Brillantes, elles occupent des postes à responsabilité mais sont encore confrontées à des stéréotypes raciaux. Analyse d’une diversité à l’épreuve, à l’heure où le gouvernement veut mesurer la place des minorités dans l’entreprise.

En janvier dernier, lors de ses vœux à la presse, Élisabeth Moreno a proposé la création d’un index de la diversité pour les entreprises volontaires en 2021. Son but ? Mesurer la place que les entreprises font aux minorités dans leurs recrutements et mettre en œuvre des «actions correctrices», selon les mots de la ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances. Dans ce domaine, les chiffres font cruellement défaut. «En France, on a du mal à nommer les choses en matière de diversité ethnoculturelle. On a du mal à la compter aussi», résume d’emblée Laetitia Hélouet, coprésidente du Club 21e siècle, créé en 2004 pour promouvoir la diversité au sein de la société française.

Selon un baromètre réalisé par le Club, en 2017 moins de 1 % des administrateurs du Cac 40 et des entreprises du SBF 120 étaient d’origine non européenne. Diana Brondel, entrepreneure de 39 ans, n’est pas étonnée. «Aujourd’hui, nul besoin de statistiques, il suffit de regarder les gens qui composent les entreprises. Ils ne reflètent pas la société française», résume cette fille de diplomates sénégalais, arrivée en France à l’âge de 12 ans. Elle poursuit : «La mixité n’a jamais été légion, ni pendant mes études en classes préparatoires, ni en école de commerce, à l’ESCP Europe, où j’ai étudié.»

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Un double plafond de verre

Après dix années passées au sein de l’inspection générale de la Société Générale, Diana Brondel décide en 2017 de créer Xaalys, première néobanque en ligne pour les adolescents. «Il faut savoir que 99 % des investisseurs sont des hommes entrepreneurs blancs. Un jour, on m’a rétorqué : « Votre idée est très bonne, mais si vous n’avez pas d’associé blanc, vous n’y arriverez jamais. »» Loin d’en démordre, elle réussit à obtenir 1,5 million d’euros lors de sa levée de fonds. Deux ans après, deux hommes récoltent 10 millions d’euros pour un projet similaire. «Il faut savoir que sur 100 dollars, 93 sont levés par des hommes, et le delta, par des femmes», concède la chef d’entreprise.

Lorsqu’elle évoque son parcours, Minetou Ndiaye parle de double plafond de verre contre lequel bute la femme, et la femme noire. Cadre dirigeante dans les assurances, elle a vite été confrontée aux discriminations. «Je suis arrivée du Sénégal à l’âge de 15 ans. Quand j’ai voulu entrer dans le monde du travail après mes études, il y a eu une pression des recruteurs, car à l’époque je possédais juste un titre de séjour. On m’a proposé des postes à 2 000 ou 3 000 euros annuels en moins par rapport à des femmes blanches. Il y a une infériorisation des femmes noires sur le marché du travail d’un point de vue des salaires», regrette la Parisienne de 34 ans.

Les écarts de salaire ne sont pas les seules embûches. «Il est arrivé que mes collègues souhaitent toucher mes cheveux crépus dans un cadre professionnel», déplore-t-elle. Elle évoque aussi tout un «vocabulaire animalier qui nous entoure. Une femme noire qui s’énerve, c’est une tigresse. Quand elle travaille beaucoup, c’est une lionne, alors qu’une femme blanche est une bosseuse. Dès que l’on veut s’imposer, on nous dit qu’on est en colère, alors que les autres sont des passionnées. Tout cela est très insidieux.»

Racisme ordinaire

Il y a cinq ans, Minetou Ndiaye lance le réseau Énergie Femmes, qui regroupe des femmes de 18 à 77 ans. «L’idée est de les accompagner et de les mettre en confiance, de faire en sorte qu’elles aspirent à l’égalité. Je travaille en collaboration avec le Club 21e siècle. Mais dès que je parle de ce réseau à mes interlocuteurs, ils le cantonnent à un réseau de femmes de banlieue. Comme s’il y avait une catégorisation de notre business qui nous ramène à notre couleur», analyse-t-elle, amèrement. Nombreuses sont les femmes noires à avoir connu semblables discriminations.

C’est le cas de la championne d’athlétisme Ayodele Ikuesan, qui, parallèlement à sa carrière de sportive, travaille comme consultante en conduite du changement et accompagnement à la transformation des entreprises, un univers qu’elle qualifie de «très difficile». «Dans la première entreprise qui m’a embauchée, l’un des associés m’appelait par le prénom d’une autre collègue noire. Il ne trouvait pas cela grave. J’ai été ignorée par un autre de mes collègues qui m’a ensuite dit qu’il ne m’avait jamais adressé la parole à cause de ses préjugés raciaux : il me croyait plus jeune, pas expérimentée.» Née à Paris en 1985, elle se dit fatiguée de devoir justifier son lieu de naissance. «On ne me croit pas. C’est très violent.» Elle aussi témoigne d’écarts de salaire conséquents avec ses autres collègues femmes.

Karima Silvent, directrice des ressources humaines d’Axa et l’une des rares femmes noires membres d’un comité exécutif du Cac 40, ne mâche pas ses mots : «Les barrières sont bien réelles, il ne faut pas les minimiser. Les femmes noires sont en quelque sorte victimes d’une double peine, car la question de la confiance en soi est décuplée quand on est une femme de couleur», considère-t-elle en insistant sur le rôle crucial à jouer par l’école et le monde de l’entreprise. Ce manque de confiance en soi, Laetitia Tchibinda et Jeanne-Laure Ananou l’ont ressenti durant leurs études. Jeanne-Laure se souvient : «Ma difficulté tout au long de mon parcours, c’est ce manque d’exemples, de modèles, de représentativité qui a nourri mon syndrome de l’imposteur.» Lorsqu’elles officiaient comme consultante et chef de projet dans une grande banque, elles ont entendu à la machine à café les mêmes poncifs racistes. «La touche d’exotisme, les cheveux que l’on veut toucher ou bien encore : « Non mais toi, tu n’es pas une Noire comme les autres. »» «Tout cela, c’est du racisme ordinaire. On a fait avec, mais ce n’est pas normal», réalise Laetitia.

L’urgence des rôles modèles en France

En 2019, elles décident de créer ensemble leur société, Kemet & Co, un site de vente dédié à la culture et aux produits africains. Là aussi, elles constatent les mêmes stéréotypes. «Avec cette étiquette d’entreprise africaine, les gens sont étonnés qu’on livre à l’heure. Il y a tant de préjugés. Un client, pensant nous faire un compliment, nous a dit : « Pour une entreprise noire, c’est bien géré. » Tout cela nous étonne : pourquoi attendrait-on moins bien de nous ?»

Pour la sociologue Carmen Diop, qui a étudié le poids des représentations et des discriminations, les femmes noires diplômées restent «les cibles privilégiées des stéréotypes et sont enfermées dans des assignations de genre, de classe et d’origine». Elle souligne que nombre d’entre elles utilisent des stratégies de défense, comme le déni, qui leur permet de se protéger d’une réalité très violente. «En France, tout se passe comme si le racisme n’existait pas. Dès que l’on pointe les problèmes, on nous accuse d’être paranoïaques.» Audrey Célestine, qui a publié Des vies de combat, femmes, noires et libres (Éditions de l’Iconoclaste), souligne : «Il y a une exotisation de la femme noire, des femmes du monde colonial, et une culture « populaire » qui nourrit tout cela», faisant référence aux sketchs des Inconnus avec le personnage de l’Antillaise Marie-Thérèse. «Les remarques racistes sont un continuum de cette culture populaire.»

Face à cette situation, le Défenseur des droits a publié le rapport Discriminations et origines : l’urgence d’agir, en juin 2020 (Jacques Toubon occupait alors le poste). «Nous avons insisté pour que la lutte contre les discriminations raciales, notamment en matière d’emploi ou de logement, devienne une priorité politique, rappelle Émilie Bourgeat, chargée de mission auprès du pôle Discriminations, accès aux droits et observation de la société au sein de l’institution. Il faut se doter d’indicateurs afin de rendre visibles et de mieux documenter les discriminations fondées sur l’origine. La nouvelle Défenseure des droits, Claire Hédon, recommande de développer la statistique publique et de mettre en place un observatoire des discriminations.» Et d’ajouter : «L’emploi est le premier domaine invoqué. Notre enquête Accès aux droits de 2016 a démontré que 41,1 % des femmes noires déclaraient avoir vécu une discrimination d’accès à l’emploi au cours des cinq dernières années, contre 16 % pour les femmes blanches.»

Après que le gouvernement a lancé une grande campagne de testing en 2019, celle-ci a révélé qu’à CV identique un candidat dont le nom est de consonance nord-africaine a 25 % de chance en moins d’être convié à un entretien d’embauche que les candidats dont le nom est de consonance française. Pour Mariam Khattab, directrice générale du cabinet Mozaïk RH, ce problème perdure à cause du «poids des préjugés, des représentations ou du manque de mixité à l’école. Il y a également l’absence de représentation dans les médias. Cette question relève de la cohésion nationale», préconise-t-elle.

Si beaucoup de nos interlocutrices notent une prise de conscience depuis l’affaire George Floyd et le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, toutes les femmes interrogées pointent l’absence de rôle modèle en France durant leur carrière. Diana Brondel propose même l’instauration de quotas. «J’ai d’abord été contre cette approche, mais le fossé me paraît aujourd’hui tellement grand que c’est l’un des uniques leviers à notre disposition. Il n’y a pas suffisamment d’exemples d’inclusion, de diversité, au niveau de l’État, dans les sphères économiques, politiques, médiatiques.» Laetitia Hélouet, du Club 21e siècle, veut surtout une «véritable politique de promotion de la diversité. Les entreprises qui encouragent la diversité sont plus performantes que les autres. Les chiffres le prouvent». Le Club promet d’ailleurs la publication d’un nouveau baromètre au printemps prochain.

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