Alice Coffin est en colère, et a raison de l’être. Fin septembre, la publication de son premier ouvrage, Le Génie Lesbien*, a été vertement accueillie par plusieurs médias d’envergure, passant à côté de son propos, nourri d’une indignation documentée sur les violences subies par les femmes, et l’incapacité des médias à représenter le réel dans sa diversité.

Un passage a retenu toute l’attention des grands médias, où Alice Coffin explique pourquoi elle privilégie les artistes femmes aux hommes : « Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques », à la page 39.

Cette dernière phrase, notamment, a obsédé les détracteurs de l’autrice, engendré indignation et accusations disproportionnées. Alice Coffin écrit ne plus vouloir lire d’auteurs hommes, pour nourrir son imaginaire d’autres récits. Des journalistes l’ont en retour accusée de « sectarisme », de souhaiter « la mort des hommes » ou une « fatwa civilisationnelle ».

Caricaturée, moquée, montrée comme dangereuse, la journaliste, militante féministe et lesbienne**, et élue EELV au Conseil de Paris, a vu son récit lui échapper, à la faveur de critiques ou interviews déformant ses propos. 

Alice Coffin, les femmes avant tout

Résultat : Alice Coffin a été exposée à une vague sans précédent d’insultes et de menaces, durant plusieurs semaines. Déjà malmenée cet été pour avoir demandé la démission de Christophe Girard, adjoint à la Culture à la Mairie de Paris, en raison de ses liens avec l’écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff, elle a vu sa situation empirer. Au point qu’elle a dû porter plainte plusieurs fois pour menaces de mort. 

Favoriser les artistes femmes, acte féministe et politique, n’est pourtant pas nouveau. Le même réflexe s’opère chez toutes les minorités, qu’elles soient de genre, sexuelle, ou ethnique : se tourner en priorité vers des artistes qui portent la voix de sa communauté, ou de ses origines, pour mieux se comprendre.

« Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination », écrit ainsi Alice Coffin, toujours à la page 39. « Elles sont le système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. Commençons ainsi. Plus tard, ils pourront revenir. »

Il a fallu un mea culpa de Laurent Ruquier, dans son émission On est en direct, le 17 octobre, pour que la balance médiatique se rééquilibre un tout petit peu. Face à Alice Coffin, l’animateur, homosexuel, a présenté ses excuses pour avoir contribué à l’emballement médiatique autour de son livre, en en colportant une vision tronquée. Il ne l’avait pas lu, avant de l’inviter sur son plateau.

Dénoncer « la guerre des hommes contre les femmes »

Surtout, cette initiative politique n’est pas le point central du livre d’Alice Coffin. Il en est à peine une porte d’entrée. Le Génie Lesbien est un essai de 240 pages documentées et écrites avec un bel élan. L’autrice y décortique les combats militants qui lui tiennent à coeur, et qui s’imbriquent. C’est aussi une célébration émouvante du fait d’être lesbienne, de ce que cela a bouleversé dans sa vie.

Elle expose ce qu’elle nomme « la guerre des hommes contre les femmes » : ces femmes qui sont violées, ou tuées, tous les jours, depuis la nuit des temps, parce que femmes. Elle dénonce aussi le traitement médiatique insuffisant réservé aux violences faites aux femmes.

Elle s’en prend d’ailleurs, longuement, au journalisme à la française, dont la neutralité affichée est vaine, un paravent à un manque de diversité dans les rédactions, plaide-t-elle.

Alice Coffin réclame d’ailleurs une meilleure représentation des minorités par les médias, et dans les salles de rédaction. Profondément passionnée par l’information, outil primordial des démocraties, Alice Coffin assure qu’il ne faut plus opposer journalisme et militantisme.

Enfin, elle dénonce ce qu’elle nomme la « placardologie française », le fait que les personnalités homosexuelles françaises se tiennent à l’écart des débats autour des LGBT+, même dans les pires moments, comme ceux sur le mariage pour tous, en 2012. Une erreur pour Coffin, qu’elle impute à la culture française, qui n’aime pas la revendication d’une identité. Elle raconte ainsi comment, dans son ancienne vie de journaliste média dans une grande rédaction, on lui a interdit d’écrire sur les sujets LGBT+, car elle était lesbienne.

Fin octobre, alors que le deuxième confinement venait d’être annoncé, Alice Coffin est longuement revenue auprès de Marie Claire sur l’emballement médiatique destructeur autour de son livre, pourquoi les lesbiennes suscitent encore autant de réactions épidermiques, et son plaidoyer pour que le journalisme français se réinvente. 

Marie Claire : Comment vous sentez-vous après ces derniers mois compliqués ? 

Alice Coffin : Ces dernières semaines, la publication de l’ouvrage ajoute une couche aux attaques que je subis depuis juillet. L’action intentée pour demander le départ de Christophe Girard au poste d’adjoint à la Culture avait entraîné une première salve d’attaques et de harcèlement. En tant qu’activiste, j’ai déjà connu des menaces à titre collectif. Je ne suis pas complètement étrangère au cyberharcèlement mais là ça n’a rien à voir, je suis ciblée en tant que personne. Ce qui a changé, c’est le statut d’élue. 

Ça pointe aussi quelle relation on a aux élus actuellement, ça génère une focalisation de haine. Comme ce que Valeurs actuelles a fait envers la députée Danièle Obono, qui était violent et immonde. [L’élue FI a porté plainte après que le magazine l’ait caricaturée en esclave, ndr] 

J’ai écrit un livre de 240 pages, qu’ils ont coupé et résumé en : « Il faut supprimer les hommes. »

C’est fascinant, parce que ceux qui lancent ça sont ceux dont je dénonce en partie l’action dans l’ouvrage : les journalistes. Et ils usent de biais qui sont aussi dénoncés dans le livre. Ce qui lance le jeu, c’est le papier de Paris Match, qui déforme mes propos [le papier lui reproche notamment de « clamer son mépris des hommes, des femmes hétérosexuelles et même des homosexuels », ndr], et est ensuite repris par Radio Classique. J’ai écrit un livre de 240 pages, qu’ils ont coupé et résumé en : « Il faut supprimer les hommes. » Le procédé est complètement malhonnête, et a engendré cette vague d’attaques, qui s’est un peu réduite depuis. 

Ils ne se seraient pas permis d’utiliser un procédé aussi grossier et contraire à la déontologie journalistique si ce n’était pas un livre sur les lesbiennes, les minorités, écrit par une femme. On ne se permet pas de raconter n’importe quoi sur les hommes de pouvoir. Voilà pour le décortiquage. Comment ça va ? [Elle hésite et soupire].

J’ai écrit un livre de 240 pages, qu’ils ont coupé et résumé en : « Il faut supprimer les hommes. » Le procédé est complètement malhonnête.

Avez-vous été surprise de l’ampleur de l’indignation ? Sur Europe 1, on vous a quand même accusée de demander une fatwa civilisationnelle…

C’est extrêmement violent. On parle de Paris Match, mais l’interview d’Europe 1 était tout aussi scandaleuse. Ils ne m’ont pas laissé de prise. Ce n’était plus que des mensonges. Ce que dit l’intervieweuse à ce moment-là [Sonia Mabrouk, ndr] ne fait pas sens. Je me suis demandé : « Qu’est-ce qu’elle raconte ? » Là aussi, ça raconte des procédés journalistiques. Sonia Mabrouk ne me parle pas à moi, mais à l’ensemble des patrons de presse, du champ médiatique. Elle dit : « Voilà où moi, Sonia Mabrouk, je me situe. Moi, toutes ces conneries de féminisme, de minorités, je n’y crois pas. Je suis avec vous, du côté du pouvoir. » Je crois que c’est pareil pour le papier de Paris Match

Le livre arrive aussi pendant le débat autour du séparatisme en France, où des journalistes prennent position sur l’idée d’un danger communautaire. Ça n’a rien à voir avec le contenu du livre, même s’il y a une réflexion sur les communautés. Ils utilisent cette discussion comme une plateforme pour se ranger d’un certain côté.

Face à ça, je me demande : « Vont-ils encore réussir encore à invisibiliser mes propos ? » Et heureusement non, je ne crois pas. Ce livre, c’est des années de travail, et quand on travaille beaucoup sur un projet de manière sincère, qu’on apporte des informations, le message finit par passer, ce qui atténue la colère et la frustration de voir mes propos déformés. Le livre est beaucoup lu, je reçois des dizaines de messages par jour. 

Quelles réactions avez-vous reçues ? 

J’en ai reçu énormément. Beaucoup de personnes disent que ça leur permet de relire l’ensemble de leur vie, d’être encouragées, renforcées dans leur manière, en tant que femmes – mais des hommes m’écrivent aussi – de réfléchir sur leur carrière et leur approche du métier. 

J’ai aussi beaucoup de messages de femmes journalistes, sans en parler publiquement. Des femmes d’une cinquantaine d’années me disent : « J’ai relu toute mon histoire de journaliste en France. Je l’ai vécu, mais que je n’avais pas compris que c’était systémique. » Si ces réflexions peuvent se mettre en place, et apporter des outils, ce que je souhaite, c’est parfait. 

Ça raconte aussi une époque. Les réactions sont très violentes et menaçantes, et à la fois, très enthousiastes et porteuses. Ça renvoie aussi aux débats actuels au sein du féminisme, entre celles qui se battent pour faire exploser certains cadres, et celles qui le paralysent. 

Ça a aussi eu un impact sur votre vie quotidienne. Il me semble que vous avez été mise sous protection policière. 

Je n’ai jamais eu de policiers en face de ma porte. En revanche, cet été, ils sont venus visiter le lieu où j’étais en vacances. Et effectivement, j’étais en contact avec eux. Le problème, c’est que ça ne s’est pas arrêté. J’ai à nouveau porté plainte pour menaces de mort il y a quinze jours. Encore une fois, ça raconte ce que je dis dans le livre : c’est une volonté de mise à mort. [rires]

Est-ce que cela a un impact sur votre santé mentale ? 

Plus pour mon entourage, ma compagne, mes parents. Je vais dire oui, mais j’essaie de ne pas être trop terrorisée. Mais bien sûr que ça a un impact sur la santé mentale. Je fais attention à la manière dont j’interviens publiquement. Et ça, c’est leur réussite. 

J’essaie de ne pas être trop terrorisée.

Dans ma pratique quotidienne des réseaux sociaux, je fais plus attention quand je partage les actions des unes et des autres, car j’ai peur qu’elles soient harcelées aussi. Quand je partage quand même, je me demande si j’ai bien fait. Le problème, c’est qu’ils sont organisés en meute pour cyberharceler. 

C’est difficile de faire face, puisque mes propos sont déformés. Je suis tout le temps très angoissée, je me demande : « Qu’est-ce qu’ils vont encore sortir ? ». Concernant ce qui s’est passé au Conseil de Paris, j’ai été la cible d’attaques, et ça ne va pas être très agréable de revenir. C’est dur. 

Avez-vous depuis reçu des marques de soutien de la part d’élus depuis la démission de Christophe Girard ?

Il y a eu quelques témoignages de sympathie isolés, mais je pense que ça reste globalement assez hostile au Conseil de Paris. Beaucoup de gens voient d’un très mauvais oeil la façon dont j’ai agi. On me renvoie au fait qu’en tant qu’élue, conseillère de Paris, tu ne dois pas agir comme ça, tu ne dois pas aller manifester auprès de militantes, tu ne dois pas t’en prendre directement à l’adjoint à la Culture. C’est une pratique politique très différente de celle que j’entends développer.

Avez-vous été surprise que ce soit ce passage en particulier qui ait été beaucoup repris ? C’est loin d’être le plus radical de votre livre…

[Rires] Exactement. Je pensais que des phrases du dernier chapitre, qui est plus lyrique allaient ressortir. Pour moi, c’est quelque chose d’assez banal. Plein de femmes le font ! Virginia Woolf ou Benoîte Groult disaient exactement la même chose, qu’elles préféraient lire des femmes. C’est très éloquent : ça montre le décalage ! Ça montre qu’en fait, on n’existe pas pour eux. Comme j’ai cette petite notoriété, ils découvrent cette pratique. 

Le fait de se mettre en colère là-dessus n’est pas anodin. Quand ils se mettent en colère, même après avoir lu ma phrase entière, cela montre une absence de réflexion et de capacité à se décentrer, ce que j’appelle « l’androbsession ». Ça leur est insupportable, invivable, de ne pas mettre l’homme au centre de l’industrie culturelle. Ça rejoint le dernier chapitre, qui dit qu’il faut arrêter de donner autant d’attention aux hommes. 

Ça leur est insupportable, invivable, de ne pas mettre l’homme au centre de l’industrie culturelle.

Cela rejoint aussi votre réflexion sur le fait que dès qu’une femme émet une critique à l’encontre des hommes, on l’accuse de généraliser. C’est la réaction dite #NotAllMen, « tous les hommes ne sont pas comme ça, ne font pas ça ». Vous dénoncez le fait que pendant ce temps, on se contente d’un débat de langage, et débattre du fond est impossible.

Absolument. C’est l’argument central du livre. Les hommes ne sont jamais vus comme une catégorie qui pourrait être étudiée. Il faut d’abord passer cette étape, être capable de le dire sans que ça pose problème, pour pouvoir ensuite s’en occuper. Mais on n’a pas le droit de le dire. Il y a une volonté d’étouffement de cette parole. 

On a plein d’indices là-dessus, comme la tentative d’interdiction du livre de Pauline Harmange. Le combat des colleuses est d’afficher sur les murs les réalités de meurtre et de domination dont sont victimes les femmes. Et là, qu’est-ce qui se passe ? Leurs collages sont arrachés ! Là encore, on veut empêcher que ça sorte. C’est dire à quel point ça va être long. 

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Le mea culpa de Laurent Ruquier

Vous avez été interviewée par Laurent Ruquier, que vous citez dans votre livre. Il a commencé par s’excuser d’avoir déformé vos propos. Était-ce important que cette figure médiatique fasse son mea culpa ? 

Oui. Pour moi, ça a été un moment très important. La semaine précédente, il avait présenté mon livre à Amélie Mauresmo, en disant : « Voilà, elle veut supprimer les hommes ! ». Elle a répondu : « Ah bah non, je ne crois pas que je vais le lire. » J’étais accablée, parce que c’est Mauresmo, c’est un génie lesbien dans le monde sportif, comme Megan Rapinoe, donc c’était un peu dur. [rires]

Avant l’interview, Ruquier m’a dit qu’il avait beaucoup aimé le livre et que ça l’avait beaucoup intéressé. Le fait qu’il commence l’interview comme ça a été un moment fondamental pour moi, au sens où d’abord, comme vous dites, il a une attitude de représentant des médias extrêmement rare. Dans le livre, je parle d’ailleurs de l’incapacité des journalistes à revenir ou s’excuser quand ils ont commis des erreurs, ou mal apprécié quelque chose. Il a montré que ce n’est pas si compliqué, et c’est tout à son honneur ! J’ai trouvé ça très classe, fair-play. Et au-delà de ça, c’est très constructif sur le fait que la télévision n’est pas qu’une machine à broyer, à raconter n’importe quoi. 

C’est vrai qu’en amont, je me demandais comment ça allait se passer avec Ruquier. Je le cite deux fois dans l’ouvrage, une fois pour saluer la façon dont il a fait son coming out [via le théâtre, ndr], et parce qu’il faisait partie pour moi, de ce problème français de la « placardologie ». Très peu de personnalités font leur coming out, et quand elles le font, elles ne vont pas jusqu’au bout. Elles ne veulent plus en parler ensuite, elles disent qu’elles ne sont pas porte-drapeau, et Ruquier en fait partie.

Mais à la fin de l’interview, Ruquier m’a dit : « C’est vrai ce que vous dites sur le fait qu’on profite du travail des militants qui eux, sont castagnés, perdent leurs emplois, sont dans la précarité, pendant que nous, on vit bien tranquilles. Et ça fait réfléchir. » Je l’ai trouvé assez extraordinaire sur ce coup-là. 

Le système français discrédite, disqualifie, lorsqu’on s’exprime en tant que membre d’une communauté ou d’une minorité. 

Vous expliquez que cette génération ne voyait pas le fait d’être homosexuel comme une identité joyeuse, mais une étiquette à laquelle ils risquaient d’être réduits. C’est ce que vous nommez la « placardologie française ».

Oui. Même s’il y aurait des démarches individuelles à étudier, on ne peut pas complètement leur en vouloir. On peut comprendre que certains et certaines hésitent à le faire, car c’est aussi le système français qui discrédite, disqualifie, lorsqu’on s’exprime en tant que membre d’une communauté ou d’une minorité. 

Aux États-Unis, on se dit que ces personnes qui prennent la parole savent de quoi elles parlent. En France, au contraire, ça déligitime. C’est comme si on perdait un peu de son appartenance à la communauté nationale en se désignant en tant que gay, lesbienne, noir, musulman.. 

Mais c’est très important d’aller contre. On peut évidemment s’adresser à un tout un pays, avoir un discours sur la société en général, en tant que lesbienne. Au contraire, ça apporte une autre vision. 

Malgré cette main tendue, Laurent Ruquier dit au départ « rassurer les téléspectateurs » en précisant qu’il n’est pas d’accord avec tout ce que vous dites, et il s’amuse que vous ne soyez « pas si folle », et plus nuancée, que ce qui se dit. Pourquoi cette mise à distance ?

Ruquier s’exprime après des jours et des jours de mise en exergue de certains propos du livre, et ma qualification en tant que « folle » ou « hystérique ». Il reprend des mots qui ont été prononcés, c’est important. 

Dans ses émissions, il parle à un public large, pas toujours au fait de certaines discussions, qui découvre un sujet, ou qui a pu en entendre parler par le bruit médiatique. Il reprend volontairement ces propos en disant : « En fait non, ce n’est pas ça ! ». Même si j’avoue que j’avais envie de répondre « Je ne suis pas folle, vous voyez ! » [En référence à un sketch de Florence Foresti dans On n’est pas couché, en 2007, où elle imitait Isabelle Adjani, ndr] [rires] 

Mais ça montre aussi à quel point ma position est loin de celle de journalistes ou présentateurs, qui ne sont pas au fait de ces questions. Je ne crois pas que je sois nuancée, c’est juste que mon propos est informé et étayé. Je n’ai pas tellement de doutes sur ce que j’énonce, j’ai des doutes sur la façon qui convient de l’amener. Dans le livre, j’ai décidé de dire extrêmement crûment les choses. Je ne vois pas quelles nuances il y a à apporter sur les violences sexistes. 

Je ne vois pas quelles nuances il y a à apporter sur les violences sexistes. 

Ruquier, et des détracteurs, disent que vous provoquez sciemment. Est-ce que vous êtes d’accord ? Êtes-vous dans la provocation ? 

Pas du tout. Je pense vraiment tout ce que je dis dans l’ouvrage. Mais c’est intéressant que ça soit perçu comme une provocation. Là encore, ça nous renvoie au fait que ça n’est pas assimilable tel quel. C’est une manière de se rassurer, de disqualifer le discours féministe dans ce qu’il a de politique.

Ça paraît tellement monstrueux, tellement provocateur, alors que le degré de l’ampleur de ce que je nomme « le massacre », « la guerre des hommes contre les femmes », ce sont des chiffres établis. Quand on se renseigne sur les meurtres ou viols de femmes, on voit bien qu’il y en a tous les jours ! Ce n’est pas une provocation de le dire, c’est la vérité. 

Ce n’est pas de la provoc’, c’est une modalité de résistance face à une situation abominable. Il n’y a aucune volonté de provocation dans le livre, mais ce que j’écris est choquant. J’aurais pu vouloir provoquer, mais ce n’est pas dans mes stratégies.

Vous dénoncez d’ailleurs la manière dont les médias parlent des violences faites aux femmes, ou les minimisent. Selon vous, est-ce que cela contribue à retarder une prise de conscience collective sur l’ampleur de ces violences ? 

Oui, massivement. C’est absolument majeur de travailler là-dessus, car la responsabilité des journalistes est fondamentale dans la façon dont on perçoit les choses, dont on les énonce, et dont on les combat. 

Ça se fait au niveau des mots choisis, comme le fait d’employer le terme « crime passionnel », de faire de l’humour en parlant de certains types de violences, notamment quand c’est lié à l’alcool. Et c’est aussi dans le fait de ne pas le traiter. En choisissant quels éléments font la Une de l’actualité, les journalistes fabriquent une fausse réalité, ce que je dis dans le livre.

Pendant longtemps, ce n’était pas un sujet. Sous l’impulsion de #MeToo et des féministes, ça a commencé à être traité ces dernières années, et ça se voit dans de grandes rédactions. Mais les ressources allouées aux enquêtes sur les féminicides, aux violences contre les femmes, sont minimes par rapport à d’autres sujets.

C’est encore le parent pauvre des rédactions. Ce n’est pas pris comme un sujet réel, ou noble, par les médias, qui ne sont pas à la hauteur de la réalité. On le cache, on l’invisible. On pense que « ça va, on en a déjà parlé », que ce n’est « pas très gai », que personne n’a envie d’en entendre parler.

Les ressources allouées aux enquêtes sur les féminicides, ou tout ce qui concerne les violences contre les femmes, sont minimes.

C’est encore vu comme des « affaires de bonnes femmes ». Souvent, ce sont encore des femmes journalistes qui doivent se battre pour faire avancer ces sujets, les traiter correctement. Il faudrait que des services entiers soient consacrés à ces questions.

Vous faites un récit violent de l’époque où vous étiez journaliste média à 20 Minutes. Votre chef vous avait même interdit d’écrire sur les sujets LBGT+. Pour lui, vous ne pouviez pas être objective, car vous êtes lesbienne. Pourquoi racontez-vous cette expérience, et avez-vous hésité à le faire ?

Je ne prends pas de gens en traître. Tout cela, je l’avais exprimé quand j’étais au journal, j’ai eu des affrontements, je passais pas mal de temps dans le bureau de la direction à en parler. Je l’ai vraiment vécu comme tel, et de manière très explicite. Depuis, ça a évolué, même s’il y a encore du boulot, comme dans les autres rédactions. Donc tant mieux, ça a servi à quelque chose. 

Je n’ai pas hésité à le raconter, mais je me suis beaucoup posé de questions sur la manière de le faire. Je ne voulais pas qu’on puisse identifier des gens, ce n’était pas le sujet. C’est dur ce que je décris, mais ça me paraissait important de le dire. Parler de mon vécu renvoie à mon éthique. Cela fait accéder un large public à des situations qu’il ne connaît pas, et lui montre comment ça se passe concrètement dans les rédactions. 

Vous écrivez : « Être lesbienne fait de moi une meilleure journaliste », et « Je suis devenue une bonne journaliste en devenant activiste ». Pour vous, journalisme et militantisme ne doivent pas être opposés. C’est le contraire de la neutralité défendue par le journalisme français.

Il faudrait des enquêtes approfondies là-dessus, mais de fait, il y a de plus en plus de journalistes qui revendiquent être féministes, lesbiennes, ou bi. Cela a un impact positif sur leur travail, qu’elles ne feraient pas de la même manière autrement.

Mais cette bascule essuie énormément de résistance. Même de manière soi-disant bienveillante, les journalistes spécialisés sur les questions féministes ou LGBT+ s’entendent dire : « Attention, ne t’enferme pas là-dedans ». Ce qu’on ne dirait jamais à un journaliste spécialisé en économie, par exemple. 

Le sujet est compliqué en France, parce qu’il heurte un ensemble de constructions culturelles. Un bon journaliste est censé être objectif, et objectivité veut dire neutralité. 

C’est nécessaire à déconstruire. Je ne crois pas du tout à la neutralité, c’est un concept bidon, fallacieux. À l’AJL [l’Association des journalistes LBGT+, qu’elle a co-fondée, ndr], on dit que la neutralité est la subjectivité des dominants. Moi, en tant que femme et lesbienne, je n’aurais pas le droit de traiter de ces sujets en tant que journaliste ? Ça veut presque dire que je ne peux pas être journaliste !

C’est absurde et contre-productif, parce que ça fait oublier les fondamentaux du journalisme : écouter correctement les gens, les interviewer, faire remonter les infos, vérifier, revérifier les infos, parce qu’on peut se tromper. Pourtant, les articles qui ont été faits sur le livre ne sont pas vraiment neutres [rires]. Tant mieux, mais ils sont journalistiquement contestables, puisqu’ils déforment mes propos, ils ne m’ont pas appelée, ni d’autres gens, ils ne se renseignent pas. Ils ne vont que dans un sens. 

Quand bien même on accepte des lesbiennes, noirs, ou autres, dans les rédactions, on leur demande d’oublier qu’ils le sont, de revêtir le costume de la neutralité ! 

Cette soi-disante neutralité permet aussi de justifier l’absence totale de diversité dans les rédactions. On oublie que pour faire un bon journal, on a besoin de gens différents, qui vont rapporter différents types d’infos. Et quand bien même on accepte des lesbiennes, noirs, ou autres, dans les rédactions, on leur demande d’oublier qu’ils le sont, de revêtir le costume de la neutralité ! On ne se laisse aucune chance de couvrir correctement les pans les plus larges possibles de la réalité. C’est un énorme problème pour le journalisme, et par extension, pour la société. Je trouve ça terrible qu’il soit exercé de cette manière.

Vous racontez d’ailleurs avoir « perdu dix ans de bonheur en tant que lesbienne », en partie faute de représentation des lesbiennes dans les médias. À quel point cela a eu un impact sur votre vie ? 

Cela va aussi déplaire à beaucoup de gens, mais les journalistes ont une immense responsabilité envers certaines populations ou personnes pour lesquelles les médias sont la seule porte d’entrée de visibilité pour trouver des rôles modèles, des gens comme eux. Si les médias ne font pas l’effort de rendre visibles ces personnes, ils les privent de représentation, de pouvoir se voir et se reconnaître. Aux États-Unis, l’association GLAAD a pointé du doigt que souvent, les seules représentations que les personnes trans vont avoir d’elles-mêmes seront celles données par les médias.

En ce qui me concerne, dans les années 90, il n’y avait pas de reportage sur les lesbiennes, elles n’apparaissaient pas non plus dans des séries. Ça m’a privée de ma vie. Ça m’a arraché toute une partie du vécu que j’aurais pu avoir, parce que je ne savais même pas ce que ça pouvait être, d’être lesbienne. Je ne pouvais pas me l’inventer, me le figurer par moi-même. Là encore, responsabilité maximale. Ça renvoie au rôle des médias et des personnalités, qui doivent faire cet effort. 

Dans les années 90, il n’y avait pas de reportage sur les lesbiennes, elles n’apparaissaient pas non plus dans des séries. […] Ça m’a arraché toute une partie du vécu que j’aurais pu avoir.

La récente extension de la PMA aux couples lesbiens est en soi, une mesure d’émancipation pour ces femmes. Vous écrivez que « les lesbiennes sont la plus lourde menace contre le patriarcat et la domination masculine ». Est-ce pour cela qu’elles sont si peu représentées ? 

Bien sûr. Vous évoquez la PMA, ça va faire huit ans, et le vote n’est toujours pas terminé ! À ce rythme, on va terminer le mandat sans la PMA. Ce n’est pas anodin. Il y a un vrai mépris pour ces personnes souhaitant devenir parents, vivre leur vie amoureuse et parentale de manière épanouie. Et ce n’est pas un hasard que ça pointe les femmes, et notamment, les lesbiennes.

Quand j’ai porté plainte, d’ailleurs, l’accueil en gendarmerie s’est bien passé, mais ils ne connaissaient pas le terme « lesbophobie ». C’est intéressant, parce que la lesbophobie, ce n’est pas juste l’addition du sexisme et de l’homophobie. Sa principale caractéristique est l’invisibilisation. On fait comme si les lesbiennes n’existaient pas. On ne les invite pas en plateaux pour discuter des sujets dont elles sont les premières concernées, par exemple. 

Être lesbienne est menaçant, elles sont perçues comme un péril pour la société patriarcale, qui a été construite autour de la figure de l’homme, du père, de l’époux. De fait, les lesbiennes rendent un peu caduc toute cette construction savamment tissée depuis des siècles. 

Une fois qu’on ne peut plus faire semblant qu’elles n’existent pas, on les attaque, on déforme leur vie, et on les réinvisibilise en leur disant : « Vous n’êtes pas des femmes ». C’est la rhétorique lesbophobe de base. Les attaques me disent massivement : « Tu es un homme », comme si je n’avais pas le droit d’exister en tant que femme.

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La principale caractéristique de la lesbophobie est l’invisibilisation des lesbiennes.

Ce qui est aussi touchant dans votre livre, c’est que vous racontez qu’en dépit de tout, « être lesbienne est une grande joie » pour vous. C’était important de donner les côtés positifs au fait d’être lesbienne ? 

Oui ! D’où le titre du livre. Il y a plusieurs manières de lutter contre l’homophobie et la lesbophobie dans l’espace public. La première, c’est de dénoncer les violences et discriminations infligées aux homosexuels et aux lesbiennes, dont la volonté est de mettre en place des politiques publiques luttant contre ces violences. Mais si on ne voit que ça, les gens vont se dire : « C’est affreux, pourvu que je ne sois pas lesbienne ! », ou « Ce serait terrible que mon fils soit gay ! » 

Je crois que c’est extrêmement important de montrer que c’est génial d’être lesbienne, que c’est une joie quotidienne. Parce que c’est important d’avoir des rôles modèles, et parce que la réalité est encore très compliquée. Il faut aussi dire : « Quel soulagement, quelle joie, quelle allégresse d’être lesbienne ! » [rires]

*Le Génie Lesbien, d’Alice Coffin, Grasset, 240 pages, 19 euros

** Alice Coffin a co-fondé l’AJL, le collectif féministe La Barbe, la Conférence européenne lesbienne, et la LIG (Lesbiennes d’Intérêt Général)

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