Dans la cité Jacques Cartier de Choisy-le-Roi, Demon One est une sommité. Rien d’étonnant pour un homme qui y a passé presque toute sa vie. Quand le rappeur de 46 ans marche dans son quartier, chacune de ses mains en serre d’autres. La gauche serre celle de sa fille, et la droite celles de tous ceux qui croisent sa route. Sorte d’élu officieux de la commune, Demon One n’est pourtant plus enraciné à Choisy. Revenu de Rouen avec sa famille, il se dirige vers Sainte-Maxime dans le Var, et fait une simple halte dans le Val-de-Marne le temps de notre entretien. Dans ce petit bistrot tranquille qu’il finit par trouver pour discuter, trois hommes âgés ne quittent pas du regard la course de chevaux diffusée sur la télévision. “Café, Bar, PMU, Loto, Rapido”, peut-on lire sous ce “Brasserie du Marché” en lettres jaunes à l’extérieur. Au fond de l’établissement, deux chaises sont tirées, et une troisième servira de table de fortune pour une bière et un café. Pendant près d’une heure, Demon One évoque avec franchise son parcours, les personnes qui l’ont entouré, ses souvenirs, ce nouvel album qu’il défend en indépendant et le fossé creusé par les années entre lui et cette nouvelle génération qu’il ne comprend plus.

Est-ce que vous vous rappelez de la première fois que vous tombez sur un morceau de rap ?

Bien sûr ! C’était en 1987, avec un morceau de Run-D.M.C. Je devais avoir douze ans. Ce que j’ai tout de suite aimé, c’était leur attitude dans les clips, les tenues vestimentaires qu’ils portaient. Ça m’a vraiment frappé. Etant donné que je ne parlais pas anglais, c’était vraiment leur charisme qui m’a marqué avant tout.

Est-ce qu’il y a un évènement particulier qui vous fait réaliser que vous ne voulez pas simplement être un auditeur, mais bien devenir un artiste comme ces rappeurs que vous voyez à la télé ?

Justement, le moment où je réalise que je dois rapper, c’est en voyant un rappeur à la télé. Mais ce n’était pas un rappeur américain. C’était un de mes potes, mon voisin pour ainsi dire : Kery James, avec son groupe Ideal Junior, dans l’émission RapLine d’Olivier Cachin. [Demon One parle du morceau « Danse Avec Moi », sorti en 1991] Ça m’a motivé à prendre le micro et ça m’a fait prendre conscience que tout était accessible, que moi aussi, je pouvais le faire. Il était tout jeune lui, il n’avait même pas encore quatorze ans. [Kery James est né le 28 décembre 1977, ndlr]

Très vite dans l’histoire de votre carrière et de celle de votre collectif, un lieu en particulier prend une place très importante : les MJC. Pouvez-vous raconter cette époque ? Qu’est-ce que vous y faisiez ?

On jouait au ping-pong ! [rires] On jouait au babyfoot aussi, et parfois, il y avait des petits concerts. Au début des années 90, chaque ville avait sa propre MJC [Maison des Jeunes et de la Culture, ndlr], donc on allait de villes en villes pour assister à ces dates. C’est comme ça que la plupart d’entre nous se sont rencontrés. Il y avait Manu Key à Orly, c’était vraiment l’ancien, le old-timer ! [rires] Il connaissait déjà Kery James et son groupe Ideal Junior. On a fini par les rencontrer, puis ceux de Vitry, etc. Ça s’est fait au fil du bitume, on s’est juste trouvé la même passion pour la musique, et tout est parti de là. À ce moment-là, on avait un autre nom, on ne s’appelait pas la Mafia K’1 Fry. On s’appelait L’Union. On est devenu la Mafia K’1 Fry plus tard, en 1994.

Quand vous dites “on a fini par les rencontrer”, qui est ce “on” ? 

Je parle de moi et de mon groupe, Intouchable. À l’époque des concerts en MJC, on venait de le former, en 1992. Il y avait M.S., il y avait Las Montana, et il y avait Mamad et Dry. Des potes d’enfance.

Peu après, si l’on suit votre chronologie, un autre lieu devient décisif : la Demi-Lune. Est-ce que vous pouvez expliquer de quoi il s’agit ?

La Demi-Lune, c’était un muret à Orly, dans la cité des Saules, juste devant une sorte de parking en bas des tours d’immeubles. C’était un squat en vérité, ça dealait, ça traînait… C’était la cité quoi. Avant nous, personne ne venait à cet endroit, c’est nous qui y avons vraiment élu domicile. Et comme nous venions tous de villes différents, que ce soit 113 qui était de Vitry-sur-Seine, mon groupe et moi qui étions de Choisy-le-Roi, ou beaucoup d’autres qui venaient d’Orly-même, comme Kery James ou le groupe Different Teep, c’était notre point de rencontre, à l’ancienne. On rappait tous déjà à cette époque, c’était au milieu des années 90. 

Donc à ce moment-là, vous rappez déjà avec vos amis à la Demi-Lune. Vous avez développé un style de rap très particulier et très reconnaissable. Comment l’avez-vous façonné ?

Je n’y ai jamais réfléchi. Ce qui m’a demandé le plus de travail, c’était l’écriture. À force de pratiquer, je l’ai perfectionné mais je dirais que c’est ce que j’ai le plus travaillé. La façon de rapper m’est venue spontanément, de manière instinctive, elle s’est dessinée par rapport à ma personnalité, à ma vision des choses. Je n’ai pas cherché à inventer quoi que ce soit, j’ai juste fait en fonction de ce qui me plaisait.

À ce propos, qu’est-ce qui vous plaisait ?

Donc là, on est toujours dans la première moitié des années 90. J’écoutais énormément le Wu-Tang Clan, des New Yorkais. Et à part ça, j’étais à fond sur le rap californien, le rap west coast. Des gens comme Dr. Dre ou Spice-1. En dehors du rap, je me souviens que j’écoutais beaucoup ce qu’on appelait la « new jack » [genre très populaire à la fin des années 80 et au début des années 90, il s’agit de R&B chanté sur les rythmiques syncopées et rapides du rap de l’époque, ndlr]. Jodeci, Teddy Riley, Blackstreet, Boyz II Men, Guy… Bref, beaucoup de choses.

Après une apparition sur la mixtape/compilation Opération Coup De Poing en 1997, vous signez l’année suivante ce qui sera votre première vraie participation à un album. Ce sera sur Le Combat Continue, deuxième et dernier album d’Ideal Junior, le groupe qui vous a poussé à rapper et qui est devenu Ideal J entre temps. Sur le morceau « L’Amour », vous repreniez la célèbre phrase d’Antoine de Saint-Exupéry en déclarant avoir « fait de votre vie un rêve et de votre rêve une réalité ». C’est drôle car sur le disque que vous venez de sortir il y a deux semaines, il y a un morceau avec votre fils qui porte son prénom, Halim, dans lequel vous lui souhaitez exactement la même chose. Il rappe depuis quelques années sous le pseudonyme de H-Bang. Pensez-vous qu’il aspire à la même trajectoire que vous ?

Oui, je pense que c’est ce qu’il aimerait faire. Quand tu es jeune et que tu rappes, tu espères si fort que ça va marcher. Et lui peut-être un peu plus que les autres, car il sait que son père était dans ce milieu-là avant lui. Ça lui sert d’exemple. Il a manifesté très vite son envie de rapper, depuis tout petit. Moi, je lui ai toujours dit de voir ça comme un hobby et de privilégier l’école, je ne l’ai jamais poussé à le faire. Mais d’un autre côté, il a toujours baigné dedans. Quand il était tout petit, je l’emmenais avec nous sur les tournées de la Mafia K’1 Fry. Et puis ses frères faisaient déjà du rap avant lui. L’un fait partie du groupe choisyen Assoc’ 2 Malfrats [visible ici dans le même bar qui sert de cadre à cet entretien, ndlr], et l’autre était sur un morceau avec moi en 2009, et même sur un titre avec Kery James en 2008. Donc c’était normal pour Halim de faire ça.

La première fois que vous apparaissez sur un morceau majeur, c’est en 1999 sur le morceau « Hold Up » du groupe 113. Est-ce que vous vous souvenez de la conception de ce titre ?

À l’époque, Manu Key, que j’ai mentionné juste avant, réalisait l’album Les princes de la ville de 113. Il nous a contacté, Dry et moi, pour qu’on figure sur la chanson et il voulait d’emblée que le morceau soit un braquage. DJ Pone de la Fonky Family a composé la musique. Au moment où le titre sort, le film Heat [film policier impliquant un braquage, réalisé par Michael Mann avec Al Pacino et Robert de Niro sorti en 1995, ndlr] était encore assez frais dans nos têtes et il nous avait traumatisé, on était tous influencé par ça. Pour vous dire, jusqu’à aujourd’hui, quand je regarde la télé et qu’à force de zapper je tombe sur Heat, je reste scotché devant jusqu’à la fin. [rires] Ce genre de film fait complètement partie de la culture de la rue, avec Casino, Les Affranchis… Quand on était jeune, on s’identifiait à ces univers car les endroits où l’on vivait étaient un peu similaires : la drogue, la galère, les armes à feu, la violence… C’est pour ça qu’on a décidé de pousser cet amour pour les films de gangsters à son paroxysme en se mettant dans la peau de braqueurs. Les rappeurs de 113, que ce soit Rim’K, AP ou Mokobé, sont tous originaires du Val-de-Marne, de Vitry-sur-Seine. Nous, avec Intouchable, on est tous originaires de Choisy-le-Roi, donc le 94 aussi. À l’époque, dans le 94 et plus particulièrement à Vitry, il y avait un très gros réseau de braqueurs. C’était la capitale du braquage, à l’ancienne. Faire ce morceau, c’était normal pour nous finalement.

Vous disiez que c’est DJ Pone de la Fonky Family qui a produit la musique du morceau « Hold Up ». Pourtant, le groupe 113 et plus largement la Mafia K’1 Fry avaient déjà un producteur “attitré” : DJ Mehdi. Alors d’où vient ce rapprochement avec DJ Pone, cette connexion Paris/Marseille ?

DJ Mehdi assurait la plupart de nos productions musicales à ce moment-là. Il aurait très bien pu produire tous nos disques [à la même période par exemple, le label américain Cash Money Records n’avait qu’un seul producteur, Mannie Fresh, qui signait l’intégralité des productions du label, ndlr], mais il souhaitait que les albums soient divers, que d’autres musiciens viennent y ajouter leur propre “patte”. Il aimait beaucoup Pone parce que c’était un grand fan de musique électronique, comme lui. Et la production du morceau « Hold Up », elle est electro à fond ! Que ce soit Pone ou Mehdi, c’était tous les deux des avant-gardistes, ils sortaient complètement des “codes” du rap français de l’époque. Ce n’était pas commun du tout d’aller chercher des influences comme les leurs. Et en même temps, ça restait cohérent avec notre univers. La mesure, le rythme restait rap, le sample restait rap. Mehdi par exemple, à aucun moment on a trouvé ses choix musicaux bizarres, on a jamais craché sur une de ses créations car il avait le don d’ajouter des touches electro dans des morceaux qui étaient vraiment rap. C’était de l’electro “rapisé”, en quelques sortes, cette touche donnait beaucoup de charme à sa musique. 

Je crois que le premier qui a été saoulé par ça au final, c’est Mehdi lui-même, puisqu’il a fini par mettre le rap de côté pour se lancer à fond dans la musique électronique quelques années plus tard. Il avait compris que la musique pouvait servir à tracer des ponts avec l’international, que ça pouvait prendre une ampleur mondiale et pas simplement rester confiné dans un seul genre. D’abord par le biais de son label Espionnage qu’il développe sérieusement au début des années 2000, il a mis un pied dans l’electro et petit à petit il s’est fait un énorme réseau dans ce milieu. Il connaissait déjà tout le monde dans l’electro française, avant même qu’ils ne soient connus par le public. Les membres de Stardust par exemple, un groupe dont faisait partie Thomas Bangalter des Daft Punk, il les connaissait depuis le début. [Stardust est un groupe éphémère, n’ayant sorti qu’un seul morceau en 1998, Music Sounds Better With You, et dont les trois membres sont devenus des grands noms de la French Touch, ndlr]

Comment avez-vous formé votre groupe, Intouchable ?

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Dans votre carrière, solo comme en groupe, vous avez des morceaux qui ont plutôt bien marché. « La Gagne » avec Tonton David en 2005 par exemple, ou bien « J’étais comme eux » en 2008 avec Soprano. Vous avez eu l’impression de faire des concessions en réalisant ces morceaux au format plus “grand public” ?

C’est vrai qu’à nos débuts, sur notre premier album Les points sur les i en 2000, on ne prenait absolument pas en compte la partie “singles”. Et puis petit à petit, quand on s’est professionnalisé, on s’est rendu compte que dans la structure d’un album, c’était important d’avoir un titre ou deux à “potentiel radio” pour permettre à l’album d’être entendu, pour permettre au groupe de faire des showcases, de tourner, etc. Aujourd’hui, c’est différent car les procédés de distribution ont radicalement changé, les rappeurs peuvent envoyer leurs morceaux au compte-goutte sur les plateformes. Mais à l’époque, sans les singles tu ne tournais pas en radio, tu ne diffusais pas ta musique. Donc oui, c’était des concessions. L’objectif n’était pas de faire des morceaux “commerciaux”, insipides, car on n’a jamais été là-dedans. L’objectif, c’était de faire des morceaux ouverts. C’était plus des appâts pour attirer les gens vers l’album. Sans ça, on aurait fait que des albums ghetto, mais il n’y a que la rue qui nous aurait écouté. 

À l’ancienne, la différence entre ces deux extrêmes était tellement claire qu’on sortait ce qu’on appelait des “street albums”, des disques spécialement conçus pour la rue, pour notre public des quartiers. [sorte d’équivalent français de la mixtape aux Etats-Unis, ndlr] Mais tu ne t’en sors pas avec ça. C’est bien beau de rapper et de raconter des choses, mais à côté il faut pouvoir en vivre. Il faut savoir rester honnête. On n’a pas pris des mille et des cents avec ces titres, mais ça nous a permis de vivre décemment, de transmettre notre message plus largement.

Vous connaissiez déjà Soprano avant de collaborer sur « J’étais comme eux » ?

Bien sûr, je le connaissais depuis longtemps. On allait souvent à Marseille, et on s’était croisés plusieurs fois parce qu’il avait une émission nocturne dans une radio locale. Il l’animait, il devait avoir à peine dix-huit ou dix-neuf ans. Il savait déjà animer, parler à une audience… C’était déjà un showman. Donc les gens qui le voient maintenant, super à l’aise dans The Voice, sachez qu’il a fait ça toute sa vie en réalité. Je crois même que la première fois que je l’ai vu date d’il y a encore plus longtemps que son émission. J’étais perdu dans les quartiers nord de Marseille, et je tombe sur lui, il devait avoir quinze ans. Je lui ai demandé où était Le Merlan [quartier du XIVème arrondissement de Marseille, ndlr], et il m’a répondu : “Oh, Le Merlan ? C’est là-bas ! Mais toi, tu rappes, non ? C’est Demon, c’est ça ?” [il imite l’accent marseillais en citant Soprano, ndlr]. Il me connaissait déjà ! Et c’est marrant parce qu’à l’époque, il avait quinze piges, aujourd’hui il en a plus de quarante et il a toujours la même tête ! Ce mec ne vieillit jamais ! [rires]

Dans votre nouveau disque Demonstrada, vous racontez sans aucun filtre votre litige avec une maison de disque, sur le morceau éponyme. Pour sortir cet album, vous avez donc dû prendre les devants et repartir sur la route de l’indépendance. Comment cela s’est-il passé ? Dans les crédits de votre album, on peut lire Addictive Music. Qu’est-ce que c’est ?

Addictive Music, c’est le distributeur. Le label, c’est MG Music, que j’ai créé avec un ami qui s’appelle Sofiane et ma manager, Sofia. Ça me permet de sortir mes projets mais aussi de produire des jeunes à l’avenir. L’indépendance, c’est loin d’être nouveau pour moi, je n’ai jamais trop eu le choix. On s’est autoproduit avec Intouchable à l’époque de Les points sur les i car personne ne voulait nous signer, et en 2007 quand je réalise le street-album Mon Rap, c’est moi seul qui paye toutes les séances studio. Donc de toutes façons, je préfère l’indépendance, j’ai toujours fonctionné comme ça. En indé, tu racontes ce que tu veux, tu fais les choix que tu veux, tu n’as aucun compte à rendre.

Aux débuts de la Mafia K’1 Fry, le premier label qui s’est intéressé au collectif s’appelait Alariana, c’est bien ça ?

Alors là, c’est compliqué. Alariana, c’était le premier label d’Ideal J, puis de 113. Nous, Intouchable, on est jamais passé par chez eux. Pour être franc, ces gens-là sont des escrocs. Ça s’est mal terminé avec eux, par rapport au morceau « Hold Up » dont on parlait tout à l’heure justement. On a participé à cette chanson, et forcément on croyait avoir été payé pour ça par Alariana. Au bout de deux ans, on s’est rendu compte qu’on avait pas touché un centime, parce que les deux messieurs qui tenaient Alariana, Karim Ben Saada et Souhil Chibane, ont tout encaissé. Quand on a commencé à réclamer notre dû, ils nous ont dit qu’on était des racketteurs. Il faut savoir que l’album de 113, Les princes de la ville, est une co-production entre Alariana et Double H, le label de Cut Killer. Et quand on a parlé du litige avec Alariana à Double H, eux-mêmes étaient choqués. Ils étaient allés demander des comptes à Alariana, pour qu’ils payent notre groupe Intouchable, et Alariana leur avait répondu : “Nan mais eux, pas besoin de les payer, c’est les copains, c’est la famille !” Ouais c’est la famille, c’est la famine surtout ! [rires] Ensuite, ils ont disparu, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Je ne parle qu’en mon nom là, pas pour celui des autres de la Mafia K’1 Fry. En ce qui me concerne personnellement, la collaboration avec eux s’est mal passée. Je pense qu’ils ont profité du fait qu’on était jeune, sans expérience et passionné pour nous exploiter, pour ne pas nous donner ce qui nous revenait de droit. Aujourd’hui, je pense que ce genre de problème arrive moins car tout est beaucoup mieux structuré et les jeunes rappeurs peuvent s’informer plus facilement s’ils le souhaitent.

D’ailleurs, est-ce que vous avez l’impression que c’est plus “facilité” aujourd’hui, pour la nouvelle génération de rappeurs, de faire carrière ?

Je ne saurais pas trop te répondre avec certitude, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’à notre époque, tu devais sortir un CD pour qu’on t’écoute, c’était le seul moyen. Aujourd’hui, c’est même plus la peine. N’importe qui peut enregistrer un morceau, dans une séance studio à cent balles, et tourner un clip derrière avec du matos à trois cent ou quatre cent balles, ou même avec un téléphone. L’autre chose dont je suis sûr aussi, c’est qu’avant, on ne signait pas des groupes de rap comme ça. Ce que voyaient les maisons de disques avant, c’était des jeunes de cité au tempérament potentiellement difficile. Elles pensaient qu’on serait ingérables. Nos situations pouvaient être précaires et l’évolution de carrière était difficile. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il n’y a plus cette hésitation. Tout le monde signe des contrats, et d’après ce que j’entends, les sommes qu’on leur donne pour réaliser leurs albums n’ont plus rien à voir avec les nôtres. Elles sont astronomiques. À notre époque, tu avais des avances de 15 000 balles, 30 000 balles… C’était pas mal, mais les gens de la variété eux, ils prenaient des 200 000 ou 300 000. On ne croyait pas encore trop dans le rap, tandis que maintenant, on y croit un peu trop ! [rires]

À propos de cette nouvelle génération, est-ce que vous l’écoutez ? Dans le disque, vous dites que vous n’écoutez pas le rap actuel, mais est-ce que certains noms trouvent tout de même grâce à vos yeux ?

Si j’étais un jeune en 2021, je n’écouterais pas de rap. [rires] Je ne m’y reconnais plus du tout. Aujourd’hui, j’écoute plutôt de la soul et de la funk. Otis Redding, Marvin Gaye, James Brown… Les classiques, quoi. Très peu de rap, pour être franc, sauf le rap à l’ancienne. J’écoute toujours le Wu-Tang Clan, 2Pac, les Bone Thugs-N-Harmony, Das EFX, Pete Rock, l’album The Chronic de Dr. Dre, etc. J’ai du mal à trouver un propos, un message dans le rap d’aujourd’hui. Quelques artistes me plaisent quand même, j’aime bien Naps, SCH ou Soso Maness, par exemple. [Soso Maness a fait sa première apparition discographique sur le premier album d’Intouchable en 2000, à l’âge de 12 ans, ndlr] D’ailleurs, j’aime beaucoup ce qui a été fait à Marseille avec le projet 13’Organisé. C’est pas nouveau, certes, d’autres l’avaient déjà fait avant [Chronique de Mars par exemple, compilation produite par le producteur d’IAM, Imhotep, rassemblant plusieurs rappeurs marseillais, est sortie en 1998, ndlr], mais ça montre encore une fois à quel point cette ville est solidaire. Elle l’a toujours été. Ils ont vraiment une mentalité qui les unit contre “l’ennemi”, au-delà des différends que chacun peut avoir. Ils savent se parler et entendre raison pour agir pour le bien commun. Il suffit qu’ils aient une figure fédératrice comme Jul pour les mettre d’accord, et ça donne ce que ça a donné avec 13’Organisé. C’est beau.

De qui vous êtes-vous entouré pour ce disque en termes de productions ?

« Désillusions », c’est Wealstarr [producteur de « La mort leur va si bien » de Booba, « Naïf » de Niro, ou « TP » de Soso Maness, ndlr]. Le morceau avec Dry, le morceau avec Gringe et le morceau avec mon fils Halim, c’est Jakus [collaborateur de longue date de la Mafia K’1 Fry, qui produisait déjà leur titre « Pour Ceux » en 2002, ndlr]. Sinon, la majorité de la production a été assurée par DJ Easy. « Au royaume des ignorants », « Légendaire », « Élu à vie », « Mal à la tête » et « Sombre », c’est de lui. Il a cinq prods sur les treize titres de l’album. [DJ Easy a travaillé avec Mac Tyer, Despo Rutti, ou Niro et produisait le titre « Nougat » pour Booba en 2017, ndlr]. Il y aussi DJ Holdem qui réalise le morceau éponyme, « Demonstrada ». Ce ne sont que des gens qui sont proches de moi, je n’ai pas fait de démarches pour aller chercher des personnes que je ne connaissais pas. Je suis allé chercher dans mes connaissances, tout simplement.

Vous parliez de Jakus, qui produisait déjà votre titre emblématique « Pour Ceux » avec la Mafia K’1 Fry. Est-ce que vous vous rappelez du tournage du clip de ce morceau, qui est passé à la postérité ?

Oula, c’est vieux ! [rires] Il me semble qu’on a tourné ça sur deux jours, un week-end de 2003, entre Orly, Choisy et Vitry. Mais je me rappelle surtout du samedi, tout le monde courait dans tous les sens car la police était partout ! [rires] L’ambiance était incroyable, il faisait super beau ce jour-là, c’était bien. Je me rappelle que les petits de nos quartiers respectifs à l’époque, ils nous harcelaient. Ils nous demandaient tout le temps : “C’est quand que vous faites un clip, c’est quand que vous faites un clip ?” Et puis un jour, on leur a dit qu’on tournerait la semaine suivante, le samedi. Ils nous ont dit “Ah vous clippez samedi ?”, et la veille au soir ils sont partis voler des bécanes ! [rires] La Mafia K’1 Fry représentait tellement le 94 que tout le monde voulait avoir sa tête dans le clip. Les réalisateurs du clip, l’équipe Kourtrajmé, avaient des idées pour chacun d’entre nous : Rim’K sur le capot de la voiture, OGB qui tient un kebab, moi qui avait les pitbulls en laisse et qui devait les lâcher sur Franck Gastambide, etc [une scène du clip donne à voir le réalisateur Franck Gastambide, dresseur de chien à l’époque, se faire charger et attaquer par ses propres pitbulls, ndlr]. Manu Key s’occupait de ça aussi avec les réalisateurs, et ils ont parfaitement su comment mettre notre univers musical en images et en forme.

Avez-vous remarqué l’influence qu’a eu ce clip sur le rap français ?

Quand le clip de « Pour Ceux » est sorti, chaque ville de France a fait son « Pour Ceux ». À Nantes, ils ont fait leur « Pour Ceux », dans le 93 aussi, à Marseille aussi, etc. Pour moi, c’est l’hymne absolu du ghetto, jusqu’à aujourd’hui. Un des meilleurs clips du rap français. Je pense qu’on ne pourra plus refaire de clips pareils, parce que le contexte n’existe plus. J’ai du mal à expliquer pourquoi, mais aujourd’hui si tu vas dans une cité et que tu dis que tu vas faire un clip, les gens seront moins présents. Quand « Pour Ceux » est sorti, on traînait à cinquante en bas des immeubles avec un poste de musique, on avait des pitbulls partout avec nous, la police n’osait même plus rentrer dans la cité. À l’heure où on parle, la police rentre dans les cités en rigolant. Le seul qui peut encore faire des clips comme on les faisait nous, c’est Fianso. Mais encore une fois, Fianso il est pas tout jeune non plus. C’est presque un mec de notre génération, donc il est comme nous au final.

Quand on observe le tracklisting de Demonstrada 2.0, on s’aperçoit qu’il y a un titre avec Gringe, le binôme d’Orelsan au sein des Casseurs Flowteurs. Ce n’est pas un rappeur qu’on imagine rapper avec toi, et inversement. Au final, la collaboration est assez naturelle et votre entente se ressent bien sur le morceau. Comment en êtes-vous venu à travailler ensemble ?

Je l’aimais beaucoup dans les Casseurs Flowteurs, déjà. Je trouvais sa personnalité, son univers intéressant. C’est moi qui suis allé le chercher pour qu’on bosse ensemble, et il ne m’a fait aucune manière. Il n’a pas chipoté comme d’autres, qui n’osent pas te dire non mais qui te laissent sans nouvelles ensuite. Il a répondu présent instantanément, et j’ai trouvé ça fort. Le concept du morceau vient de moi, je me suis dit que ce serait intéressant de raconter une “sale journée” et de tenir le thème tout le morceau. C’est moi qui ai sélectionné l’instru de Jakus aussi. Comme je connaissais son univers, je voulais une prod qui ressemble à celles de ses chansons. Faire un pas vers lui, en gros. Même chose pour Sadek, c’est mon idée la prod reggaeton. Je voulais vraiment tenter de nouvelles choses pour ce disque, que ce soit pour les invités comme pour les sonorités. Le rap évolue rapidement et même si les délires trap et drill actuels sont moins mon univers, je me dois de suivre ces évolutions. De toutes façons, ça ne me pose aucune difficulté puisque je conserve un style propre à moi, peu importe la prod sur laquelle je rappe. 

Il y a aussi une apparition de votre ami et collaborateur de longue date, Dry. Est-ce possible d’entendre un jour de nouveaux morceaux d’Intouchable ?

Dry, c’est mon frère. Mais il est toujours signé chez Wati-B. Et entre moi et le boss de Wati-B, Dawala, ça a toujours coincé, depuis que j’ai quitté le label [Intouchable est la première signature du label en 2001, bien avant le succès de la Sexion d’Assaut, ndlr]. Il a fait tout ce qu’il a pu pour me séparer de mon frère Dry. C’est Dawala qui peut libérer Intouchable, pas nous. Moi, je ne suis plus chez Wati-B depuis quinze ans, je suis indépendant donc je fais ce que je veux, je n’ai aucune obligation contractuelle. Si ça ne tenait qu’à moi, bien sûr que je referais un album Intouchable. Mais étant donné que Dry est signé chez Wati-B, on aurait besoin d’autorisations. On en a déjà parlé Dry et moi, mais ça n’avait pas donné suite et je pense que c’est à cause de Dawala. 

Vous êtes également passé par la case cinéma. En 2009, vous apparaissez dans le film Un Prophète de Jacques Audiard, qui triomphera aux Césars l’année suivante. Comment avez-vous décroché ce rôle ?

C’est Kery James qui m’a branché avec Mohamed, le directeur de casting pour le film, parce qu’ils avaient eu un désistement par rapport à un rôle. Au début, je ne devais même pas tourner. Et ce désistement m’a permis de passer les castings au pied levé. Je me souviens, quand ils me contactent, ils me disent que si je n’avais plus de nouvelles deux ou trois jours après l’audition, il fallait que j’en tire les conclusions. Je suis arrivé là-bas en rigolant, sans pression, je n’y croyais pas une seconde. Je n’avais rien préparé, j’ai juste improvisé un truc sur place. Ils m’ont demandé ce que je comptais faire, et j’ai inventé cette histoire dans laquelle j’apprivoisais une chèvre imaginaire. Je disais juste n’importe quoi, et ça les a fait rire. Ils voulaient surtout voir comment je parlais, comment je bougeais. Le lendemain, ils m’ont rappelé pour me dire que j’étais pris. Ce qu’ils voulaient en fait, c’était que des têtes cramées, des gueules cassées. C’est pour ça que le casting a duré si longtemps. Normalement, un casting, ça se règle en un mois. Celui-ci a pris quatre mois !

Vous avez renouvelé l’expérience dans African Gangster, un film indépendant de Jean-Pascal Zadi et Ousmane Badara [connu en tant que rappeur sous le nom d’Alpha 5.20, ndlr] et dans le film Les Kaïra de Franck Gastambide. Aimeriez-vous continuer sur cette voie ?

J’ai toujours fonctionné sur proposition avec le cinéma. C’est vrai qu’à une époque, on m’avait présenté à un agent, mais le courant n’est pas passé. C’est dommage, parce que sur le principe, quelqu’un qui te trouve des rôles, c’est cool. Mais ces gens-là sont bizarres. Donc je me suis dis que je m’en fichais, que si l’occasion se présentait je le ferais, mais je n’ai jamais provoqué la chose. Le cinéma, c’est vraiment un milieu dans lequel il est très difficile de rentrer, donc je préfère rester sur le côté et attendre que l’on vienne me chercher. Ou pas. Comme je l’ai dit, ça ne m’importe peu.

Sur le disque, vous donnez beaucoup l’impression d’être pessimiste, de regretter une sorte d’ignorance ambiante. Vous dites que vous vous inquiétez pour les jeunes plus tard, que les petits n’ont plus de culture… Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Je me rends compte en prenant un peu de recul que tout va mal, que les choses évoluent mais pas forcément dans le bon sens. Beaucoup de gens de ma génération te le diront, le respect est un concept flou pour les petits d’aujourd’hui. Moins de principes, moins d’attaches, moins de repères. Je constate que les petits sont capitalistes, individualistes. Et je ne parle même pas forcément du rap, je parle de façon plus générale. Ils sont moins cultivés, je l’ai vu. On a conditionné nos petits à ne pas voir plus loin que le bout de leur nez, on les a conditionné à fantasmer ce qu’ils n’ont pas, plutôt que de profiter de ce qu’ils ont. Mais à leur âge, tu ne vois pas tout ça, tu l’apprends avec le temps, avec l’expérience, quand tu t’assagis… Il faut parler aux petits, leur dire que tout n’est pas acquis et qu’il faut se battre pour avoir ce qu’on veut. J’ai l’impression qu’ils ont oublié ça, qu’ils pensent que c’est possible de prendre tout, tout de suite, sans donner de sa personne, sans le mériter. J’ai vraiment voulu inculquer ça à mes propres enfants, en leur parlant bien, en leur expliquant les choses bien. À l’école, ils n’apprennent plus grand-chose, donc on doit prendre le relai en tant que parent. Les initier à la curiosité, au savoir, à la découverte… Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est devenu interdit de rêver. Dans nos MJC, on apprenait encore à rêver.

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