Marie Claire : La philosophe Geneviève Fraisse dit que c’est à la croisée de l’intime et du politique que se noue l’individu féministe. À 10 ans, Gisèle Halimi fait une grève de la faim pour ne plus servir ses frères, un acte fondateur ?

Annick Cojean : Il y a beaucoup de gestes de rébellion dans son enfance, c’est une petite fille qui court les rues, nage avec ses copains, et s’entend constamment reprocher « une fille ne fait pas ça  ». Elle s’est pris des gifles, des sanctions à la moindre incartade, mais là, au bout de quelques jours, ses parents ont abdiqué. C’est son premier acte de résistance, sa vie sera une succession d’actes de révolte construits avec stratégie.

Du côté des opprimés

On imagine mal aujourd’hui le courage qu’il lui aura parfois fallu, elle a même risqué sa vie…

Oui, elle a été condamnée à mort par l’OAS, jetée en prison à plusieurs reprises, giflée, insultée comme femme et comme avocate.

Elle a tout bravé, risquant sa peau, sa réputation, sa vie familiale. C’est pourquoi elle trouvait facile aujourd’hui de dire : « #MeToo, on fait quoi après  ? » Je lui ai montré le hashtag sur mon iPhone. Elle m’a dit: « Vous savez, on était deux mille à Choisir*. » Je lui ai répondu  : « Là, on peut être vingt millions, Gisèle.  » « C’est incroyable, mais au-delà de ça, quels risques prennent-elles  ? » Même signer le manifeste des 343 **, y apposer son nom, non pas pour dire : « Je suis victime  », mais « Je suis une délinquante selon votre loi inique  », c’était risqué, cela a eu des répercussions dans la vie de certaines signataires.

Petite, déjà, elle s’opposait au « c’est comme ça  ». Si c’était injuste, il fallait changer, on pouvait tout changer

En combattant la colonisation, la torture, la peine de mort ou le délit d’homosexualité, elle aura été la pionnière de la « convergence des luttes » ?

Oui, elle était visionnaire parce qu’elle remettait tout en cause, rien n’était acquis. Petite, déjà, elle s’opposait au « c’est comme ça  ». Si c’était injuste, il fallait changer, on pouvait tout changer.

Elle avait choisi son camp  : elle était du côté des opprimés  : les femmes, les pauvres, les colonisés. Elle a décidé de faire de Djamila Boupacha, militante du FLN, un cas emblématique qui synthétisait toutes ses causes  : une colonisée, une femme qui se battait pour l’Algérie, son pays, une femme torturée et violée, « cette mort inoculée aux femmes un jour de violence  », disait-elle. Avant de devenir une intellectuelle, elle a tout fait à l’instinct, avec ses tripes.

Avec Djamila, elle a décidé de faire du procès une tribune exemplaire où elle s’adressait à la France entière. C’est là qu’elle a forgé cette conviction qu’il faut frapper fort et secouer la société, « il faut la révolution des mœurs  », ça passait par le droit et son pouvoir de conviction.

Toute sa vie dans le prétoire

Comme Simone Veil, elle dit « on revient de loin ». Lors du procès de Bobigny, en 1972, qui sera celui de l’avortement, le président du tribunal a cette phrase: « Vous lui avez mis où, le speculum, dans la bouche? »…

C’était béni pour elle. Cette question, aussi absurde que grotesque, a été un argument parfait pour dénoncer l’incompétence de ces quatre hommes qui jugeaient ces quatre femmes pour une chose qu’ils ne connaissent même pas. Oui, on revient de loin, les jeunes doivent le savoir.

Elle aura été toute sa vie une féministe universaliste…

Elle dit : « On a quand même quelque chose de particulier, nous les femmes  », mais cela ne tient pas à notre nature intrinsèque, on n’est pas meilleures que les hommes.

« J’apportais toute ma vie dans le prétoire  », disait Gisèle, ça faisait d’elle un être différent

Notre histoire et notre expérience communes, le partage de nos souffrances, de nos colères, des injustices subies, font de nous des êtres plus empathiques, plus à même de comprendre la situation des plus fragiles. « J’apportais toute ma vie dans le prétoire  », disait Gisèle, ça faisait d’elle un être différent.

Jamais résignée

Elle parle avec franchise de sa mauvaise conscience de mère : « J’étais femme sujet dans un monde qui ne s’y prêtait pas »…

Et sa mère qui enfonçait le clou : « Tu laisses tes enfants dans les mains des mercenaires, tout ça pour défendre des Arabes  !  » 

Ça appuyait là ou ça faisait mal mais c’était un aiguillon, aussi. Elle donnait à ses trois fils une éducation féministe non pas en les abreuvant de propos ni en leur envoyant un verre d’eau à la figure comme faisait Simone Veil quand les siens tenaient des propos machistes, mais en se battant avec son éloquence, grâce à sa voix et à sa grâce qui auront été sa force jusqu’au bout.

Elle regrettait que l’air du temps mette la mère sur un piédestal, ce piège tendu depuis des millénaires

À la fin, elle enjoint les femmes à être égoïstes et à devenir prioritaires…

C’est bon d’entendre ça ! N’ayez pas peur de ce mot, « égoïste  », car depuis des générations, les femmes ont intégré l’idée qu’il faut se mettre en retrait derrière les parents, les enfants, eh bien non, soyez enfin prioritaire ! C’est un message très fort. Et ne pas faire à tout prix des enfants : elle regrettait que l’air du temps mette la mère sur un piédestal, ce piège tendu depuis des millénaires. Elle tenait à redire qu’une vie réussie passe aussi par la non-maternité, et quelle audace d’avouer  : « J’ai eu envie d’être mère par curiosité.  » Elle avait une liberté de pensée et d’expression réjouissante.

Citant Marguerite Yourcenar, qu’elle admirait, elle voulait mourir comme elle avait vécu : « les yeux ouverts »…

Elle est morte le mardi 28 juillet à 10 heures, je suis sûre que la veille, son assistante lui a acheté Le Monde, comme tous les matins. Tout l’intéressait. Elle aura vécu le plus intensément possible jusqu’au dernier moment, même quand ses forces la lâchaient, ce qu’elle n’admettait pas.

Simone Veil et elle symbolisent des moments différents de notre histoire

Tout était objet de colère, tout était réversible, elle n’était en rien fataliste. Elle répétait  : « Ne vous résignez pas.  » Elle sera morte les yeux ouverts. Simone Veil et elle symbolisent des moments différents de notre histoire, la Shoah et la décolonisation, ce sont deux destins français, deux héroïnes dont nous, les femmes, avons besoin.

*Choisir la cause des femmes, association qu’elle a fondée en 1971 avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir pour le droit à l’avortement

**Pétition parue le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur. 343 femmes ont le courage de signer le manifeste « Je me suis fait avorter ».

Cet entretien a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 817, prochainement en kiosques.

  • Valérie Rey-Robert : "Les hommes violent parce qu’ils ont le pouvoir de le faire"
  • "L’aube à Birkeneau" : Simone Veil sans filtre sous la plume de David Teboul

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