J-1 avant la tant attendue réouverture des terrasses de cafés et restaurants en France. Entre excitation et sentiment patriotique, cet événement révèle un amour bien particulier entre les Français et ces lieux de vie extérieurs. L’historien Patrick Rambourg revient sur une histoire vieille de deux siècles.
Mercredi 19 mai, jour de gloire, les terrasses rouvrent et s’apprêtent à renouer avec plusieurs millions de Français assoiffés… de convivialité. Qu’est-ce qui nous relie à ces espaces de vie en extérieur ? Pourquoi la terrasse nous a-t-elle tant manqué ? Patrick Rambourg, historien expert en gastronomie et pratiques culinaires, nous en dit plus sur cette spécialité parisienne vieille du XIXe siècle. Précisions.
Madame Figaro.- La réouverture des terrasses est attendue par beaucoup. Qu’incarnent-elles de si singulier par rapport aux salles de restaurants fermées ?
Patrick Rambourg. – Elles offrent une sociabilité différente. Dans un restaurant, il existe une forme de cérémonie chargée de codes inconscients intégrés en nous depuis très longtemps. On n’y fait pas n’importe quoi, on se comporte bien, pour soi-même mais aussi pour ne pas gêner les autres. Si quelqu’un se met à parler très fort, tout le monde va se retourner, par exemple. À l’extérieur, on est plus libre de ses mouvements, on est en plein air, cela offre le sentiment d’une plus grande liberté.
Les Français entretiennent-ils un lien particulier avec les terrasses ?
Il suffit d’observer l’attitude de la population après le premier déconfinement, pour comprendre l’intensité de cet attachement. Les terrasses ont tout de suite été prises d’assaut. Pendant le second confinement, certains cafés proposaient aussi des boissons et il n’était pas rare que des attroupements se forment à l’extérieur, pour retrouver un semblant de terrasse.
La déclaration d’amour d’Alison Wheeler aux terrasses de cafés
Comment expliquer cet amour ?
Le lien est très personnel. Les terrasses, ce sont des dizaines et des dizaines de personnes qui prennent un verre côte à côte, mais chacun à celle qui lui est familière et un moment bien précis pour en profiter. ll y a les matinaux qui y prennent leur café, lisent le journal, ceux qui y déjeunent sur le pouce, ceux qui flânent des après-midis entiers, et puis ce grand rush de fin de journée, pour se détendre après le travail. Une terrasse, ça vit toute la journée mais la clientèle n’est jamais la même. L’attachement découle aussi et surtout de l’amour des Français pour les restaurants et les cafés – les terrasses en étant l’extension – et il naît à Paris. Les premières ouvertures d’établissements y ont lieu en 1760. Très vite ces derniers deviennent le plaisir de tous, se diffusent dans toutes les villes françaises et se développent à un niveau mondial. La terrasse s’ancre réellement dans le paysage urbain sous Napoléon III, quand Haussmann transforme Paris, ouvre les grandes avenues et élargit les trottoirs.
Peut-on alors parler d’une exception culturelle française ?
Il est vrai que si l’on se rend dans le sud de l’Europe, en Espagne ou en Italie par exemple, on voit que les habitants en sont adeptes mais parce que le climat y est favorable. Voici à mes yeux la grande différence : les Français ne semblent pas dépendre de la météo quand il est question de se poser en extérieur. L’engouement ne provient pas tant de la chaleur environnante mais d’un désir de partage très fort. C’est aussi la joie d’être installés et entourés d’autres personnes. Ce bruit, cette vie créent une cohésion très forte.
L’exception vient-elle aussi du fait que les Français ont depuis toujours le goût du débat ?
En effet, les terrasses des cafés sont aussi des endroits où l’on s’instruit, où l’on peut lire. Les premiers cafés et restaurants parisiens proposaient à leurs clientèles des journaux et des revues gratuitement. C’était un lieu pour s’informer, écouter, discuter et comprendre comment fonctionne le pays. Les terrasses sont aussi une forme de démocratisation à elles seules, elles offrent une mixité sociale et de genre. À l’époque, on y retrouvait à la fois des hommes et des femmes, alors que pendant très longtemps, l’intérieur d’un café était plutôt réservé aux hommes. Sur une terrasse, tout le monde se mélange. Dans les cafés des petites communes, le maire va boire un coup et rencontre les employés municipaux, les ouvriers et les artisans du coin. Il n’existe pas de meilleur moyen que ces espaces de vie extérieurs pour sentir le pouls d’une population.
Quelle symbolique peut-on voir derrière cette réouverture des terrasses en France ?
La liberté ! L’envie de redécouvrir cette sociabilité qui se met en place instinctivement aussi, et ce sans même connaître le voisin de table. Car c’est un peu ça, cet «art de vivre à la française» : le fait de se sentir bien et surtout de se sentir bien ensemble. Et aujourd’hui, rien ne semble plus important.
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