paranoïa partagée« , conclut-il.

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