« Longtemps, l’automne nous est apparu comme une saison crépusculaire. L’humidité ambiante et la diminution de la lumière, cette curieuse fatalité nous conduisant vers un inexorable hiver. Loin de l’été et de ses promesses, à chaque mois d’octobre, le sentiment était le même, l’extérieur devenait un territoire hostile. Bien sûr, toutes les stratégies d’évitement étaient envisagées pour ne surtout pas rester dehors. On réduisait nos trajets à pied, on proposait des rendez-vous au fond des cafés, on s’engouffrait dans des galeries sans ciel. Le corps à l’abri, nous abusions d’écharpes autour de notre cou, si fragilisé par la mélancolie.
Nous étions de malheureux spectateurs soumis à une nature étrangère à notre confort, victimes d’un environnement ne saisissant pas ce qu’est de passer une journée à trimbaler un parapluie. Et puis, les choses ont changé. Tout a commencé par une promenade à vélo un dimanche pluvieux. Rien de grandiose certes, mais une légère excitation à l’idée d’avoir le visage balayé par le vent et une fine pluie déposée sur nos cheveux. Caresse sauvage, plaisir inavouable. La semaine suivante, en revanche, c’est avec une joie notable que nous avions photographié les feuilles du chêne en bas de chez nous, admirant ses nuances moirées. Peu à peu, nos ami(e)s ont également été atteint(e)s par ce phénomène singulier. Par cette envie de campagne, de bottes en caoutchouc, de cueillettes aux champignons et de weekends au grand air.
Savourer la symphonie des sens
Méconnaissables, les esprits se sont laissés prendre par toute la beauté des forêts et l’ampleur du silence qui les honorent. Nous avons relâché nos réticences pour mieux nous fondre dans cette nature aérienne, minérale, animale. Citadin(e)s en extase, oubliant nos craintes et nos préjugés, heureux·ses comme jamais à l’idée de randonner. Que s’est-il passé ? Est-ce qu’on nous a jeté un sort ? Peut-être qu’Albert Camus pourrait devenir notre nouveau guide champêtre, car le philosophe fait de notre rapport à la nature un élément central de sa réflexion.
Plus qu’une tendance ou une destination, la nature est selon lui un moyen de nous réconcilier avec le monde. Loin des villes et de ses constructions, nous pouvons enfin savourer la symphonie des sens provoquée par l’environnement. Se promener en pleine végétation, observer les arbres ou nager en pleine mer, c’est vivre un abandon, un retour à l’essentiel.
La grande respiration du monde
Dans Noces à Tipasa*, il déclare poétiquement : “Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celles-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer.” En insistant sur l’aspect corporel, Camus rappelle l’urgence de nous ramener au corps plutôt qu’à la tête, d’être enivré par l’immédiateté des sensations. Ce face-à-face avec la nature, qui vit, qui se transforme, qui chemine au fil des saisons, passant de la jeunesse du printemps au seuil de l’hiver, engage notre lucidité et notre humilité, nous qui ne vivons qu’une fois. La nature nous enseigne l’importance d’être là, ici et maintenant.
Loin d’être une vision sinistre, il y a à la clé la perspective de retrouver le simple plaisir d’exister, d’être en symbiose avec les éléments, et de participer à la “grande respiration du monde”. Ainsi considérée, la nature devient une ode à la sensualité, au désir, à tout ce qui nous rend vivant.
De quoi avoir envie de se prévoir quelques week-ends au grand air et de méditer au coin du feu.
(*) Essai paru dans Noces suivi de L’été, éd. Folio.
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