C’était il y a bientôt un an. Le monde entrait, sans le savoir, dans la plus grande crise sanitaire et économique du XXIème siècle. Une crise dure, et durable. En ce début 2021, les restrictions se suivent et se ressemblent, l’incertitude demeure et le sentiment de colère, lui, s’installe.
Après une année plus qu’éprouvante, la capacité de résilience psychologique de certains commence à se tarir. Conséquence ? Il y a ceux qui versent dans la déprime et la morosité et ceux qui se laissent envahir par l’exaspération. Au point de remettre en cause l’obéissance aux restrictions et d’opter pour la révolte.

C’est l’heure pour moi de passer aux aveux : il m’arrive de fumer une cigarette de temps en temps (personne n’est parfait) en pleine rue. Et, je le confesse, j’éprouve une certaine satisfaction à baisser mon masque. Comme si je récupérais, pour cinq minutes, une forme de liberté que je m’auto-attribuais en allant à l’encontre des restrictions établies. Je me demande si Christophe Wilson, le restaurateur niçois qui a ouvert sa brasserie fin janvier malgré les interdictions, a voulu éprouver ce même sentiment ? Idem pour celles et ceux qui ne respectent plus le couvre-feu, qui entrent dans un supermarché sans masque la tête haute ou encore ceux qui organisent des soirées clandestines : font-ils tout cela car, poussés aux confins de leur endurance psychologique, ils craquent ? 

Quoiqu’il en soit, ces différentes actions « hors-la-loi » sont révélatrices d’un vent de révolte, qui souffle depuis plusieurs semaines, jusque sur les réseaux sociaux. On y a vu passer le hashtag #JeNeMeConfineraiPas, alors que la crainte d’un troisième confinement est dans les esprits, puis celui de #DésobéissanceCivile. Sans compter les manifestations qui ont lieu chez nos voisins européens.

Définitivement, un sentiment contestataire semble s’emparer d’une partie de la population. Jusqu’à faire la révolution ? 

Ceux qui se résignent et ceux qui se révoltent

“La souffrance psychique n’est pas réservée à une certaine catégorie de personne”, nous assure Johanna Rozenblum, psychologue spécialisée en thérapie cognitivo-comportementale. “L’année passée a provoqué, chez la grande majorité des gens, des troubles anxieux et des symptômes de dépression, légers ou majeurs », ajoute-t-elle. 

Et si nous avons tenu l’année et fait contre mauvaise fortune bon coeur, “l’accumulation d’événements fait qu’au bout d’un moment, on n’arrive plus à sortir la tête de l’eau, que l’on manque de souffle et que l’on a épuisé les ressources qui nous permettaient, avant, de remonter à la surface”,  analyse Johanna Rozenblum. Comme le dit si bien Triple-patte – le pirate qui parle en latin dans Astérix – (et avant lui le psaume de David, mais ça, ça parle à moins de monde) : abyssus abyssum invocat (l’abîme appelle l’abîme). 

C’est un fait, personne n’a été épargné, mais la manière dont cette fatigue s’exprime est bien différente selon le passé de chacun et selon les caractères. Il existe deux principales tendances, nous explique la spécialiste des émotions : “ceux qui se résignent et tombent plutôt dans des phases dépressives, et ceux qui se révoltent et laissent parler leur colère.”

La seconde catégorie suit un mécanisme de défense bien précis en jargon psychologique et qui se nomme la réactance, mécanisme qui prend le dessus “face à une situation perçue comme menaçant notre liberté individuelle. On pose alors des actions dans le but de rétablir une liberté jugée en danger. On observera ainsi la restauration du comportement réprimé et donc, en ce qui concerne certaines personnes, une perte de contrôle”.

Ces mots de Johanna Rozenblum mettent en lumière le phénomène de révolte qui anime la plupart de ceux qui en appellent aujourd’hui à la désobéissance civile, akale fait de refuser de manière ostensible et assumée de se soumettre à une loi, en faisant de ce rejet un outil pacifique.

La tentation complotiste

Entre la prostration et la révolte, se trouve une troisième voie, plus intellectuelle que pragmatique. Celle de la remise en cause de la situation dans son entièreté. Et pourquoi pas ? C’est une forme de rébellion de l’esprit qui se refuse à croire que la vérité présentée est la bonne. Il n’y a ici aucun jugement à caractère moral (détendez-vous), simplement un constat déjà fait par chacun. Celui, très tentant, de se laisser happer par les théories les plus farfelues pour trouver une issue à une réalité trop décevante.

Nous avons tous un ami, appelons-le George, qui a une très bonne grille de lecture de l’actualité, incriminant, au choix, la 5G, Bill Gates, les lobbies ou les Francs-Maçons (c’est vrai que c’est tout de suite plus clair, merci George). On en rigole, et pourtant ce n’est pas si anecdotique qu’on pourrait le penser.

Ce réflexe découle du flou et de l’incompréhension générale face aux mesures qui, parfois manquent drastiquement de cohérence. Et c’est bien là le terreau fertile des théories complotistes. A force de tâtonner dans le noir, on s’invente des formes familières. Et des histoires. Le problème étant que cela alimente paradoxalement la peur, au point qu’elle en devienne démesurée et que l’on ne sache plus contre qui ou contre quoi l’on doit diriger son ressentiment. Qui lui, contrairement aux reptiliens, est bien tangible.  

Se révolter pour sortir d’un présent mortifère

Un autre aspect est à souligner : celui de l’image de la révolte, dans notre héritage ainsi que dans la pop culture. Sauf exception, la révolte est souvent présentée comme une avancée sociale. Après tout, où en serions-nous sans la Révolution française ? Même chose avec Mai 68. Oui, transgresser les règles, l’Histoire en est témoin, a fait avancer la société. 

Le cinéma et la littérature ont bien saisi cet attrait de la révolte et ont fait naître des figures emblématiques, qui s’invitent même dans la vraie vie. On pense par exemple à Katniss Everdeen de la saga Hunger Games, dont le signe du geai moqueur a été repris lors de protestations en Thaïlande en octobre 2020, pour défendre la démocratie. 

Ceux qui bouillonnent actuellement en silence ou en vociférant sur les réseaux sociaux, attendent-ils l’avènement d’une nouvelle Antigone ou d’un salutaire Vercingétorix, prêts à incarner leur combat et défendre leurs idéaux ? Un personnage qui viendrait apporter une forme de délivrance ou, du moins, une possibilité de se projeter dans l’avenir, sans pandémie ni restrictions des libertés ? “Le temps est un facteur très important. Certaines personnes n’arrivent plus à se projeter dans l’avenir et sont figées dans un présent mortifère, avec l’impression de vivre une épreuve définitive”, assène Johanna Rozenblum.

Mais pourquoi maintenant, après presque un an de limitations en tout genre ?  Jusqu’à maintenant, l’obéissance était mue par deux principes supérieurs qui dépassent largement les envies et attentes individuelles : le bien commun (ou la “sécurité publique” en parlé républicain) et la peur. L’image d’une menace venant de l’extérieur et à laquelle on ne peut imputer de coupable direct, légitime presque la soumission aux contraintes et les contraintes elles-mêmes. 

Sauf que, les décisions approximatives, l’accumulation de règles, les vaccins qui arrivent mais pas suffisamment vite, érodent toujours plus la patience et l’altruisme. Chaque déclaration hasardeuse peut ainsi mettre le feu aux poudres, et déclencher virtuellement – pour le moment – un soulèvement. 

L’attrait de la désobéissance 

“La vraie question n’est pas de savoir pourquoi les gens se révoltent, mais de savoir pourquoi ils ne se révoltent pas.” C’est en citant Wilhelm Reich, psychiatre du début du XXe siècle que Frédéric Gros introduit son essai sur la désobéissance. Le philosophe français et professeur de pensée politique, auteur de Désobéir (Ed. Flammarion), résume les enjeux de la question : « Obéir, désobéir, c’est donner forme à sa liberté ».

On comprend alors tout de suite mieux ceux qui espère une nouvelle Liberté guidant le peuple tant il est galvanisant de poser enfin un acte qui ne soit pas entièrement dicté par les mesures en vigueur après une année de passivité. Et, même si c’est de la simple provocation. 

Alors, la révolte est-elle pour demain ? Aux yeux de Frédéric Gros, “l’insurrection ne se décide pas. Elle saisit un collectif, quand la capacité à désobéir ensemble redevient sensible, contagieuse, quand l’expérience de l’intolérable s’épaissit jusqu’à devenir une évidence sociale. Elle suppose en amont l’expérience partagée”, écrit-il. Et dire qu’on en a eu ces 11 derniers mois, de l’expérience partagée, serait un euphémisme.

Car c’est surtout auprès des autres que l’on trouve une première réponse à la détresse qui nous envahit, qu’elle soit synonyme de lassitude ou d’exaspération. C’est donc le meilleur conseil que nous pouvons donner, si vous sentez monter en vous une vive envie de sortir hurler dehors : allez discuter avec votre voisin, ce sera déjà un bon début. 

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