Une horde d’ado déchaînés qui harcèlent un de leurs camarades. Un animateur télé qui fait mine de tripoter une figurante habillée en soubrette, provoquant l’hilarité générale dans un public 100% masculin. Une armée de pères de famille qui répètent, derrière leur barbecue fumant, qu’un homme reste un homme, devant les bagarres incessantes de leurs fils. Un chef d’entreprise qui coupe la parole de son employée en pleine réunion et se livre à une session de mansplaining… Sur fond d’enregistrements audios mentionnant la vague #MeToo et autres phénomènes de violences médiatisées, les différentes scènes de cette séquence vidéo s’appliquent à stigmatiser certains comportements problématiques qui, malgré un ancrage prégnant dans nos sociétés, sont aujourd’hui questionnés et dénoncés. « Est-ce vraiment ce qu’un homme peut faire de mieux ? », interroge la voix-off, invitant les spectateurs à laisser de côté les « bonnes vieilles excuses” trop longtemps utilisées pour justifier ces offenses ordinaires.
Pourtant, ce n’est ni un organisme de lutte contre les violences, ni une association féministe qui est à l’origine de ce spot au storytelling marketée : c’est en réalité une simple publicité pour Gillette, la marque de rasoirs qui vise (majoritairement) des hommes. Vue plus de 31 millions de fois sur Youtube, la campagne datée de 2019 – qui met au pilori la masculinité toxique sous toutes ses formes – fait alors émerger en à peine quelques heures un débat enflammé sur les réseaux sociaux.
Et pour cause, si l’audace de la marque est applaudie, d’autres n’hésitent pas à la mettre au pilori, se sentant visiblement blessés dans leur individualité. “Être un homme n’est pas une maladie ou une pathologie. C’est grotesque d’attribuer une responsabilité collective de façon répétée à la moitié de l’humanité”, écrit l’un sur Twitter. « C’est la conséquence directe des féministes radicales qui mènent une guerre contre la masculinité !”, clame un autre, appelant au boycott de la marque, à l’image d’autres personnalités.
Bref, les hostilités étaient lancées et, tout au long des semaines suivantes, la question de la masculinité toxique n’a cessé de se muer en incontournable sujet de société. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
Une virilité régressive, sexiste et homophobe
Hérité du célèbre concept de “domination masculine” de Pierre Bourdieu ou encore de celui “d’hégémonie masculine” de l’Australienne Raewyn Connell, le terme même de “masculinité toxique” vient non pas des cercles féministes mais bien de leurs opposants hoministes qui, selon Slate.fr, auraient les premiers utilisé cette expression dans les années 90, en voulant justifier ces comportements néfastes par l’absence du père dans la vie de ceux qui s’y adonnent.
La masculinité toxique, c’est la constellation de traits masculins socialement régressifs au service de la domination, […] et de la dévaluation des femmes.
C’est seulement dans les années 2010 que les groupes féministes se la réapproprient, à travers notamment les articles de la blogueuse américaine Amanda Marcotte qui popularise l’expression à travers ses articles. « Les idées, les normes, les attitudes selon lesquelles nous élevons les garçons avec l’idée que ce sont eux les dominants, que c’est par la violence que l’on résout les problèmes, que les hommes sont supérieurs aux femmes et que seule l’hétérosexualité est possible, c’est cela que nous appelons la masculinité toxique », explique aujourd’hui au micro de la chaîne Euronews Gary Barker, PDG et fondateur de Promundo, une ONG invitant les hommes et les garçons à promouvoir l’égalité des genres et à prévenir toutes formes de violence.
Une étude du Journal of School of Psychology de décembre 2019, consacré au harcèlement scolaire entre jeunes garçons va jusqu’à formaliser une définition de la masculinité toxique comme étant “la constellation de traits masculins socialement régressifs au service de la domination, de la dévaluation des femmes, de l’homophobie et de la violence gratuite.” Une manière de dire, en somme, que la masculinité caricaturale et débridée, telle qu’elle est encore souvent conçue aujourd’hui parmi le commun des mortels, pourrait nuire gravement à l’ensemble de la société. Une masculinité caricaturale; pourtant toujours bien ancrée, qui sert de point de départ à la campagne #BeAMan, lancée ce 25 novembre 2020, à l’occasion de la Journée Internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes, par La Maison des femmes. Une initiative qui pointe justement les conséquences pour les femmes de l’injonction à la virilité pour les hommes.
Des hommes populaires
Et pour cause, quand on demande encore aujourd’hui autour de nous qu’est-ce qu’un homme, « un vrai », les réponses font généralement le portrait robot d’un mâle alpha dominant, viril, qui contrôle ses émotions, peut se montrer agressif et se doit d’être courageux, le tout à grand renforts de muscles et de force physique. Impassible, il ne flanche pas face au danger et se risque rarement à faire preuve de compassion, de tolérance et encore moins de vulnérabilité.
Preuve de la prévalence de ce paradigme masculiniste dans nos sociétés contemporaines ? La popularité incontestable de certains “rôle modèles » qui façonnent notre temps, que ce soit dans la pop culture, à travers des personnages de fiction comme James Bond, Tony Montana ou encore le problématique Walter White, ou, de façon plus gênante encore, dans les hautes sphères du pouvoir, certaines puissances étant aujourd’hui démocratiquement dirigées par des figures incontestées de la masculinité toxique.
La fierté masculine est mise en avant à travers des discours excessifs et à contre-courant qui sont perçus par certains hommes comme une forme de courage.
On pense indéniablement au futur ex-président des Etats-Unis, Donald Trump, qui invitait notamment ses partisans à “attraper les femmes par la chatte”, à Jair Bolsonaro qui, aujourd’hui à la tête du Brésil, a clamé fièrement être incapable d’aimer un enfant homosexuel et de préférer le voir mourir dans un accident, ou encore Boris Johnson, premier ministre britannique, anti-IVG assumé, qui estime (par exemple) que “les hommes peuvent retenir les larmes plus longtemps en raison de leurs conduits lacrymaux”. Bref, les mêmes hommes et dirigeants qui, en temps de pandémie, se révèlent aussi particulièrement dangereux pour le pays qu’ils sont censés gouverner, jugeant notamment que le port d’un masque s’apparente, y compris dans ce contexte, à un signe de faiblesse amenuisant leur virilité.
“Cette attitude montre une volonté de ne surtout pas trahir sa vulnérabilité en public”, décrypte Peter Glick, professeur en sciences sociales à l’Université de Lawrence dans le Wisconsin. « Donald Trump, Boris Johnson et Jair Bolsonaro ont sciemment négligé les risques liés au coronavirus pour ne pas décrédibiliser leur virilité et ont tardé, ou échoué, à appliquer les mesures sanitaires qui auraient pu leur épargner une hécatombe », a-t-il expliqué. Pourtant, rien ne semble pouvoir entacher leur popularité, comme en témoignent les 70 millions d’électeurs qui ont, une nouvelle fois, voté en faveur d’un second mandat du Président Américain en novembre dernier.
Mais pourquoi une telle vague de soutien pour ces hommes qui prônent l’ultra-violence, l’individualisme ou encore l’hyper-concurrence ? « Les femmes ayant gagné des combats en leur faveur et, vu que la parole féministe pèse aujourd’hui dans les débats publics, la fierté masculine est mise en avant à travers des discours excessifs et à contre-courant qui sont perçus par certains hommes comme une forme de courage », explique la sociologue Christine Castelain Meunier dans un article de Slate.fr.
Inégalités salariales, viol et mansplaning
Résultat ? La masculinité toxique continue de faire de coûteux dégâts, notamment auprès des femmes et des membres de la communauté LGBTQ+. “Les hommes qui croient et intériorisent ces pensées négatives sont plus enclins à être violents envers leurs partenaires, à les harceler”, soutient Gary Barker de l’association Promundo.
En effet, comme le précise la revue en ligne Medical News Today, les « symptômes » de la masculinité toxique incluent des attaques violentes, des agressions sexuelles ou encore un besoin de dominer et de contrôler les autres. C’est ainsi que l’ONU avance que 35% des femmes à travers le monde ont déjà été victimes de violences physiques et/ou sexuelles commises par des hommes. En France, ce sont près de 23 000 viols qui ont été recensés rien qu’en 2019, soit 16% de plus que l’année précédente, tandis que les féminicides ont fait 146 victimes cette même année, un chiffre également en nette augmentation.
Ce même système de valeurs nocif qui contribue au refoulement des émotions et à leur dévalorisation, […] et à stigmatiser les marques de faiblesse
Et on ne compte plus les milliers de femmes qui sont tous les jours victimes de violences conjugales, de harcèlement de rue ou qui tout simplement se sentent obligées de coucher avec un homme par simple politesse ou peur de décevoir.
Au quotidien, c’est aussi la masculinité toxique qui contribue, entre autres, à la potentielle mise au placard d’une femme enceinte dans une entreprise ou au maintien persévérant des inégalités salariales. C’est aussi elle qui participe à la légitimation de la charge mentale, sexuelle ou encore contraceptive au sein des couples hétérosexuels, en banalisant des comportements, des habitudes si bien intériorisés qu’on ne les remarque même plus.
Enfin, c’est aussi ce même système de valeurs nocif qui contribue au refoulement des émotions et à leur dévalorisation, à dénigrer les marques d’empathie et de bienveillance et, surtout, à stigmatiser les marques de vulnérabilité et le besoin de demander de l’aide, du moins quand le cas se présente.
- Florian Vörös : « La domination masculine est une cage confortable pour les hommes car elle flatte leur égo »
- Valérie Rey-Robert : « Les hommes violent parce qu’ils ont le pouvoir de le faire »
Boys don’t cry, vraiment ?
Des manifestations diverses et variées de la masculinité toxique qui portent préjudice aux femmes donc, mais aussi aux hommes, dont l’éducation, encore majoritairement genrée, contribue à la reproduction insidieuse de ces stéréotypes masculinistes.
“Ne pleure pas !”, “Sois fort !”, « Bats-toi si t’es un homme !” “Il faudra bien que tu travailles un jour si tu veux pouvoir subvenir aux besoins de ta famille!” : dès le plus jeune âge, les garçons (aussi) croulent sous des injonctions tendant à les façonner sous le joug d’un certain type de masculinité incluant, de 7 à 77 ans, des formes de diktats physiques (être grand, être musclé ou encore être doté d’un sexe imposant), mais aussi vestimentaires (difficulté de porter des jupes, des robes ou des vêtements roses) et ludiques (difficulté de pratiquer des sports comme la danse, de jouer à la poupée ou encore de se maquiller).
C’est aussi la masculinité toxique qui est à l’origine de l’incapacité des hommes à demander de l’aide, notamment en ce qui concerne leur santé mentale. Au Royaume-Uni, une étude montre ainsi que si 75% des personnes qui se suicident sont en effet des hommes, ces derniers sont 8% de moins à demander une aide extérieure. Une différence que l’American Psychological Association explique par les idéaux de la masculinité contemporaine, la figure de « l’homme fort”, celui qui n’est pas tourmenté par ses émotions, pouvant désinciter les hommes à traiter leurs problèmes psychologiques.
“Les hommes souffrent en silence car la masculinité toxique leur apprend à craindre le fait d’avoir l’air “faible”, explique Léa Winerman, représentante de l’organisme, dans un article du site Bustle. Heureusement, certains parviennent à s’en dégager et à se faire les avocats de formes alternatives de virilité.
Vers d’autres masculinités
Un père qui s’indigne que l’on se moque de son fils de 7 ans qui s’est vernis les ongles, un autre qui apprend à sa petite fille devant le miroir à répéter qu’elle est forte, des acteurs populaires comme Terry Crews qui, lui même victime d’une agression sexuelle, enjoint les hommes à tenir leur paires responsables de leurs actes : en quelques mois, d’innombrables prises de positions et “feel good stories” en réaction aux méfaits de la masculinité toxique ont créé l’événement sur la toile, attestant qu’une alternative masculine non-dominatrice est envisageable.
“On l’observe du côté des porteurs de changement qui sortent du patriarcat et des mécanismes de domination: que ce soient les jeunes qui se décrivent comme gender fluid ou même les hommes qui n’ont plus honte de dire qu’ils sont pères au foyer”, poursuit Christine Castelain Meunier sur Slate.
Certes, aucun changement drastique ne se fera du jour au lendemain et le chemin est encore long avant que la société ne s’extirpe de ces constructions culturelles conditionnées par nos éducations, elles-même prédéterminées par un système donné de croyances et de valeurs hiérarchisées. Mais comme le démontre la fameuse publicité Gillette précédemment mentionnée au début de cet article, cela peut passer par des petits gestes, et ce dès le plus jeune âge.
Séparer deux enfants qui se bagarrent méchamment et leur expliquer que ce n’est pas une façon de se traiter mutuellement, rester vigilant à toutes les formes de harcèlement et intervenir le cas échéant, recadrer un ami qui tend à confondre séduction et harcèlement, intervenir lorsqu’un homme se fait agresser ou intimidée par d’autres : autant d’actions a priori anodines qui pourront, l’air de rien, contribuer à faire de nous de meilleurs Hommes, mais surtout de meilleurs êtres humains.
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