L’une, infectiologue sous les feux médiatiques, raconte dans La médecin. Une infectiologue au temps du Corona, une BD (1) poignante, son quotidien face au Coronavirus. L’autre, actrice, incarne magistralement une interne, confrontée aux failles l’hôpital, dans la saison 2 de la série Hippocrate. Échanges vibrants.

C’est avec une BD émouvante et redoutablement efficace que la Dr Karine Lacombe a trouvé le ton le plus direct pour retracer le quotidien bouleversé de l’hôpital. Sur le tournage d’Hippocrate, le Covid est aussi venu tout chambouler.

Madame Figaro. – Professeure Karine Lacombe, vous êtes cheffe du service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Depuis le début de la pandémie, il y a un an, vous vous êtes retrouvée presque du jour au lendemain sous les feux des projecteurs, sur les plateaux de télévision. Racontez-nous…
Karine Lacombe.
– Ça a démarré sur les chapeaux de roue ! Neuf mois avant le début de la pandémie, le professeur Pierre-Marie Girard m’a proposé de prendre les rênes du service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine. C’est à ce titre qu’un jour on me passe le téléphone en me disant : «C’est le cabinet du Premier ministre.» Et là, au lieu de me réjouir, je m’inquiète : «Qu’est-ce que j’ai fait comme bêtise ?» Quand j’ai entendu qu’il me proposait de le rejoindre à l’Élysée pour la première conférence de presse sur cette crise du Covid-19 , ma seconde réaction a été : «Je ne suis pas légitime !» Dans les deux cas, j’ai réagi comme nombre de femmes, avec ce fameux complexe d’imposture. J’ai été ensuite régulièrement invitée à la radio, à la télévision, j’ai fait la une de Libé et du Monde, et j’ai même subi le lynchage sur les réseaux sociaux… Tout ça, je le raconte dans mon livre, La Médecin. Une infectiologue au temps du Corona.
Louise Bourgoin. – Ce roman graphique, je l’ai dévoré en quelques heures. J’avais l’impression de poursuivre l’aventure d’Hippocrate !

En vidéo, « Hippocrate », saison 2, la bande-annonce

Louise Bourgoin, pour la deuxième saison, vous incarnez le personnage de Chloé, une jeune interne en quatrième année, réanimatrice. Avez-vous hésité avant d’accepter le rôle ?
L. B.
– Pas une seconde. C’est un très beau portrait de femme, une sorte de «moine médecin». C’est une fille pugnace, totalement dédiée à son métier jusqu’au point où elle se met en danger. Elle est à mille lieues des personnages de comédie que j’ai incarnés jusqu’alors, et elle aurait pu tout aussi bien être un homme ! Elle est complexe, elle porte un secret familial et médical… Thomas (Lilti, le réalisateur, NDLR) m’a demandé d’accentuer encore ma haute taille, avec un chignon, un port altier, pour souligner son autorité naturelle.
K. L. – J’ai été bluffée par le personnage de Chloé. Elle me semble tellement proche de certaines femmes médecins : son professionnalisme, cette manière de se blinder pour faire face au pire. J’y ai retrouvé des situations totalement similaires, les jeunes internes en manque d’encadrement, les sous-effectifs, les FFI, ces médecins étrangers faisant fonction d’internes, qui travaillent beaucoup en étant très peu payés…

Au début de la saison 2, on voit l’hôpital littéralement sous l’eau… Et les jeunes internes perdus, sans encadrement, qui regardent des tutos sur leur iPad avant de soigner les malades. La situation est-elle vraiment aussi grave ?
K. L.
– On est bel et bien dans cette situation, au bord de la rupture, on cherche à libérer des lits en permanence. Dans notre unité Covid, je me suis retrouvée dans des chambres où les fenêtres n’ouvraient même pas ! On ne pouvait pas aérer, en pleine pandémie, alors que les autorités conseillaient de le faire.

Louise Bourgoin, cette incursion à l’hôpital a-t-elle été une révélation pour vous ?
L. B.
– Ma sœur est pédiatre à l’hôpital, je connaissais un peu les difficultés du secteur. Mais j’ai beaucoup appris grâce à la série. Je suis incollable sur le nom des médicaments — que j’ai dû prononcer comme s’ils m’étaient familiers, et j’ai appris à réaliser certains gestes thérapeutiques. J’étais contente, après les prises de vue, quand le réalisateur me disait que non seulement j’avais assuré dans mon jeu, mais que j’avais réalisé les bons gestes. Plus généralement, je sais aujourd’hui que les médecins ne sont pas des superhéros, mais des humains faillibles, qui sont épuisés, doutent, oublient des malades derrière une porte ! C’est ce qui m’a plu dans Hippocrate, contrairement à Urgences, qui est moins réaliste.

Hippocrate met en scène un autre beau portrait de femme, la professeure Wagner, cheffe du service de réanimation, incarnée par Anne Consigny. Votre alter ego, Karine Lacombe ?
K. L.
– Nous sommes encore trop peu nombreuses : il y a actuellement 70 % de femmes inscrites en deuxième année de médecine, et 18 % seulement en haut de la pyramide, PU-PH (professeur des universités, praticien hospitalier). C’est un paradoxe : le milieu médical est très féminisé et très macho. La crise sanitaire ne nous a pas aidées : 70 % des articles sur le Covid ont été signés en premier par les hommes, les femmes ont travaillé dans l’ombre.

Il m’a fallu au cours de ma carrière surmonter nombre de freins pour m’imposer. Aujourd’hui encore, quand je vais voir mes malades, j’entends régulièrement «C’est vous, l’infirmière ?» Nous devrions, nous les femmes, nous imposer avec notre corps, occuper l’espace ! Certaines refusent parfois les promotions, de crainte d’y perdre leur vie privée. Et, je le reconnais, c’est un risque. De mon côté, j’ai sacrifié la stabilité de ma vie de couple. J’ai eu trois enfants de trois pères différents. Et je suis séparée du père de ma dernière fille. Il est difficile de trouver un compagnon de vie quand on a du caractère.

L. B. – Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver le bon père. J’avais 32 ans quand j’ai rencontré mon compagnon, et j’ai enchaîné deux grossesses. Quand j’ai commencé le tournage de la saison 1 d’Hippocrate, l’aîné avait 12 mois – autant vous dire que je n’ai pas forcé sur le maquillage pour avoir l’air fatigué. Ensuite, pour la saison 2, je venais d’accoucher du second… Si j’ai pu faire tout cela, c’est grâce au père de mes enfants, un ovni, un précurseur en matière d’égalité des rôles. Je vis dans un quartier très familial, où les mères confectionnent de beaux gâteaux et sont là, à la sortie de l’école. Pour Hippocrate, je partais à 5 h 30 le matin, je rentrais à 22 heures. Je ne voyais pas mes enfants. En ce moment, je suis à la maison, j’en profite et c’est génial. Mais dans les moments de rush, quand je tourne à l’autre bout du monde, ou que je fais des journées continues, il faut lutter contre la culpabilité, toujours…

K. L. – Oui, la culpabilité est notre pire ennemie. Pendant la crise, j’ai fini par demander à ma propre mère de venir m’aider à garder ma dernière fille. À la maison, à peine ma blouse blanche retirée, je devais répondre aux questions : «Est-ce que je peux l’attraper moi aussi ?» «Est-ce que je peux le transmettre même si je ne suis pas malade ?» J’étais dans un état d’hypervigilance. Je dormais trois heures par nuit. Et à la maison, c’est moi qui supportais la charge mentale…
L. B. – Pendant le confinement, c’était le retour aux années 1950. Je ne sortais pas de la maison, je faisais la classe à mon aîné en repassant comme une folle, parce que j’avais entendu dire que c’était bon pour tuer le virus. Mon compagnon, tel le chasseur-cueilleur, partait faire les courses… On a vite fait de retrouver les bons vieux archétypes en temps de crise.

Dans la série, la professeure Wagner coopte votre personnage, Chloé, l’aide à faire sa place. Cette sororité existe-t-elle à l’hôpital, Karine Lacombe ?
K. L.
– Absolument ! Je crois dur comme fer au mentorat féminin, même si, dans mon cas, c’est un homme qui m’a mis le pied à l’étrier. J’accompagne dix internes par an, et je suis particulièrement attentive aux jeunes étudiantes brillantes. On les maltraite encore trop souvent, et ces petites humiliations laissent des traces sur le long terme, empoisonnent la confiance en soi, dont les femmes manquent cruellement. Même moi ! J’ai été invitée à parler du Covid et de l’Afrique il y a quelques jours. J’ai répondu «Pourquoi moi ? Je n’ai rien à dire.» (Elle rit.) J’ai parlé plus que les autres…

Louise Bourgoin, votre personnage dans la série est le médecin référent des «F to M» (femmes en transition vers le sexe masculin). La problématique des transgenres vous intéresse-t-elle aussi personnellement ?
L. B.
– Le sujet me passionne. Qu’est-ce qui fait de nous une femme ? Un homme ? Je suis en train de lire Le Mythe de la virilité, de la philosophe Olivia Gazalé, qui déconstruit les stéréotypes du masculin. Quand j’étais aux Beaux-Arts, je dessinais sans cesse des corps en fusion, entremêlés, au sexe indifférencié. Je l’ai fait aussi pour la maison Pierre Frey. À ce titre, les transgenres, qui portent un regard très intéressant sur les spécificités du masculin et du féminin, sont passionnants à écouter. Ils nous aident à débusquer les stéréotypes liés au genre, pour nous en libérer.
K. L. – C’est tout à fait juste. Dans mon service, au département VIH, je vois un certain nombre de transsexuelles. L’une d’entre elles, une femme qui a opéré sa transition, m’a confié une chose : ce qui l’a le plus choquée, après l’opération, c’est le regard des hommes sur son corps de femme, un regard objectivant, prédateur, aliénant. Le regard des patients transgenres est en effet très éclairant parce qu’ils ont vécu à la frontière entre deux mondes.

L. B. -Dans Hippocrate, on les appelle les « patients miroirs », ceux qui révèlent aux médecins une partie d’eux-mêmes…
K. L. -Oui, c’est une belle formule, le « patient miroir ». Ils nous aident à avancer, à réfléchir. J’ai accompagné une patiente de 90 ans qui refusait absolument l’intubation et souhaitait tranquillement s’en aller. J’ai beaucoup parlé avec elle, de la fin, de la mort. Quand je l’ai vue, les derniers jours, elle m’a rappelé ma grand-mère sur son lit de mort. C’était un moment bouleversant. Elle est partie en paix, et nous, nous avons, grâce à elle, appris à ne pas nous acharner pour la maintenir en vie. C’est encore un point sur lequel nous, médecins, et en particulier femmes médecins, si promptes à l’empathie, devons progresser.

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