Parce qu’il est un fils, un mari et un père de deux filles, Ivan Jablonka s’est interrogé sur sa propre masculinité et sur ce qu’est être un homme juste, titre son dernier ouvrage aux éditions du Seuil. Une analyse sur les structures patriarcales qui régissent notre société inégalitaire. Éclairant.
Qu’est-ce qu’être un homme juste, un homme bien, en 2019 ? C’est la question que s’est posé Ivan Jablonka, historien et écrivain français, et à laquelle il réfléchit dans son dernier ouvrage* Des hommes justes, paru aux Éditions du Seuil. S’interrogeant sur sa propre masculinité, celle du fils, du mari et du père de deux filles qu’il est, l’auteur se dit plus que jamais féministe, solidaire de la quête d’une égalité femmes-hommes sans équivoque.
Marie Claire : En 2016, vous avez publié Laëtitia ou la fin des hommes (Seuil), sur le destin tragique Laëtitia Perrais, enlevée et assassinée en 2011. Ce fait divers transformé en affaire d’État est l’histoire d’une jeune fille victime de la violence masculine. Votre dernier essai, Des hommes justes (Seuil), réflexion passionnante sur le patriarcat, est-il une suite logique à votre enquête sur Laëtitia?
Ivan Jablonka : Mon livre s’inscrit dans ce que j’appellerais un parcours de genre. Le fait que je sois un fils, un mari et un père m’a amené à m’interroger. Ensuite, un certain malaise dans le masculin m’a conduit à me poser des questions sur mon propre genre. Enfin, mon travail d’historien a joué un rôle important. Il y a une vingtaine d’années, j’ai commencé à travailler sur les enfants abandonnés au XIXe siècle. Or qui dit « enfants abandonnés » dit « mère qui abandonne ». Cela renvoyait à la question de la misère des femmes et à leur infériorisation juridique.
Un certain malaise dans le masculin m’a conduit à me poser des questions sur mon propre genre
En 2016, juste avant #MeToo, j’ai publié Laëtitia ou la fin des hommes, une enquête sur la vie et la mort d’une jeune femme de 18 ans. Il s’agit d’une réflexion sur les violences subies par les femmes, en l’occurrence Laëtitia, sa sœur jumelle et leur mère. Mais aussi sur le masculin et ces masculinités dévoyées, difformes, monstrueuses, qui ont détruit Laëtitia en moins de deux décennies. Laëtitia est une réflexion sur la condition des femmes et son sous-titre, La fin des hommes, énonce la fin d’une certaine masculinité, une masculinité de violence et d’agressivité qui considère les femmes soit comme des objets sexuels, soit comme des souffre-douleur.
Ce nouveau livre, Des hommes justes, en est la suite. Mais sur un versant positif : une fois diagnostiquée la « fin des hommes », il faut les faire renaître sous les traits d’« hommes justes ». De quelles masculinités voulons-nous ? C’est la question qu’il faut se poser pour parachever la démocratisation de nos sociétés.
Le patriarcat a pu s’enraciner grâce à la subordination des femmes en tant que mères. L’incapacité des hommes de créer des enfants a même été convertie en toute-puissance…
Les structures patriarcales se définissent comme un système où le masculin domine, en incarnant à la fois ce qui est supérieur et ce qui est universel. J’ai essayé de comprendre comment elles s’enracinent dans nos sociétés. Elles naissent d’une interprétation biaisée de nos différences biologiques. Au lieu de constater que certaines femmes peuvent procréer à certains moments de leur vie, on en conclut que le destin de toutes les femmes – soit la moitié de l’humanité – sera non seulement d’enfanter, mais de s’occuper des enfants et de travailler dans la sphère domestique.
La structure patriarcale consiste à répartir les fonctions selon le sexe : aux unes, ce que j’appelle la « fonction-femme », c’est-à-dire donner du plaisir sexuel, mettre des enfants au monde et les élever. Aux autres, la liberté qu’offrent les activités extérieures et les différents pouvoirs qu’elles confèrent.
« Les structures patriarcales naissent d’une interprétation biaisée de nos différences biologiques »
Le système patriarcal fonctionne, hélas, avec la coopération des femmes. Certaines y adhèrent, complices d’un système qui leur a fait une place…
Il faut sortir de la conception du patriarcat comme un vaste complot masculin dirigé contre un peuple de femmes en souffrance. Nous sommes tous, individuellement et collectivement, traversés par des contradictions, et ces contradictions aident à comprendre les structures patriarcales dans toute leur complexité. C’est un système où il y a des privilégiés, les hommes, et des êtres infériorisés, les femmes.
Mais cela n’empêche pas que le patriarcat leur propose une sorte de deal, accepté par des millions d’entre elles : « Dès lors que tu restes dans la fonction-femme, que tu sers à un certain nombre d’utilités familiales et sociales, tu seras considérée comme une femme noble et honnête, dotée d’un statut. » Le problème, c’est lorsqu’une femme refuse ce deal, pour sortir du cercle patriarcal… Refuser de rester « à sa place » est un acte d’insubordination. Dès lors, être féministe, c’est être radicale. Devenir féministe – de la fin du XVIIIe siècle à nos jours –, c’est revendiquer sa liberté et son égalité. C’est en fait ébranler les piliers d’un système millénaire qui fonctionne très bien tout seul. Dès lors qu’on n’est plus d’accord, on le paie cher.
Mais les hommes aussi souffrent. Vous dites que la domination masculine se construit comme une triple violence : contre les femmes, contre les « sous-hommes » et contre les garçons.
C’est toute la complexité du phénomène patriarcal. Ce n’est pas « les hommes contre les femmes ». C’est une certaine masculinité, que j’appelle la masculinité de domination, qui vient rabaisser et humilier le féminin, mais aussi des masculinités jugées illégitimes. C’est pour cela que je recours à une explication par le genre, et non simplement par le sexe : la masculinité de domination méprise le féminin, mais aussi des masculinités avilies parce que trop « féminines ».
Selon les époques, ce sera l’homosexuel, l’intellectuel, le Juif. Lutter contre le patriarcat, c’est évidemment lutter en faveur des droits des femmes, mais aussi en faveur des droits de tous les hommes, c’est-à-dire de toutes les masculinités.
Actuellement, en France, plusieurs féminismes se déchirent notamment sur les questions du voile et de la prostitution. Mais selon vous, que les féminismes ne soient pas solidaires n’a jamais empêché la solidarité des femmes.
Le féminisme est une pensée riche, avec mille nuances et, parfois, des rivalités et des conflits. Dans les années 1970, par exemple, certaines militantes ont passé sous silence les deux siècles de combat féministe qui les avaient précédées. Bien sûr, de Simone de Beauvoir à Judith Butler en passant par Christine Delphy, toutes les féministes ne sont pas d’accord. Mais, au-delà des nuances, elles sont d’accord pour défendre l’indépendance professionnelle des femmes, la propriété de leur corps, leurs droits à l’instruction et à la citoyenneté, leur autonomie absolue et non négociable, etc.
Refuser de rester « à sa place » est un acte d’insubordination. Dès lors, être féministe, c’est être radicale.
« Personne n’a encore inventé la boussole féministe à usage masculin », écrivez-vous. C’est vrai que les hommes féministes sont rares.
Se dire féministe, de la part d’un homme, demande une prise de conscience, sans doute même un examen de conscience. Être un homme féministe n’est ni un titre de gloire, ni un acte d’héroïsme ; c’est plutôt une lutte contre soi-même et notamment contre ses privilèges. J’ai la chance d’avoir une femme féministe. Il y a eu des tensions, des disputes que vous devinez. Et puis il se trouve que nous avons eu trois filles.
Le féminisme, les questions d’inégalité, de violence, de discrimination, d’injustice, me touchent maintenant personnellement. Mon livre est une boussole dans la mesure où il étudie la validité des attitudes masculines au regard des rapports de genre. Que signifie être un « mec bien » aujourd’hui ?
Vous dites même que vous êtes une féministe !
Je plaide pour une réinvention du masculin. Pour une morale du masculin, dans le couple et la famille, mais aussi dans le travail, la ville, la séduction, le langage. J’en suis venu à réfléchir à la place que les hommes pourraient occuper au sein du mouvement féministe. Si je dis que je suis féministe, c’est par solidarité, et non pour usurper un rôle que je n’ai pas à occuper. En dépit des pionniers comme Condorcet, Fourier ou Léon Richer, le féminisme a été historiquement porté par les femmes. De même qu’un non-juif luttera contre l’antisémitisme ou que des Blancs ont combattu l’esclavage, en ce sens, oui, je suis une féministe.
Mais mon rôle est plutôt de réfléchir à la manière dont les hommes peuvent se réinventer, pour créer des masculinités qui soient compatibles avec les droits des femmes et les droits de tous les hommes. J’ai le sentiment que cela bouge de génération en génération. Quand je vois des hommes qui ont 30 ou 35 ans, notamment dans les pays scandinaves, je les trouve meilleurs que moi. Pour eux, l’égalité n’est pas un combat contre soi-même, mais quelque chose de naturel.
Aujourd’hui, je sens une montée des doutes : comment se définir, comment se comporter quand on est un homme ? Le risque n’est-il pas d’être un homme archaïque, façonné par le patriarcat, complètement largué par rapport à la marche du monde ? Beaucoup d’hommes se posent des questions sur le travail, l’éducation, la vie en couple, la séduction. Cela n’empêche pas malheureusement la domination de persister.
Êtes-vous curieux des réactions que votre livre ne manquera pas de susciter ?
J’espère que beaucoup de lectrices, féministes ou non, vont s’y reconnaître : cela fait des années, voire des décennies, qu’elles attendent la mise en mouvement du masculin. J’espère aussi un intérêt de la part des hommes. Il ne faut pas oublier qu’il y a un vif antiféminisme masculin, par hostilité, mépris ou indifférence. C’est important qu’ils s’intéressent à ces questions – pour leurs filles, leurs conjointes, leurs sœurs, leurs mères. Et tout simplement par militantisme démocratique.
Est-ce qu’on a envie d’une société avec autant de violences, d’inégalités, de discriminations, d’appauvrissement du masculin ? Avec des hommes qui ne voient pas grandir leurs enfants, qui sont excités par la vitesse ou l’argent, incapables de se prendre en charge, avec une conception archaïque des rapports de sexe, de leurs émotions ou de leurs fragilités. Les enjeux dont je parle sont cruciaux pour la morale, la démocratie et l’équilibre du couple, mais aussi pour le bonheur des femmes et des hommes. Tout simplement.
* »Des hommes justes, du patriarcat aux nouvelles masculinités », Ivan Jablonka, Editions du Seuil, 448 pages, 22 euros. Parution : 22 août 2019.
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