« On a miraculeusement réussi à faire ce disque avec les contraintes sanitaires et la distanciation sociale », nous dit le contre-ténor Philippe Jaroussky, heureux du travail accompli avec son merveilleux ensemble Artaserse. Le disque La vanità del mondo (sorti il y a peu chez Erato/Warner Classics), au titre très évocateur (la vanité du monde, en français), est un programme d’oratorios italiens et d’ouvertures de l’époque baroque qui mêle des compositeurs très installés comme Alessandro Scarlatti et de très belles nouveautés. Il offre même un sacré tube… d’un musicien allemand très italien. Explications enthousiastes – données par téléphone, crise sanitaire oblige – de Philippe Jarroussky.

Franceinfo Culture : Pourquoi ce titre, « La vanità del mondo » ?
Philippe Jaroussky : La vanità del mondo, c’est un oratorio de Pietro Torri, dont il y a un air dans le disque. J’ai pensé que ça sonnait super bien, ça se comprend dans beaucoup de langues. Et puis il y a aussi une résonance avec cette période de pandémie, avec tout ce qu’on a exprimé comme réflexion, même avant la crise sanitaire d’ailleurs, sur la place de l’homme sur la planète, la remise en question de beaucoup de choses dans nos sociétés…

Dans ce disque, vous avez rassemblé des airs italiens d’oratorio, qui se distinguent assez nettement de l’opéra…
Oui, l’oratorio se différencie de l’opéra, en ce sens où c’est plus court en général, et il y a un peu moins d’action. Un oratorio, c’est une mise en musique d’une histoire biblique, et c’est souvent de l’Ancien Testament. Il met en scène des personnages comme Moïse, Isaac, Abraham, et même Dieu, c’est la première fois que je chante Dieu (rires) ! C’est assez particulier à l’Italie, on n’hésitait pas à confier la voix de Dieu à un castrat (rires)… On n’aurait pas imaginé cela en Allemagne ou en France. Mais vous avez aussi des oratorios allégoriques, et donc on met en scène par exemple le temps, le plaisir, la beauté, qui dialoguent entre eux. Dans le disque, notamment, on a l’allégorie du plaisir à deux reprises. Dans l’ensemble donc, c’est souvent un peu plus resserré, un peu plus statique, et ça parle quand même beaucoup de meurtre et de décapitation…

De décapitation ?

Oui, un peu comme dans la Bible. Dans le disque vous avez la décapitation de Saint Jean Baptiste, Holopherne qui va se faire couper la tête par Judith, le sacrifice d’Isaac… C’est pour ça que dans le livret j’ai mis des reproductions de mon peintre favori, Caravage, je me suis dit c’est le moment (rires).

Et il y a des compositeurs que je qualifie de métaphysiques : je trouve que la troisième plage de ce disque (l’air Dormi, fulmine di guerra, en français : Dors, ô foudre de guerre) est métaphysique. Les notes répétées de Scarlatti sonnent étonnamment modernes, on pourrait presque en faire une version techno ! En fait, j’aime particulièrement les morceaux où le temps s’arrête. On en trouve chez Schubert et tant d’autres compositeurs. Quelques notes de l’orchestre, vous avez à peine commencé à chanter, le temps s’arrête. Cet air de Scarlatti, je trouve, représente bien ça.

Cette mélancolie dont vous parlez évoque la « saudade » du fado portugais…
Oui, ça peut-être aussi. Il y a également un mot allemand qui est intraduisible en français, c’est « sehnsucht »… Un sentiment un peu goethien, une sorte de mélancolie, le regret de quelque chose qui n’est plus… Et en même temps une acceptation : ce disque compte beaucoup de ces airs où il y a une forme d’acceptation de son propre sort. Comme dans La Traviata, où à la fin, Violetta accepte qu’elle va mourir dans ce magnifique air qui précède l’arrivée d’Alfredo : c’est fini, j’accepte. L’acceptation est un moment intéressant à l’opéra, il permet à nous les chanteurs de lâcher prise et d’être dans quelque chose de sincère. Chose qui est difficile pour un simple aspect technique, c’est qu’on chante à 99% du temps en acoustique, sans amplification. Donc on a tendance à vouloir optimiser la projection de sa voix et on peut perdre une partie de sa sincérité.

Revenons à votre disque qui associe des compositeurs célèbres et des découvertes du répertoire d’oratorio italien
Pour moi les deux maîtres de l’oratorio italien sont Alessandro Scarlatti et Antonio Caldara, et ce dernier est bien représenté dans le disque parce qu’il y a trois de ses morceaux. Eux-mêmes ont inspiré le compositeur le plus connu du disque qui est Haendel. Evidemment l’air le plus célèbre est le Lascia la spina. Je l’ai mis dans le disque parce que Haendel a écrit cette pièce quand il était en Italie, où il a rencontré justement Caldara et Scarlatti, qui l’ont beaucoup influencé pour cet air écrit à 22 ans !

Et cette pièce, Haendel l’a reprise plus tard et en a fait la version que tout le monde connaît…
Oui, les compositeurs de l’époque faisaient beaucoup ça. Vivaldi par exemple parfois changeait le texte mais ne composait que la moitié du nouvel opéra car il reprenait le reste sur d’anciens airs (rires). Donc quand Haendel est parti à la conquête de Londres, il a présenté son premier opéra, Rinaldo, dans lequel il a fait renaître son air transformé en Lascia ch’io pianga, Une œuvre au contenu légèrement différent et dont il fait un hymne à la liberté. Evidemment il a eu un succès fou à Londres, qui n’avait jamais connu une telle musique.

Le disque apporte ses découvertes, et notamment des « premières mondiales », donc des pièces qui n’ont jamais été enregistrées…
Il faut dire que ce n’est pas rare, il y en a énormément. On a l’impression quand on fait des recherches dans le baroque que c’est un répertoire quasi infini. Dans le disque il y a des compositeurs totalement inconnus et ça a été un peu le hasard de mes recherches. Ainsi par exemple Fortunato Chelleri. Antonio Maria Bononcini était lui très célèbre à son époque, Nicola Fago beaucoup moins, et son air est absolument somptueux, je pense qu’il fait partie des highlights du disque. Hasse et Benedetto Marcello sont très connus des baroqueux bien entendu, même si pas souvent joués. Il y a enfin un compositeur que j’ai découvert en recherchant, c’est Pietro Torri, dont l’air La vanità del mondo donne donc le titre au disque. C’est un compositeur qui a beaucoup écrit, mais a été très peu enregistré. Je suis sûr que dans de futurs projets j’irai repêcher un peu de ses musiques.

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